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Wade Atsheler s’est suicidé.
Prétendre que cet événement surprit le petit clan des gens qui le
connaissaient serait mensonge ; pourtant, jamais aucun de ses intimes,
dont j’étais, n’eût pu prévoir un tel acte. Nous y étions plutôt
préparés par une sorte d’incompréhensible subconscience. Avant sa
réalisation, sa seule possibilité n’effleura jamais notre esprit ; mais
après, il nous sembla que nous le comprenions et l’avions toujours
envisagé ; en analysant rétrospectivement les faits, nous en trouvions
même l’explication dans ses profonds ennuis. J’emploie à dessein
l’expression : « profonds ennuis ».
Jeune, beau, pourvu d’une situation stable où il agissait en qualité de
bras droit d’Eben Hale, le magnat des tramways, il ne pouvait, à aucun
titre, se plaindre de la chance. Pourtant nous avions vu son front se
plisser et se rider comme sous un souci tenace ou un chagrin rongeur.
Nous avions vu son épaisse chevelure noire s’éclaircir et grisonner,
comme le tendre gazon grille et se dessèche sous les cieux
impitoyables. Pourrions-nous oublier les crises de tristesse auxquelles
il se laissait aller au milieu même des spectacles gais que, vers la
fin, il recherchait avec une ardeur de plus en plus marquée ? À ces
moments-là, tandis que les répliques s’enchaînaient et rebondissaient,
brusquement, sans raison apparente, ses yeux perdaient leur éclat et
ses sourcils se fronçaient : les poings crispés et le visage convulsé
par les spasmes d’une douleur intérieure, on eût dit qu’il luttait
contre un danger inconnu, sur le bord d’un précipice. Jamais il ne
faisait allusion à ses tracas et la discrétion nous interdisait de
l’interroger. Du reste, l’eussions-nous fait et eût-il consenti à
parler, nous n’aurions pu lui venir en aide. Après la mort d’Eben Hale,
dont il était le secrétaire privé, et plutôt même son fils d’adoption
et son associé en affaires, nous cessâmes de le voir parmi nous. Non
pas, je le sais maintenant, que notre société lui déplût, mais ses
ennuis s’étaient accrus au point qu’il lui était impossible de les
oublier en notre compagnie et de se mettre au diapason de notre
bonheur. À l’époque, le motif d’une telle attitude nous échappait. En
effet, à la lecture du testament d’Eben Hale, le monde apprit que le
vieillard l’instituait l’unique héritier de ses nombreux millions, en
stipulant expressément que cette immense fortune lui appartenait
intégralement et sans restriction dans son emploi. Pas un iota des
biens immobiliers, pas un sou d’argent liquide n’allait à la parenté.
Mais une clause surprenante, concernant les héritiers directs,
spécifiait que Wade Atsheler devait remettre à la veuve, aux fils et
aux filles d’Eben Hale, telles sommes qu’il jugerait à propos et aux
dates qui lui paraîtraient convenables. Si quelque scandale s’était
produit dans la famille du vieillard, si ses enfants s’étaient livrés à
des écarts de conduite, on eût pu trouver une apparence de raison à un
acte aussi extraordinaire. Mais le bonheur domestique d’Eben Hale était
proverbial dans le pays et il eût fallu chercher loin et longtemps
avant de rencontrer des jeunes gens plus honnêtes, plus droits, plus
corrects que ses fils et ses filles. Quant à sa femme, eh bien, ses
amis intimes l’appelaient amicalement « La mère des Gracques » [1].
Depuis seulement quelques jours, Eben Hale repose dans le mausolée de
marbre digne de sa situation, et voilà que Wade Atsheler est mort. Les
journaux en annonçaient la nouvelle ce matin. Le facteur vient de
m’apporter une lettre de lui, mise évidemment à la poste une heure à
peine avant qu’il se précipitât dans l’éternité. Cette missive est là,
sous mes yeux. C’est un récit, tracé de sa propre main, reliant de
nombreuses coupures de journaux et des fac-similés de lettres, dont, me
dit-il, les originaux sont entre les mains de la police. Il me prie
aussi, de mettre en garde la société contre le plus effrayant et le
plus diabolique des dangers qui menace son existence même, en faisant
connaître à tous la terrible série de drames dans laquelle, à son corps
défendant, il s’est trouvé impliqué. Voici, du reste, le texte complet
de cette sorte de testament.
« Ce fût en août dernier, juste après mon retour de vacances, que le
coup nous fut asséné. Sur le moment, nous n’en eûmes pas conscience :
nos esprits n’avaient pas encore appris à se préparer à des
éventualités aussi effroyables. M. Hale décacheta la lettre, y jeta un
coup d’œil et la lança sur mon bureau en riant ; je la lus et fis de
même, en ajoutant : « Macabre plaisanterie, monsieur Hale, et d’un goût
plutôt douteux. » Ci-joint, mon cher John, copie de la lettre en
question.
Bureau des F. de M.
17 Août…
Monsieur Eben Hale, Baron de la Finance.
Cher Monsieur,
Nous vous prions de réaliser la portion de vos vastes propriétés
nécessaire pour en obtenir vingt millions de dollars en espèces. Vous
voudrez bien verser cette somme à nous ou à nos agents et remarquer que
nous ne spécifions aucune date, car il n’est pas dans nos intentions de
vous forcer à agir avec précipitation. Vous pourrez même, si ce mode
vous convient mieux, nous régler en dix, quinze ou vingt versements ;
nous, il nous est impossible d’accepter des acomptes inférieurs à un
million.
Veuillez croire, cher monsieur Hale, que c’est sans le moindre esprit
d’animosité que nous vous appliquons cette mesure. Nous appartenons à
ce prolétariat intellectuel dont les effectifs toujours croissants
marquent en lettres rouges les derniers jours de l’époque actuelle.
Après une étude approfondie des questions économiques, nous avons
décidé de nous consacrer à un genre de spéculation très avantageux,
nous permettant d’effectuer de vastes et lucratives opérations sans
risquer le moindre capital.
Jusqu’à présent, le succès nous a souri et nous espérons que nos
relations d’affaires avec vous se poursuivront de manière agréable et
satisfaisante. Nous sollicitons de vous un instant d’attention pour
nous permettre de vous exposer notre point de vue de façon plus
circonstanciée.
Le présent système social est basé sur le droit de propriété. Et, en
dernière analyse, il ressort que ce droit de l’individu à détenir une
parcelle de la propriété repose entièrement et uniquement sur le
Pouvoir. Les Chevaliers en cottes de mailles de Guillaume le Conquérant
s’approprièrent et se partagèrent l’Angleterre à coups d’épée. Il en
fut de même, vous nous l’accorderez, certainement, pour toutes les
propriétés féodales. Avec l’invention de la vapeur et la révolution
industrielle naquit la classe capitaliste, au sens moderne de ces mots.
Les capitalistes se dressèrent promptement au-dessus de l’ancienne
noblesse. Les capitaines de l’Industrie ont, pratiquement, exproprié
les descendants des capitaines guerriers. Ce n’est plus le muscle, mais
l’esprit qui triomphe dans la lutte actuelle pour l’existence. Mais cet
état de choses n’en est pas moins basé sur le Pouvoir, dont la qualité
seule a changé. Autrefois, les barons féodaux ravageaient le monde par
le fer et par le feu ; de nos jours, les barons de la finance
exploitent le monde en dominant et en employant contre lui ses forces
économiques. C’est l’esprit qui règne et non plus le muscle et les
mieux qualifiés pour survivre sont les hommes forts au sens
intellectuel et commercial.
Nous, les F. de M., refusons de devenir des esclaves salariés. Les
grands trusts et les compagnies commerciales (parmi lesquels vous
comptez) nous interdisent de nous élever aux situations pour lesquelles
notre intelligence nous qualifie. Pourquoi ? Parce que nous sommes
dépourvus de capitaux. Nous appartenons à la classe des mains noires,
mais avec cette différence : nos cerveaux sont de la première qualité
et dans l’ordre moral ou social nous ne connaissons aucun scrupule
imbécile. En tant qu’esclaves salariés, peinant de l’aube à la nuit et
vivant chichement, nous n’aurions pu, en soixante ans — ni même en
vingt fois ce temps — réunir la somme nécessaire pour entrer en lutte
avec chance de succès contre les masses de capitaux qui existent
actuellement. Pourtant, nous entrons dans la lice et jetons le gant au
capital mondial. Bon gré, mal gré, il lui faudra combattre.
Monsieur Hale, nos intérêts nous prescrivent de vous demander vingt
millions de dollars. Nous sommes suffisamment avisés pour vous accorder
un délai raisonnable, vous permettant d’effectuer la transaction, mais
veuillez ne point trop tarder. Quand vous aurez accepté nos conditions,
faites insérer un avis approprié dans la colonne des annonces du «
Courrier du Matin ». Nous vous donnerons alors les indications utiles
pour le virement de la somme susdite. Il serait préférable que ce fût
avant le Ier octobre. Si vous négligez de le faire, nous tuerons un
homme à cette date dans la 39e rue de l’Est, afin de vous montrer qu’il
ne s’agit pas là d’une plaisanterie. La victime sera un ouvrier. Vous
ne le connaissez pas, nous non plus. Vous représentez une force de la
société moderne et, nous, une autre — une nouvelle. Sans colère et sans
méchanceté nous entrons dans la mêlée. Nous sommes simplement des
hommes d’affaires, vous ne tarderez pas à le comprendre. Vous êtes la
meule supérieure d’un moulin ; nous, celle du dessous : la vie de cet
homme sera écrasée entre nous. Vous pouvez l’épargner si vous accédez à
temps à nos conditions.
Il y eut jadis un roi frappé de la malédiction de l’or.
Nous avons choisi son nom pour établir notre désignation officielle
[2]. Quelque jour, nous la ferons enregistrer pour nous protéger contre
la concurrence. Nous avons l’honneur d’être, etc.
Les Favoris de Midas.
Convenez-en, mon cher John, comment n’aurions-nous pas ri d’une
communication aussi absurde ? Le principe en était bien conçu, nous
devions le reconnaître, mais il était trop grossier pour que nous le
prissions au sérieux. M. Hale garda la lettre à titre de curiosité
épistolaire. Il la glissa dans un casier et nous en oubliâmes aussitôt
l’existence. Mais le Ier octobre, nous lisions le billet qui suit,
envoyé par le courrier du matin :
Bureau des F. de M.
1er octobre…
Monsieur Eben Hale, Baron de la Finance.
Cher Monsieur,
Votre victime a subi son destin. Il y a une heure, dans la 39e rue de
l’Est, un travailleur a été frappé d’un coup de couteau en plein cœur,
avant que vous lisiez la présente, son corps sera exposé à la morgue.
Allez contempler votre œuvre.
Le 14 octobre, comme preuve de notre sincérité, en cette affaire, et au
cas où vous ne fléchiriez point, un policeman sera tué au coin de Polk
Street et de Clermont Avenue, ou à proximité.
Très cordialement.
Les Favoris de Midas.
M. Hale se remit à rire. L’esprit occupé d’un projet de contrat avec
une société de Chicago qui désirait acquérir tous les tramways qu’il
possédait dans cette ville, il continua de dicter à sa sténographe,
sans plus penser à la lettre. Quant à moi, je me sentis fortement
déprimé. « Et si ce n’était pas une blague ? » me disais-je, et presque
malgré moi je consultai le journal du matin. Je lus, jetées dans un
coin, à côté d’une annonce pharmaceutique, une pauvre demi-douzaine de
lignes, jugées suffisantes pour un obscur représentant de la classe
inférieure.
« Ce matin, peu après cinq heures, dans la 39e rue de l’Est, un ouvrier
du nom de Pète Lascalle, se rendant à son travail, a été frappé d’un
coup de poignard au cœur par un inconnu qui s’est échappé en courant.
La police n’a pu découvrir aucun motif à ce meurtre. » « Impossible ! »
s’écria M. Hale, quand je lui eus fait part de l’entrefilet ;
toutefois, la pensée de cet incident l’obséda, car, plus tard, dans la
matinée, il me commanda, en s’accablant d’injures pour sa propre
sottise, d’avertir la police. On me reçut avec force moqueries dans le
bureau privé de l’Inspecteur : pourtant, j’en sortis avec la promesse
qu’une enquête serait ouverte et les rondes doublées, dans la nuit
indiquée, aux alentours de Polk Street et de Clermont Avenue. L’affaire
en resta là, quand, les deux semaines écoulées, la note ci-après nous
parvint par la poste :
Bureau des F. de M.
15 octobre…
Monsieur Eben Hale, Baron de la Finance.
Cher Monsieur,
Votre seconde victime est tombée à la date de l’échéance. Nous ne
sommes pas pressés ; mais pour accentuer notre action, nous tuerons
dorénavant une fois par semaine. En vue de nous protéger contre
l’ingérence de la police, nous vous ferons part de l’événement juste
avant son exécution ou à l’instant même où elle aura lieu. Souhaitant
que la présente vous trouvera en bonne santé, nous sommes,
Les Favoris de Midas.
Cette fois, M. Hale saisit le journal et, après une courte recherche, me lut cet article :
Un lâche assassinat.
« Joseph Donahue, désigné pour un service de rondes dans le IIe
district, a été, atteint, vers minuit, d’une balle dans la tête et tué
sur le coup. Le crime a été commis en pleine lumière, au coin de Polk
Street et de Clermont Avenue. Notre société est réellement précaire si
ceux qui y assurent l’ordre peuvent être ainsi assassinés ouvertement
et sans motif. Jusqu’à présent, la police n’a pu recueillir le moindre
renseignement. »
À peine achevait-il que la police arriva — en l’espèce, l’inspecteur,
accompagné de deux de ses plus fins limiers. L’inquiétude se lisait sur
leurs visages. Malgré la simplicité des faits et leur nombre restreint,
nous parlâmes longtemps, retournant l’affaire sur toutes ses faces.
Bref, en nous quittant, l’inspecteur nous assura que tout serait
bientôt éclairci et les meurtriers sous les verrous. En attendant, il
estimait opportun de détacher des agents pour protéger M. Hale et
moi-même, ainsi que pour veiller constamment sur la maison et ses
dépendances.
Au bout d’une semaine, à une heure de l’après-midi, nous reçûmes le télégramme ci-après :
Bureau des F. de M.
21 octobre…
Monsieur Eben Hale, Baron de la Finance.
Cher Monsieur,
Nous regrettons de constater à quel point vous avez mal interprété nos
intentions. Vous avez trouvé expédiant d’environner votre personne et
votre maison de gardes armés, comme si, vraiment, vous aviez affaire à
de vulgaires criminels, capables de se ruer sur vous pour vous arracher
par la violence vos vingt millions. Croyez-le, tel n’est pas notre
dessein, loin de là !
Réfléchissez un instant, de sang-froid, et vous comprendrez bientôt que
votre vie nous est précieuse. Pour rien au monde, nous ne voudrions
qu’un accident vous arrivât ; notre politique consiste à vous entourer
des soins les plus assidus et à vous préserver de tout mal. Votre mort
n’offre pour nous aucun intérêt. Au cas contraire, soyez assuré que
nous n’hésiterions pas un instant à vous supprimer. Réfléchissez-y,
monsieur Hale. Quand vous nous aurez payé la somme fixée, vous aurez
besoin de réaliser des économies. Pour le moment, licenciez votre garde
et réduisez vos frais.
Dans les dix minutes qui suivront l’instant où vous recevrez la
présente, une jeune nurse aura été étranglée dans le parc de
Brent-wood. On trouvera son corps dans les massifs en bordure du
sentier vers la gauche, à partir du kiosque de la musique.
Cordialement à vous.
Les Favoris de Midas.
M. Hale sauta sur le téléphone pour prévenir l’inspecteur du meurtre imminent.
L’inspecteur, sans tarder, avisa le poste de police F, de son service,
d’envoyer des hommes au lieu désigné. Un quart d’heure plus tard, il
nous avisait que le cadavre avait été découvert, encore chaud. Ce
soir-là, les journaux parurent avec d’énormes manchettes évoquant Jack
l’Étrangleur ; ils proclamaient la cruauté d’un tel crime et
attaquaient l’incurie de la police. Nous nous étions enfermés avec
l’inspecteur, qui nous demandait à tout prix de garder le secret. Le
succès, disait-il, dépendait de la discrétion.
Ainsi que vous le savez, John, M. Hale était un homme de fer. Il refusa
de se rendre. Mais, John, peut-on imaginer quelque chose de plus
horrible, que cette force aveugle qui frappait dans les ténèbres ?
Incapables de la combattre et prévoir ses desseins, nous ne pouvions
que nous croiser les bras et attendre. Et chaque semaine, aussi
inéluctablement que le soleil se lève, nous parvenait la notification,
suivie d’effet, de la mort d’une personne innocente, homme ou femme,
d’un assassinat dont nous nous sentions aussi coupables que si nos
propres mains l’avaient accompli. Un seul mot de M. Hale et le massacre
prenait fin. Il s’endurcissait le cœur et attendait, mais ses traits se
creusaient, sa bouche et ses yeux devenaient plus sévères et plus durs
et son visage vieillissait à vue d’œil. Il est superflu de parler de ce
que j’endurai pendant cette effroyable période. Vous trouverez
ci-inclus les lettres et les télégrammes des F. de M., les articles des
journaux, etc., relatifs à cette série d’assassinats.
Vous remarquerez en particulier, mon cher John, les lettres informant
M. Hale de certaines manœuvres de ses adversaires commerciaux et de
mouvements secrets de capitaux. Les F. de M. semblaient avoir le doigt
sur le pouls même du monde financier et commercial. Ils s’emparaient,
pour nous les communiquer, de renseignements que nos propres agents
s’avéraient impuissants à obtenir. Une note opportune qu’ils nous
firent tenir à un moment critique évita à M. Hale une perte de cinq
millions.
Une autre fois, ils nous envoyèrent un télégramme qui certainement
sauva la vie à mon patron, menacé par un fou anarchiste. Nous pûmes
nous emparer de l’homme à son arrivée : livré à la police, il fut
trouvé porteur d’un explosif puissant, tout nouveau et en quantité
suffisante pour faire sombrer un cuirassé.
Nous nous obstinâmes. M. Hale y était résolu. Nous déboursions en
moyenne cent mille dollars par semaine pour notre police secrète. Nous
nous étions assuré les services de Pinkerton et d’agences innombrables
de détectives privés et des milliers d’autres gens émargeaient à notre
caisse. Nos agents fourmillaient partout, sous tous les déguisements,
et pénétraient dans tous les millieux de la société. Ils s’attachèrent
à une multitude de pistes : plusieurs centaines de suspects furent
arrêtés, et à certains moments notre surveillance s’exerça sur des
milliers de personnages douteux, sans aucun résultat appréciable. À
chaque instant, les F. de M. changeaient leur mode de correspondance.
Chacun de leurs messagers, aussitôt appréhendé, était inévitablement
reconnu innocent de toute complicité et les signalements des personnes
qui les avaient envoyés ne concordaient jamais.
Le dernier jour de décembre cet avis nous parvint :
Bureau des F. de M.
31 décembre…
Monsieur Eben Hale, Baron de la Finance.
Cher Monsieur,
Fidèles à notre ligne de conduite avec laquelle, nous l’espérons, vous
êtes maintenant familiarisé, nous vous prions de vouloir bien noter que
nous nous disposons à délivrer son passeport, pour quitter cette vallée
de Larmes, à l’inspecteur Bying que vous connaissez si bien, grâce à
notre intervention. D’habitude, il se trouve à cette heure dans son
bureau. À l’instant où vous lisez la présente, il rend son dernier
soupir.
Cordialement à vous.
Les Favoris de Midas.
Je laissai tomber la lettre et saisis le téléphone. Grand fut mon
soulagement en entendant la voix joviale de l’inspecteur. Mais, tout à
coup, cette voix se transforma dans le récepteur en un soupir, une
sorte de gargouillement et je perçus vaguement le bruit de la chute
d’un corps. Alors une voix inconnue m’appela, m’adressa les civilités
des F. de M. et la communication fut coupée.
Sur le champ, je me mis en communication avec la Police Centrale,
demandant qu’on courût sans tarder au secours de l’inspecteur. Je
gardai la ligne, et, quelques minutes après, j’appris qu’on l’avait
trouvé baigné dans son sang et expirant. On ne put trouver trace du
meurtrier.
À la suite de cet événement, M. Hale décupla le service de
surveillance, jusqu’à y consacrer chaque semaine le quart d’un million.
Résolu à gagner la partie, il offrit des récompenses atteignant le
chiffre de dix millions. Vous possédez un bon aperçu de sa fortune et
vous pouvez comprendre à quel point il la mettait à contribution. Il
combattait pour le principe, affirmait-il, et non pour l’argent. Ses
actes prouvaient amplement la noblesse de ses mobiles. La police de
toutes les grandes villes travaillait avec nous ; le gouvernement même
des États-Unis intervint, si bien que l’affaire s’éleva au rang d’une
des plus importantes de l’État. Certains fonds disponibles de la nation
furent consacrés à démasquer les F. de M. et tous les fonctionnaires y
furent intéressés. Tout demeura inutile. Les Favoris de Midas
poursuivaient sans entraves leur œuvre diabolique, agissant à leur
guise et frappant infailliblement.
Dans ce combat sans merci, M. Hale ne pouvait laver ses mains du sang
qui les rougissait. Un meurtrier au sens absolu du terme, non, et un
jury, composé de ses pairs, n’eût pu le condamner ; il n’en était pas
moins responsable de la mort de chacune des victimes. Un mot de lui,
comme je l’ai déjà dit, et le massacre prenait fin. Mais ce mot, il se
refusait à le prononcer. Le principe même de la Société se trouvait en
péril ; il n’était pas assez lâche pour abandonner son poste et, selon
lui, l’équité la plus manifeste ordonnait le sacrifice de quelques-uns
pour le bien final du plus grand nombre. Le sang versé n’en retombait
pas moins sur sa tête et il sombrait de plus en plus dans le chagrin.
De mon côté, l’idée d’une complicité coupable m’accablait. Des enfants,
des vieillards étaient impitoyablement sacrifiés, non seulement dans
notre ville, mais par tout le pays.
À la mi-février, un soir que nous nous tenions dans la bibliothèque, un
coup sec retentit sur la porte. J’allai ouvrir et ramassai sur le tapis
du couloir la missive ci-après :
Bureau des F. de M.
15 février…
Monsieur Eben Hale, Baron de la Finance.
Cher Monsieur,
Votre âme ne gémit-elle pas à la pensée de la moisson rouge qu’elle
récolte ? Peut-être avons-nous été trop abstraits dans la conduite de
nos affaires. Désormais, montrons-nous plus concrets.
Miss Adélaïde Laidlaw est, paraît-il, une jeune fille de talent, aussi
bonne que belle. Elle est la fille de votre vieil ami, le Juge Laidlaw,
et, d’après nos renseignement, lorsqu’elle était enfant, vous l’avez
portée dans vos bras. C’est l’amie intime de votre propre fille, chez
qui elle se trouve en ce moment. Quand vos yeux auront lu ce message,
sa visite aura pris fin.
Très cordialement.
Les Favoris de Midas.
Mon Dieu ! Pouvions-nous un instant nous méprendre sur la terrible
portée de ces mots ! Nous nous élançâmes vers la chambre de la jeune
fille. La porte en était fermée, mais nous l’enfonçâmes. La
malheureuse, toute parée pour l’Opéra, gisait sur le parquet, étouffée
sous les oreillers arrachés à son lit. Son visage conservait encore la
rougeur de la vie, son corps, sa tiédeur et sa souplesse. Je n’en dirai
pas davantage. Vous vous rappelez sûrement, John, ce qu’ont écrit les
journaux de cet événement épouvantable.
À une heure fort avancée de la nuit, M. Hale me fit appeler et m’adjura
solennellement, devant Dieu, de continuer à l’assister et de ne pas
transiger, dussent parents et amis le payer de leur existence.
Le lendemain, je fus étonné de son entrain. Je m’attendais à le voir
déprimé par cette dernière tragédie — je devais bientôt apprendre à
quel point elle l’avait touché. Toute la journée, il se montra
insouciant et fougueux comme s’il avait enfin découvert une issue à
cette effroyable situation.
Le lendemain matin, nous le trouvâmes mort dans son lit — asphyxié. Son
visage, creusé par les soucis, s’éclairait d’un paisible sourire. Après
entente avec la police et les autorités, sa mort fut attribuée à une
maladie de cœur. Nous crûmes sages de cacher la vérité au public ; mais
cela n’a pas servi à grand-chose.
À peine avais-je quitté la chambre mortuaire que parvint, trop tard évidemment, la lettre stupéfiante que voici :
Bureau des F. de M.
17 février…
Monsieur Eben Hale, Baron de la Finance.
Cher Monsieur,
Nous espérons que vous voudrez bien excuser notre importunité, si près
du triste accident d’avant-hier, mais la communication que nous
désirons vous faire présente la plus grande importance. Sans doute
essayez-vous de nous échapper. Il n’existe qu’un seul moyen et vous
l’avez probablement déjà découvert. Mais nous vous informons que même
ce moyen serait inopérant. Vous pouvez mourir, mais ce sera vaincu et
en avouant votre défaite. Remarquez ceci : Nous constituons une partie
intégrante de ce qui vous appartient. Nous passons avec vos millions à
vos héritiers et ayants droit, à perpétuité.
Nul ne peut nous éviter. L’iniquité industrielle et sociale aboutit à
nous. Nous nous retournons contre la Société qui nous a créés. Nous
sommes la faillite heureuse de notre époque, la calamité d’une
civilisation avilie.
Créatures de choix de la perversité sociale, nous opposons la force à
la force. Seuls les forts les plus aptes survivront. Vous avez piétiné
vos esclaves salariés et vous avez survécu. Les capitaines de guerre
ont, à votre commandement, abattu vos ouvriers comme des chiens, dans
une vingtaine de grèves sanglantes. C’est par de tels moyens que vous
avez pu résister. Nous n’épiloguerons pas sur ce résultat car nous
reconnaissons la même loi naturelle et y puisons notre existence. Mais,
à présent, une question se pose : Étant donné les conditions sociales
actuelles, lequel de nous survivra ? Nous croyons être les mieux
qualifiés. Vous nourrissez le même espoir en ce qui vous concerne.
Laissons au temps et à la loi le soin de trancher la question.
Cordialement à vous.
Les Favoris de Midas.
Comprenez-vous maintenant, John, pour quelles raisons je fuyais les
plaisirs et évitais mes amis ? Mais pourquoi vouloir vous expliquer ?
Mon récit n’éclaire-t-il pas suffisamment ma conduite ?
Voilà trois semaines, Adélaïde Laidlaw est morte, et depuis j’attends,
dans l’espoir et la crainte. Avant-hier, le testament de M. Hale a été
rendu public. Aujourd’hui, j’ai été averti qu’une femme de la classe
moyenne serait tuée dans le Parc de la Porte d’Or, à San Francisco. Les
journaux de ce soir reproduisent des dépêches donnant les détails de ce
meurtre odieux — détails confirmant ceux que je connaissais déjà.
Inutile de vouloir lutter contre l’inévitable. Fidèle aux intérêts de
M. Hale, j’ai travaillé avec zèle. Pourquoi en ai-je été récompensé de
cette manière ? Pourtant, il m’est impossible de trahir mon devoir et
de manquer à ma parole en cédant aux F. de M. En tout cas, j’ai résolu
de n’être plus responsable d’aucune mort.
J’ai légué les millions que je viens de recevoir à leurs possesseurs
légitimes. Que les vaillants fils d’Eben Hale pourvoient eux-mêmes à
leur salut !
Avant que vous lisiez ma lettre, j’aurai disparu. Les Favoris de Midas
sont tout-puissants. La police est désarmée contre eux. J’ai su par
elle que d’autres millionnaires se sont vus pareillement rançonnés ou
persécutés. On ne les connaît pas tous, car dès que l’un d’eux obéit
aux F. de M. il a, par là même, la bouche cousue. Les autres récoltent
maintenant leur moisson rouge. Le gouvernement fédéral n’y peut rien.
Je crois savoir que des organisations correspondantes ont fait leur
apparition en Europe. La société est ébranlée jusqu’en sa base. Les
nations et les puissances ressemblent à des branches mortes prêtes pour
le bûcher. La lutte des masses contre les classes dirigeantes est
remplacée par celle d’une seule classe contre les autres. Cette classe
nous a choisis et nous abat, nous, les artisans du progrès de
l’humanité. C’est la faillite de l’ordre et des lois.
L’administration m’a prié de garder le secret sur tout cela… je lui ai
obéi jusqu’à présent, mais je n’en puis plus. La question intéresse
maintenant la sécurité publique : elle est grosse des plus terribles
conséquences et, avant de quitter ce monde, je ferai mon devoir en
dévoilant la vérité. Mon cher John, à cette heure suprême, je vous
demande instamment de rendre publique cette confession. Faites-le sans
crainte, vous tenez entre les mains le destin de l’humanité. Que la
presse en tire des millions d’exemplaires ; que l’électricité la
propage autour du globe.; partout où des hommes se rencontrent et parlent, qu’ils en discutent en frémissant de terreur.
Et alors, quand la Société se sera enfin réveillée, qu’elle se dresse dans toute sa puissance et anéantisse cette abomination.
À vous, pour un long au revoir.
Wade Atsheler.
Notes
[1] Cornélie, fille de Scipion l’Africain, femme de Simpronius
Gracchus, mère des Gracques (IIe siècle avant J.-C.). Veuve de bonne
heure, elle s’acquitta avec un rare talent de sa tâche d’éducatrice,
donnant à ses fils les meilleurs maîtres, les préparant à la vie
politique, formant leur éloquence. On connaît son mot à une dame de
Campanie qui étalait devant elle ses magnifiques bijoux : « Voici les
miens », dit-elle en montrant ses fils. (N.d.T.)
[2] Midas. Roi légendaire de Phrygie. Propagateur du culte de Dionysos.
On contait que ce Dieu lui avait accordé la faveur de changer en or
tout ce qu’il toucherait. Ce don lui rendant l’existence impossible, il
s’en délivra par un bain dans le Pactole, qui, depuis, roula de l’or.
(N.d.T.)
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