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Raymond Aron a ainsi parlé de « société industrielle ». Notre société
l’est certes toujours, mais ce n’est plus l’essentiel. Non seulement,
la puissance des machines n’a cessé de croître depuis le 19e siècle,
mais le gigantisme soulève des problèmes techniques nouveaux, qui
nécessitent un degré plus élevé de complexité technique. Il y a aussi
une intégration entre machines assurant des fonctions différentes.
Enfin, rien ne peut plus fonctionner sans automatisation et sans
décentralisation de l’information.
Radovan Richta a montré que nous sommes donc passés de la société
industrielle à une « société technicienne », c’est-à-dire d’un système
de production centralisé, hiérarchisé, à croissance linéaire avec une
division du travail, à un système décentralisé, sans hiérarchie ni
division du travail et où le facteur de production principal n’est plus
l’homme mais l’invention scientifique et l’innovation technique. Le
système technicien qui en résulte est donc ouvert, évolue de façon
polyvalente et non linéaire.
Daniel Bell a parlé de « civilisation post-industrielle » afin de
mettre en évidence l’importance nouvelle de l’économie de services ou
du secteur tertiaire. Alain Touraine a parlé de « société industrielle
avancée » pour souligner l’importance de l’organisation, de la
programmation, de la bureaucratie. On a aussi parlé de société de
consommation, de société d’abondance, de société de l’information et
même de société du spectacle, pour souligner le fait que l’homme
moderne assiste à tout en spectateur. Brzezinski enfin a parlé de «
société technétronique » afin de mettre en évidence la place de
l’électronique dans le système technologique moderne.
Le système technicien, qui rend fondamentalement compte de tous ces
aspects, s’accomplit dans une circulation incessante entre la
production et la consommation, qui concerne les biens industriels, les
services, les informations, les symboles, les loisirs, les idéologies
et même l’éducation. Seule l’amélioration technique de l’organisation
et de l’intégration de la production-consommation permet en effet de
réaliser le projet d’une société d’abondance, de sorte que même le
système capitaliste est englobé dans le système technicien. Conclusion
: le stade de la société technicienne est maintenant dépassé ; du fait
que la technique a pris une ampleur et une organisation nouvelles, nous
en sommes au stade du système technicien. Tout ce qui constituait la
vie sociale (travail, loisir, religion, culture, institutions), tout ce
qui formait la trame de la vie est maintenant technicisé, homogénéisé,
intégré dans un ensemble nouveau qui n’est pas la société et qui ne
permet plus aucune organisation sociale ou politique significative. La
technique impose l’abstraction de toutes les activités, de tous les
travaux, de tous les conflits, situés dans une actualité sans
profondeur. La technique efface le principe même de réalité sociale :
elle fait prendre du non-réel (images, symboles, biens de consommation)
pour un réel. Nous vivons dans une société virtuelle. Certains auteurs
pensent cependant que même la mégamachine de Mumford, symbolisée
aujourd’hui par l’ordinateur, n’est encore rien par rapport au
conformisme de la société, où le sens même de la liberté individuelle a
disparu. La mégamachine requiert de l’ordre, qui engendre de plus en
plus d’ordre et ne supporte pas le plus petit désordre.
La mégamachine informatique permet aussi de connaître chacun dans sa
totalité et la diffusion des informations qu’elle recèle permet le
contrôle de chacun par tous. Le système technicien moderne aboutit
ainsi à transformer la société elle-même en un système technicien. La
société technicienne fonctionnait encore grâce à des produits naturels
: elle ne transformait pas la nature en machine. Le système technicien
fait lui de la société toute entière une machine. Mais de même que la
machine provoque des perturbations dans le milieu naturel, de même le
système technicien provoque des désordres, des incohérences et des
irrationalités dans la société.
La technique en tant que concept
En tant que concept, la Technique permet de comprendre un ensemble de
phénomènes qui resteraient invisibles si l’on en restait au niveau de
l’évidence perceptible des techniques. Historiquement, la technique
désignait d’abord un savoir faire (la technique d’un peintre par
exemple), puis les procédés de construction et d’utilisation des
machines. La science qui étudiait ces techniques s’appelait elle-même
la technologie. La technique a ensuite été assimilée aux opérations
industrielles, particulièrement celles relatives à la fourniture
d’énergie, et l’on a parlé de première révolution industrielle,
caractérisée par l’emploi du charbon, de seconde révolution
industrielle (électricité) et même de troisième révolution industrielle
(énergie nucléaire). Peut-être même l’ordinateur sera-t-il à l’origine
d’une quatrième révolution industrielle. Mais alors, ce n’est plus la
croissance exponentielle de l’utilisation d’énergie qui devient le
phénomène dominant, mais tout l’appareillage d’organisation, de
mémorisation et de préparation à la décision qui se substitue à l’homme
dans un nombre croissant d’opérations intellectuelles. Cette
application de techniques spécifiques donne à la Technique un caractère
de généralité par rapport aux machines elles-mêmes, avec des
conséquences considérables sur le comportement des hommes et
l’organisation des
sociétés.
En réalité, il y a désormais bien d’autres techniques que celles qui se
rapportent aux machines, car partout où il y a recherche et application
de moyens nouveaux en fonction du critère d’efficacité, on peut dire
qu’il y a Technique. Du fait même de leur nombre et de leur densité,
les techniques prennent donc une consistance nouvelle, qui leur permet
de recouvrir progressivement tout le champ des activités humaines. La
Technique cesse ainsi d’être une addition de techniques pour arriver,
par un jeu de combinaisons et d’universalisation, à constituer un
milieu et un système, qui est à la fois autonome et spécifique. Par
conséquent, la technologie, c’est-à-dire la science des techniques,
devrait désormais inclure une dimension sociologique.
La technique comme milieu
En tant que procédé, organisation, la Technique est bien plus une
médiation qu’un instrument. C’est d’ailleurs une médiation exclusive de
toute autre : il n’y plus d’autres rapports de l’homme à la nature que
la médiation technique, qui s’impose et devient totale. La Technique
forme alors un écran continu entre l’homme et la nature, mais aussi
dans les relations entre les individus : là encore, tout devient
technique. Les relations humaines ne peuvent plus être laissées au
hasard, aux traditions ou aux codes culturels : tout doit être mis au
jour, élucidé, puis transformé en schémas techniques, de façon que
chacun jour exactement le rôle qu’on attend de lui. Le code est devenu
technique. La technique est désormais le support de la communication
interhumaine, de sorte que l’homme s’engage dans un modèle de communion
unique, centralisé et exclusif.
Or, en tant que seul médiateur maintenant reconnu, la Technique échappe
en réalité à tout système de valeurs. Comme il n’y a plus d’autre
médiateur, qui trouverait en effet les moyens de la soumettre ? Le
peuple lui-même est déjà devenu technicien, comme l’Etat, et il ne
comprend plus rien aux problèmes réels qui se posent. Situé à
l’intérieur même du système, il subit la pression de la réalité
technique déjà existante et même celle de la réalité technique attendue
ou prévisible. A l’image de l’automobiliste qui ne supporte pas les
limitations de vitesse, l’opinion ne supporterait pas que ne soit pas
réalisé ce qui est techniquement possible.
Cette médiation par la technique est essentiellement stérile et
stérilisante, car elle implique une médiation claire et ordonnée, qui
écarte tout ce qui autour d’elle serait susceptible de troubler cette
rigueur. La conscience sociale ou individuelle est aujourd’hui formée
directement par la présence de la Technique. Nous y sommes plongés sans
la médiation d’une culture ou d’une pensée pour laquelle la Technique
ne serait qu’un objet. Notre conscience, sans souvenir et sans projet,
est devenue le simple reflet du milieu technicien.
Cette médiatisation technique de la relation humaine produit un
sentiment croissant de solitude individuelle dans un monde de
communication généralisée. Ces médiations se sont tellement
généralisées, étendues, multipliées, qu’elles ont fini par constituer
un nouvel univers : le « milieu technicien ». Cela veut dire que
l’homme a cessé d’être dans le milieu naturel pour se situer maintenant
dans un nouveau milieu artificiel. Il ne vit plus au contact des
réalités de la terre et de l’eau, mais au contact des instruments et
des objets qui forment la totalité de son environnement. L’homme n’a
plus affaire avec les éléments naturels qu’à travers un ensemble
complet de techniques. Or en tant que milieu de vie, la Technique
demande des efforts d’adaptation comparables à ceux qu’avait exigé
primitivement le milieu naturel.
Même le milieu urbain, qui est une sorte d’intermédiaire entre le
milieu naturel et le milieu technique, est voué à se transformer en
milieu purement technique. Bien que formé uniquement de produits
techniques, il s’est en effet développé de façon anarchique, sans la
rigueur, la simplicité et la rationalité des techniques. Mais les
Suédois nous montrent le chemin : grâce à une planification rigoureuse,
un système de transports en commun efficace et la création de toutes
pièces de banlieues nouvelles, ils sont arrivés à un degré à peu près
parfait de technicisation du milieu urbain. Ils ont réalisé ainsi un
milieu agréable. Mais on se demande maintenant ce qui doit survenir une
fois que cette perfection est atteinte.
En tant qu’hommes modernes, nous ne sommes plus appelés à utiliser des
techniques, mais à vivre avec elles, au milieu d’elles. Le milieu
technicien n’est plus un ensemble de moyens que nous employons parfois
pour travailler ou nous distraire, mais un ensemble cohérent qui nous
corsette de toutes parts, s’introduit en nous-mêmes, et dont nous ne
pouvons plus nous défaire. Il est maintenant devenu notre unique milieu
de vie.
Même la prolifération des objets est un effet de la Technique. Cette
prolifération ne répond pas à un désir de l’homme : c’est l’effet
mécanique de l’application des moyens techniques. Moins qu’un
envahissement de notre société par des objets, c’est l’effet d’une
multiplication à l’infini des moyens, qui seuls sont glorifiés au
détriment des fins. Même pour les marxistes, l’enjeu du combat n’est
pas un pouvoir consommatoire élevé, mais la propriété des moyens de
production, c’est-à-dire la possession de la technique. La conclusion
est que notre univers n’est pas un univers d’objets, mais un univers
des moyens et un système technicien. De sorte que le fameux épuisement
des ressources naturelles n’est lui-même pas seulement le résultat
d’une utilisation abusive des techniques, mais essentiellement la
conséquence de la constitution de la technique comme nouveau milieu de
l’homme.
Ce milieu technicien suppose la substitution de tout ce qui était le
milieu naturel et donc l’accomplissement de toutes ses fonctions. Cette
artificialité du milieu technique le rend radicalement exclusif. La
propriété elle-même perd de son importance au profit du savoir ; la
matière première devient secondaire par rapport au produit. Au lieu
d’une nature qui nous imposait ses règles et son rythme d’évolution,
une nature dans laquelle nous utilisions des instruments pour vivre
mieux, nous avons maintenant la Technique qui nous dicte ses règles,
détermine les structures sociales et nous impose son rythme. Ce milieu
technicien devient système, de sorte que nous avons tendance à
considérer spontanément toute question, toute situation comme relevant
d’une technique. Nous sommes désemparés lorsque nous n’arrivons pas à
aborder une affaire quelconque comme un problème technique. Le statut
de la femme elle-même devient dans notre société un problème technique.
Même les études sur le langage tendent à réduire celui-ci à un certain
nombre de structures, de fonctions et de mécanismes. A travers cette
opération de réduction, le langage pourra enfin rentrer exactement dans
cet univers technicien et sera réduit à cette fonction de communication
indispensable pour la création du système. Cette technicisation du
langage constitue une véritable agression.
La technique comme facteur déterminant
Dans les problèmes socio-politiques de la société occidentale, le
facteur déterminant principal est le système technicien. Tous les
domaines de la vie deviennent de plus en plus technicisés, notamment ce
qui relève de la gestion de l’Etat et de l’économie.
La technique fait augmenter les compétences de l’Etat, de sorte que
l’on assiste, depuis les années 1930, à la centralisation des pouvoirs
de l’Etat. Néanmoins, l’homme politique traditionnel a de moins en
moins de pouvoir réel, car l’énormité et la complexité des questions
font qu’il dépend étroitement des bureaux d’étude, des experts, des
techniciens et des administrateurs qui préparent les dossiers. On peut
donc parler d’Etat technicien, même si ce qui change le plus
l’organisme étatique est en fait l’application des techniques
d’organisation à la gestion de l’économie et de la société. Quant au
citoyen, il a encore moins la capacité de décider des grandes
orientations d’un plan économique, car ces orientations dépendent des
données établies par les techniciens.
Il est encore plus évident que le facteur déterminant de la croissance
de la production, et par conséquent de la population, est le
développement technique. Mais les peuples sur-équipés techniquement
orientent mal leurs possibilités de production et produisent des biens
et des équipements superflus au détriment de la production de base. Il
y a ainsi une mauvaise orientation de l’utilisation de la puissance
technique, qui ne tient pas compte des besoins mondiaux réels. Le
développement massif de la technique produit en fait un certain nombre
de transformations de l’individu, qui orientent ses besoins en
direction de compensations nécessaires pour le manque d’intérêt de son
travail : loisirs, distractions, consommation. Ces gadgets sont
indispensables pour tolérer une société de plus en plus impersonnelle.
De sorte que plus la production augmente, plus la technicisation
progresse, et plus ces besoins augmentent en nombre et en qualité.
C’est ce qui explique que le progrès technique ne peut pas se produire
en même temps partout, car les besoins des sociétés plus développées ne
sont pas les mêmes que ceux des sociétés moins développées. Une société
industrielle, et a fortiori une société traditionnelle, ne sont pas
tributaires des mêmes critères de jugement qu’une société technicienne.
En fait, une société a besoin, pour se techniciser, de tout un ensemble
de services d’organisation et de transports qui permettent le
développement des techniques. Chaque progrès de la production ne peut
s’effectuer que si au préalable se met en place une énorme
organisation, c’est-à-dire une infrastructure sociale d’organisation.
Pour effectuer une nouvelle croissance de production, il faut donc une
quantité toujours plus élevée de puissances techniques appliquées à des
secteurs non directement utiles. Au-delà d’un certain degré de
technicisation, on passe donc d’une société déterminée par les facteurs
naturels à une société déterminée par les facteurs techniques. Dans
cette société technicienne se produisent des mutations de la structure
de la société, des besoins et des attitudes de l’homme.
Une des conséquences du passage de la société industrielle à la société
technicienne est la transformation de la société qui, de hiérarchique
qu’elle était, devient égalitaire : l’exigence d’égalité absolue n’est
rien d’autre que le produit idéologique de l’application illimitée de
la technique. Un autre aspect est la mutation de la propriété : ce qui
la constituait est scindé en droits de participation des actionnaires
aux bénéfices. Il n’y aussi plus de métiers, mais seulement des emplois
ou des activités. Quant à la culture, elle devient, à l’inverse de ce
qu’elle a toujours été, la consommation immédiate d’un produit
technique sans substance. C’est donc bien tout l’ensemble des relations
humaines, tant inter-individuelles que globales, qui a été modifié.
L’ordinateur lui-même contribue puissamment à nous faire passer de la
civilisation de l’expérience à la civilisation de la connaissance. Avec
lui, la connaissance devient une force de production, et un pouvoir
décisif dans la politique. Même la connaissance historique n’est plus
le résultat de l’étude des archives, mais une élaboration de problèmes
de plus en plus complexes.
La technique comme système
Le système est donc un ensemble d’éléments en relations les uns avec
les autres, de telle façon que toute évolution d’un élément provoque
une évolution de l’ensemble de que toute modification de l’ensemble se
répercute sur chaque élément. De même, toute nouvelle technique
modifiera le système et sera modifiée par elle. Mais cela vaut aussi
pour les interactions entre la technique et le système social : la
croissance de la technique ne laisse pas le corps social intact, mais
son développement correspond aussi aux tendances profondes du système
social. Cela se voit bien dans l’exemple de l’ordinateur.
Aujourd’hui, la société est technicisée du fait que chaque aspect de la
vie humaine est soumis au contrôle et à la manipulation, à
l’expérimentation et à l’observation nécessaires à obtenir partout une
efficacité démontrable. Le système technique devient nécessaire pour
résoudre les problèmes qui surgissent de plus en plus rapidement du
fait même de la technique, de sorte qu’on ne peut plus « dé-techniciser
» la société. C’est sur cette toile de fond qu’il faut apprécier le
rôle de l’ordinateur et celui de la théorie de l’information. Celle-ci,
qui est une pensée médiatrice entre les diverses techniques, émerge et
s’impose comme une réponse à la nécessité où se trouvait l’homme
moderne de tâcher de comprendre le nouvel univers technique.
L’explosion informative a donc été nécessaire pour la création du
système technique : à partir du moment où le système tend à
s’organiser, la demande d’information devient pressante. Alors apparaît
un nouveau secteur informatif ayant comme spécificité de recueillir,
produire et transmettre des informations qui permettront de constituer
la technique en système. Plus nous progressons, plus la part la plus
importante de notre monde devient l’information. Le système lui-même
tient par le réseau d’informations sans cesse renouvelé, autrement dit
par l’ordinateur.
A priori, l’ordinateur est une énigme, dans la mesure où l’homme est
incapable de prévoir quoi que de soit au sujet de son influence sur la
société et sur l’homme. Ainsi, on ne sait dire si l’ordinateur va
provoquer du chômage ou non. On peut seulement avancer que tout progrès
technique crée du chômage et des emplois de compensation, et que ce ne
sont pas les mêmes qui seront récupérés dans les nouveaux emplois.
Ceux-ci seront des techniciens jeunes et hautement qualifiés, rendant
irrécupérables les employés âgés et moins qualifiés. Autre question
insoluble : l’ordinateur va-t-il provoquer la centralisation ou
permettra-t-il la décentralisation ? Il y a des aspects qui plaident
pour l’une et l’autre thèse. Enfin, il y a la question des limites de
l’ordinateur, autrement dit celle du remplacement total de l’homme,
dont la pensée serait rendue inutile.
Ce qu’il faut savoir est que l’ordinateur est le facteur de corrélation
du système technicien. Sa véritable fonction est de permettre au
système technicien de s’instituer définitivement en organisant et
coordonnant les sous-systèmes. Il permet en d’autres termes d’organiser
l’infrastructure nécessaire à la croissance illimitée des organisations
économiques et administratives. L’ordinateur perturbe les rapports
d’autorité, car c’est le programmeur qui devient le chef de l’appareil
administratif. Le personnel d’exécution tendra donc à disparaître, et à
être reconverti dans les services de prospective et de relations avec
le public. Mais la fonction de l’ensemble informatique se limite aussi
à permettre la jonction souple, immédiate et universelle entre les
sous-systèmes techniques. Il s’établit ainsi un nouvel ensemble de
fonctions nouvelles d’où l’homme est exclu, non par la concurrence de
l’ordinateur, mais parce que personne ne les a remplies auparavant. Et
pour ce qui est de remplacer l’homme, c’est une autre affaire. Il faut
se rappeler en effet que la décision n’est jamais la solution d’un
problème (ce qui risquerait de souligner l’incapacité, l’incompétence
ou l’insuffisance de l’homme face à l’ordinateur), mais la rupture d’un
nœud gordien (ce qu’un ordinateur est incapable de faire). Le processus
logique n’est donc qu’une partie de la décision, parce que le monde où
cette décision doit s’insérer n’est pas rationnel.
L’ordinateur est certes créateur d’une nouvelle réalité, qui dévalue le
réel constatable, mais incertain, fragmentaire et subjectif, au profit
d’une saisie globale, chiffrée, objective, synthétisée, qui s’impose à
nous comme la seule réalité effective. Cependant, l’efficacité
impressionnante de l’appareil n’est pas seule en cause. C’est nous qui
nous sommes progressivement accoutumés à considérer le réel, même
sensible, comme la projection sur une grille culturelle d’un monde que
nous ne saisissons jamais en lui-même. Nous considérons cet univers
comme subjectif, incertain, raison pour laquelle nous nous tournons
vers un appareil rigoureusement objectif, neutre, qui nous livre du
monde une transposition mathématique que nous jugeons préférable. Notre
habitude à transposer en chiffres le monde dans lequel nous vivons nous
fait entrer dans cette réalité de l’ordinateur. Considérer le monde
comme fait d’atomes et de molécules, le cosmos comme pris entre
l’infiniment petit et l’infiniment grand, l’énergie et la masse comme
interchangeables nous prépare à nous insérer dans un univers abstrait
où le chiffre demeure notre seule certitude dans un environnement où
plus rien n’est significatif ni assuré. L’univers chiffré de
l’ordinateur devient ainsi progressivement l’univers tenu pour réalité
dans lequel nous nous insérons.
En conclusion, le système transforme considérablement les appréciations
que nous pouvons porter sur les faits et sur les techniques, que nous
croyons être libres de choisir, d’adopter ou de rejeter. Mais le
problème ne se pose jamais ainsi, car tout nouvel élément technique
n’est qu’un rouage dans la machine, une brique de plus dans l’édifice
entier. Il est donc parfaitement vain de prétendre que l’ordinateur
puisse devenir un organisme de décentralisation et de facilitation des
contrôles politiques, car il entre dans un système étatique et
politique déjà totalement orienté. Il n’entraînera donc par lui-même
aucune démocratisation, ni décentralisation, mais accentuera au
contraire le mouvement inverse de surveillance des citoyens et de
centralisation des décisions. Il n’y a même aucune chance pour qu’un
système juridique puisse nous protéger de cette intrusion. Comme toute
nouvelle technique, l’ordinateur ne peut aller que dans le sens déjà
établi par l’ensemble du système.
Le système technicien produit des mécanismes de conformation de plus en
plus efficaces. Le conformisme à la technique devenant le vrai
conformisme social, les autres aspects de la vie (religion, morale,
art, vêtements) peuvent bénéficier d’une plus grande liberté apparente.
Chacun peut donc affirmer sa personnalité par la consommation, à partir
du moment que progresse la société technicienne. Il lui faut d’ailleurs
bien produire des compensations pour faciliter l’adaptation de l’homme
au système. Plus le système est réellement oppressant, plus l’homme
doit compenser par l’affirmation de son indépendance. L’homme inséré
dans la société technicienne doit pouvoir se croire créatif et
non-conformiste.
Le système technicien n’a par ailleurs pas de feed-back, c’est-à-dire
de boucle de rétroaction qui permettrait de corriger ses erreurs.
Lorsqu’il produit des irrationalités et des désordres, il développe des
processus compensatoires qui lui permettent de continuer à évoluer dans
sa propre ligne. C’est pourquoi l’aliénation des travailleurs, la
pollution, la destruction de la qualité de vie et la complexification
de la société ne pourront pas être résolues par la technique.
L’autonomie du phénomène technique
Ne dépendant finalement que d’elle-même, la technique devient un but en
soi, sans tenir compte des besoins humains ou sociaux. Elle est même
relativement indépendante de la science et elle détermine la politique,
qui est devenue incapable de diriger la croissance technicienne dans un
sens ou dans un autre. Le pouvoir politique est au plus celui de mieux
gérer la croissance de l’économie induite par la technique. La seule
limite de la technique peut venir du manque de ressources économiques,
susceptible de l’empêcher de réaliser toutes ses possibilités. La
technique suppose en effet la mise en œuvre de capitaux de plus en plus
considérables. A part cela, l’impact des révolutions politiques ou
économiques sur le système technicien est à peu près nul. Les
techniques modernes tendent d’ailleurs à éliminer le travail ouvrier et
à placer l’homme en marginal dans le processus de production.
La technique ne progresse pas en fonction d’un idéal moral. Elle ne
cherche pas à réaliser des valeurs, ne vise pas une vertu ou un bien.
Elle ne supporte d’ailleurs aucun jugement moral, de sorte que le
chercheur n’a absolument pas à se poser le problème du bien ou du mal,
du permis ou du défendu de sa recherche. Il en va de même pour
l’application : ce qui a été trouvé s’applique, tout simplement.
L’homme fait ce que la technique lui permet de faire et il a donc
entrepris de tout faire. Toute action technique échappe à la morale ou
à l’éthique, qui deviennent une affaire purement privée et n’ont rien à
voir avec l’activité concrète. Les travaux de philosophie et de
sociologie de la technique n’ont aucune espèce de débouché dans le
monde des techniciens.
Dit autrement, la technique ne tolère pas d’être arrêtée pour une
raison morale. D’ailleurs, nous savons combien la morale est relative.
Pour l’homme moderne, tout ce qui est scientifique et technique est
légitime. La technique a détruit toutes les échelles de valeurs
antérieures. C’est au contraire elle qui devient justifiante : ce qui
est fait au nom de la science et du progrès est juste. A partir de là,
la technique exige de l’homme un certain nombre de vertus : précision,
exactitude, sérieux, réalisme, modestie, dévouement, coopération,
efficacité, qui sont autant de valeurs nécessaires pour que le système
technique fonctionne bien. On parle désormais d’éthique de la
connaissance, qui place la connaissance objective au-dessus du bonheur
de l’humanité. Il s’agit d’ailleurs d’une éthique conquérante, quasi
nietzschéenne, puisqu’elle est volonté de puissance qui doit amener la
noosphère à dominer la biosphère et la géosphère.
La technique se transforme donc en instance suprême : c’est à partir
d’elle que tout doit être jugé. C’est le sens profond du lieu commun «
on n’arrête pas la technique », ce qui signifie que nous n’en sommes
pas maîtres, que nous ne pouvons nous refuser à son progrès. La
technique devient une instance morale : ce qui la soutient est un bien,
ce qui l’entrave est un
mal.
Enfin, la technique est en soi suppression des limites. Il n’y a pour
elle ni opération impossible, ni opération interdite. Elle se développe
dans une intolérance absolue des limites, quelles qu’elles soient. Elle
n’est donc pas un instrument que l’homme peut utiliser comme il veut :
elle a sa logique et son poids à elle, qui vont dans son sens à elle.
Elle n’est forcément pas neutre, puisque sa structure et ses exigences
entraînent des modifications de l’homme et de la société, conséquences
qui s’imposent à nous qu’on le veuille ou non.
Unité et universalité du phénomène technique
Partout où il se produit, le phénomène technique présente des
caractères identiques et donne aux hommes un cadre de vie semblable. La
technique détermine en effet les modes de vie et les niveaux
d’existence : elle créé partout les mêmes comportements, les mêmes
croyances, les mêmes idéologies et les mêmes mouvements politiques.
C’est la technique qui tisse le cadre d’unité de notre société : elle
est devenue le fait déterminant, le facteur enveloppant à l’intérieur
duquel évolue notre société. Tout se situe désormais dans le système
technique, comme tout se situait au Moyen Age dans le système chrétien.
Les équipements techniques qui influencent notre vie et la qualité de
notre environnement ont d’ailleurs des effets à très long terme. Ainsi,
lorsqu’une orientation technique a été prise, elle implique une telle
mise en œuvre de capitaux, de forces humaines et d’organisation qu’il
est matériellement impossible de la réorienter et plus encore de
revenir en arrière. L’unité de la technique implique aussi son
universalité.
L’universalité de la technique doit se comprendre à la fois comme une
sorte de monopole sur la gestion de l’activité humaine et de
l’environnement, et comme une universalité géographique. D’un côté en
effet, l’environnement artificiel de la technique touche tous les
aspects de la vie humaine, donnant à chaque activité (travail,
réunions, enseignement, vie intellectuelle, arts, sports, sexualité)
une façon de faire et des instruments issus de la technique. Il touche
naturellement toutes les classes, qui ont accepté mentalement l’image
d’un monde technicien, qui se constitue lui-même en système symbolique.
Dans l’espace mental des sociétés techniciennes, les plus hautes
philosophies se détériorent ainsi en recettes. La nécessité de la
coopération technicienne, qui domine tout, implique aussi, soit dit en
passant, une sorte de renonciation à la concurrence.
Le second aspect de l’universalisme technique est géographique : le
système technicien se développe en effet dans le monde entier. Ce que
transporte ce système dans tous les pays du monde, c’est un style de
vie, un ensemble de symboles, une idéologie, car la technique implique
un certain type d’organisation économique, une certaine psychologie, un
certain type de famille, etc. Le régime politique doit lui-même être
bureaucratique et fondé sur les experts. Le Japon à partir de la
révolution Meiji est un bel exemple d’une telle adaptation, et la Chine
deviendra à son tour une société technicienne exactement comparable aux
autres. Tout le drame du Tiers Monde est son inaptitude actuelle à
l’utilisation des techniques modernes. La seule voie possible pour ces
pays est la technicisation, qui suppose la création de régimes
politiques et économiques, d’une organisation sociale et d’une
psychologie du travail aptes à l’utilisation optimale de la technique
et à son développement en tant que système.
Les peuples du Tiers Monde et leurs dirigeants développent d’ailleurs
une véritable obsession pour la technique, seule voie possible de
développement et de civilisation. Le virage idéologique est pris
partout : la seule vision de l’avenir, c’est la technique. Cette
passion technique conduit les élites du Tiers Monde à récuser tout ce
qui peut être dit au sujet de la pollution, des déséquilibres
écologiques et des dangers de la technique. Le Brésil déclare ainsi «
Venez polluer chez nous ! ». Les inciter à trouver leur propre voie
vers le développement passe pour antiprogressiste et colonialiste.
L’agriculture illustre bien ce processus par lequel les peuples du
Tiers Monde abandonnent des méthodes agricoles saines au profit d’une
agriculture intensive technicisée (révolution verte), fondée sur
l’emploi de machines, d’engrais chimiques et de pesticides, ce qui
place ces peuples dans une grande subordination envers les peuples
techniciens. Ces techniciens dominent ainsi un paysage social et
psychologique en pleine transformation.
Mais dans ce processus d’universalisation, la technique aggrave les
scissions au sein d’une communauté globale en plein avènement. En
créant des moyens de production qui séparent les riches des pauvres
plus durement que jamais, elle élargit en effet l’éventail des
conditions humaines et approfondit le fossé qui sépare les conditions
matérielles des hommes. L’idéologie de la croissance, qui s’impose dans
le monde entier, produit des concurrences et des fragmentations
nouvelles. La ressemblance croissante entre les structures des
différentes sociétés techniciennes se paie aussi d’une diversification
croissante des situations au sein même de ces sociétés. Et à partir du
moment où il y a universalité du type technicien, alors la comparaison
devient inévitable et l’inégalité saute aux
yeux.
La technicisation implique donc une transformation totale de la
société. Elle entraîne une mutation psychique et idéologique par
laquelle l’homme renonce à ses espoirs religieux, à ses mythes, à son
enracinement dans le passé pour mettre ses espoirs dans le progrès
technique et chercher par là une solution à tous ses problèmes. C’est
une conséquence de l’universalisme technique. Une autre est l’obsession
du transfert de technologie, qui ne peut exister que là où se trouvent
des groupes humains prêts à la recevoir. Le transfert de technologie
suppose donc de pouvoir modeler au préalable un groupe humain organisé
qui soit capable de recevoir et d’utiliser au mieux les nouvelles
machines et la nouvelle structure technicienne.
L’homme dans le système technicien
Certains auteurs imaginent une combinaison ou une intégration de
l’homme et de la machine, voire une sorte de greffe et de mutation qui
ferait de l’homme un pur cerveau et système nerveux et la machine
devenant physiquement son corps. D’autres pensent plutôt à une
exclusion : les optimistes pensent à un homme exclu des travaux
pénibles pouvant se consacrer aux joies de la création et de
l’élévation spirituelle ; les pessimistes à un homme exclu de toute
activité, devenu parasite et superflu, finalement éliminé par la
révolte des robots. Mais ces visions machinistes procèdent par
ignorance des réalités du système technicien. Il faut partir du fait
que l’homme est déjà plongé tout entier dans la sphère de la technique,
qu’il n’est pas autonome par rapport à ces objets et qu’il n’est pas
souverain par rapport à la technique.
En premier lieu, tout homme devenant conscient trouve la technique déjà
en place comme un milieu dans lequel il est appelé à s’insérer. Ce
milieu technique est acquis comme une évidence et oblige l’homme à
penser en termes d’efficacité et de confort. Il est d’emblée inséré
dans un système technicien dont il ne connaît pourtant pas plus les
lois que l’homme du XIIe siècle ne connaissait les lois de la nature.
En second lieu, toute la formation intellectuelle prépare à entrer dans
le monde technicien. L’humanisme est remplacé par la formation
scientifique et technique afin de préparer les jeunes gens à jouer leur
rôle dans le monde technicien, à y exercer une profession qui suppose
la connaissance de certaines techniques. Dès lors, comment le jeune
formé de cette façon pourrait-il procéder à des choix, à des décisions
à l’égard de la technique ?
Ensuite, l’individu est sans cesse confronté à la publicité et aux
divertissements qui lui présentent l’image, le reflet, l’hypostase du
milieu technique dans lequel il doit vivre. Même les loisirs sont
adaptateurs à la réalité technique, car il s’agit nécessairement de
loisirs de masse, qui doivent donc être organisés. Ce conditionnement
incessant rend les gens incapables de fonctionner sans l’assistance de
tout un appareillage extra-organique fourni par la déesse machine.
L’individu technicisé croit même que la technique est à l’origine de la
croissance intellectuelle et artistique de l’humanité, et que la seule
forme de rapports qu’il peut entretenir avec la technique est
l’adaptation.
Et de fait, la technique accomplit les plus vieux besoins et les plus
vieux rêves de l’humanité (combler sa faim, épargner sa peine, assurer
sa sécurité), mais aussi des besoins nouveaux, qui expriment l’hubris
contemporaine (sexualité libérée, consommation, voyages, sensations de
dépassement des limites). L’homme moderne ne peut donc envisager qu’une
seule voie à la réalisation et à la satisfaction de ses désirs : la
voie technicienne. Dans notre société, l’exaltation du désir ne peut
que nous faire avancer dans la voie technicienne. L’homme moderne n’a
d’ailleurs aucun point de référence intellectuel, moral ou spirituel à
partir duquel il pourrait critiquer ou juger la technique.
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