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Une
chose est au moins acquise à notre époque : elle ne pourrira pas en
paix. Les résultats de son inconscience se sont accumulés jusqu’à
mettre en péril cette sécurité matérielle dont la conquête était sa
seule justification. Quant à ce qui concerne la vie proprement dite
(mœurs, communication, sensibilité, création), elle n’avait visiblement
apporté que décomposition et régression.
Toute société est d’abord, en tant qu’organisation de la survie
collective, une forme d’appropriation de la nature. À travers la crise
actuelle de l’usage de la nature, à nouveau se pose, et cette fois
universellement, la question sociale. Faute d’avoir été résolue avant
que les moyens matériels, scientifiques et techniques, ne permettent
d’altérer fondamentalement les conditions de la vie, elle réapparaît
avec la nécessité vitale de mettre en cause les hiérarchies
irresponsables qui monopolisent ces moyens matériels.
Pour parer à cela, les maîtres de la société se sont décidés à décréter
eux-mêmes l’état d’urgence écologique. Que cherche leur catastrophisme
intéressé, en noircissant le tableau d’un désastre hypothétique, et
tenant des discours d’autant plus alarmistes qu’il s’agit de problèmes
sur lesquels les populations atomisées n’ont aucun moyen d’action
direct, sinon à occulter le désastre réel, sur lequel il n’est nul
besoin d’être physicien, climatologue ou démographe pour se prononcer .?
Car chacun peut constater l’appauvrissement constant du monde des
hommes par l’économie moderne, qui se développe dans tous les domaines
aux dépens de la vie : elle en détruit par ses dévastations les bases
biologiques, soumet tout l’espace-temps social aux nécessités
policières de son fonctionnement, et remplace chaque réalité autrefois
couramment accessible par un ersatz dont la teneur en authenticité
résiduelle est proportionnelle au prix (inutile de créer des magasins
réservés à la nomenklatura, le marché s’en charge).
Au moment où les gestionnaires de la production découvrent dans la
nocivité de ses résultats la fragilité de leur monde, ils en tirent
ainsi argument pour se présenter, avec la caution de leurs experts, en
sauveurs. L’état d’urgence écologique est à la fois une économie de
guerre, qui mobilise la production au service d’intérêts communs
définis par l’état, et une guerre de l’économie contre la menace de
mouvements de protestation qui en viennent à la critiquer sans détour.
La propagande des décideurs de l’État et de l’industrie présente comme
seule perspective de salut la poursuite du développement économique,
corrigé par les mesures qu’impose la défense de la survie : gestion
régulée des «.ressources.»,
investissements pour économiser la nature, la transformer intégralement
en matière à gestion économique, depuis l’eau du sous-sol jusqu’à
l’ozone de l’atmosphère.
La domination ne cesse évidemment pas de perfectionner à toutes fins utiles ses moyens répressifs : à «.Cigaville.»,
décor urbain construit en Dordogne après 1968 pour l’entraînement des
gendarmes mobiles, on simule désormais sur les routes avoisinantes « de
fausses attaques de commandos antinucléaires » ; à la centrale
nucléaire de Belleville, c’est la simulation d’un accident grave qui
doit former les responsables aux techniques de manipulation de
l’information. Mais le personnel affecté au contrôle social s’emploie
surtout à prévenir tout développement de la critique des nuisances en
une critique de l’économie qui les engendre. On prêche la discipline
aux armées de la consommation, comme si c’était nos fastueuses
extravagances qui avaient rompu l’équilibre écologique, et non
l’absurdité de la production marchande imposée, on prône un nouveau
civisme, selon lequel chacun serait responsable de la gestion des
nuisances, dans une parfaite égalité démocratique : du pollueur de
base, qui libère des CFC chaque matin en se rasant, à l’industriel de
la chimie… Et l’idéologie survivaliste (« Tous unis pour sauver la
Terre, ou la Loire, ou les bébés phoques ») sert à inculquer le genre
de « réalisme » et de « sens des responsabilités » qui amène à prendre
en charge les effets de l’inconscience des experts, et ainsi à relayer
la domination en lui fournissant sur le terrain oppositions dites
constructives et aménagements de détail.
La censure de la critique sociale latente dans la lutte contre les nuisances a pour principal agent l’écologisme.:
l’illusion selon laquelle on pourrait efficacement réfuter les
résultats du travail aliéné sans s’en prendre au travail lui-même et à
toute la société fondée sur l’exploitation du travail. Quand tous les
hommes d’État deviennent écologistes, les écologistes se déclarent sans
hésitation étatistes. Ils n’ont pas vraiment changé, depuis leurs
velléités «.alternative.»
des années soixante-dix. Mais maintenant on leur offre partout des
postes, des fonctions, des crédits, et ils ne voient aucune raison de
les refuser, tant il est vrai qu’ils n’ont jamais réellement rompu avec
la déraison dominante.
Les écologistes sont sur le terrain de la lutte contre les nuisances ce
qu’étaient, sur celui des luttes ouvrières, les syndicalistes : des
intermédiaires intéressés à conserver les contradictions dont ils
assurent la régulation, des négociateurs voués au marchandage (la
révision des normes et des taux de nocivité remplaçant les pourcentages
des hausses de salaire), des défenseurs du quantitatif au moment où le
calcul économique s’étend à de nouveaux domaines (l’air, l’eau, les
embryons humains ou la sociabilité de synthèse) ; bref, les nouveaux
courtiers d’un assujettissement à l’économie dont le prix doit
maintenant intégrer le coût d’un « environnement de qualité ». On voit
déjà se mettre en place, cogérée par les experts « verts », une
redistribution du territoire entre zones sacrifiées et zones protégées,
une division spatiale qui réglera l’accès hiérarchisé à la
marchandise-nature. Quant à la radioactivité, il y en aura pour tout le
monde.
Dire de la pratique des écologistes qu’elle est réformiste serait
encore lui faire trop d’honneur, car elle s’inscrit directement et
délibérément dans la logique de la domination capitaliste, qui étend
sans cesse, par ses destructions mêmes, le terrain de son exercice.
Dans cette production cyclique des maux et de leurs remèdes aggravants,
l’écologisme n’aura été que l’armée de réserve d’une époque de
bureaucratisation, où la « rationalité » est toujours définie loin des
individus concernés et de toute connaissance réaliste, avec les
catastrophes renouvelées que cela implique.
Les exemples récents ne manquent pas qui montrent à quelle vitesse
s’installe cette gestion des nuisances intégrant l’écologisme. Sans
même parler des multinationales de la « protection de la nature » comme
le World Wildlife Fund et Greenpeace, des « Amis de la Terre »
largement financés par le secrétariat d’État à l’Environnement, ou des
Verts à la Waechter acoquinés avec la Lyonnaise des eaux pour
l’exploitation du marché de l’assainissement, on voit toutes sortes de
demi-opposants aux nuisances, qui s’en étaient tenus à une critique
technique et refoulaient la critique sociale, cooptés par les instances
étatiques de contrôle et de régulation, quand ce n’est pas par
l’industrie de la dépollution. Ainsi un « laboratoire indépendant »
comme la Crii-Rad, fondé après Tchernobyl – indépendant de l’État mais
pas des institutions locales et régionales –, s’était donné pour seul
but de « défendre les consommateurs » en comptabilisant leurs
becquerels. Une telle « défense » néo-syndicale du métier de
consommateur – le dernier des métiers – revient à ne pas attaquer la
dépossession qui, privant les individus de tout pouvoir de décision sur
la production de leurs conditions d’existence, garantit qu’ils devront
continuer à supporter ce qui a été choisi par d’autres, et à dépendre
de spécialistes incontrôlables pour en connaître, ou non, la nocivité.
C’est donc sans surprise que l’on apprend maintenant la nomination de
la présidente de la Crii-Rad, Michèle Rivasi, à l’Agence nationale pour
la qualité de l’air, ou son indépendance pourra s’accomplir au service
de celle de l’État. On a aussi vu les experts timidement antinucléaires
du GSIEN, à force de croire scientifique de ne pas se prononcer
radicalement contre le délire nucléariste, cautionner le redémarrage de
la centrale de Fessenheim avant qu’un nouveau rejet « accidentel » de
radioactivité ne vienne, peu après, apporter la contre-expertise de
leur réalisme ; ou encore les boy-scouts de « Robin des bois », bien
décidés à grimper dans le « partenariat », s’associer à un industriel
pour la production de « déchets propres », et défendre le projet «
Geofix » de poubelle chimique dans les Alpes de Haute-Provence.
Le résultat de cette intense activité de toilettage est entièrement
prévisible : une « dépollution » sur le modèle de ce que fut «.l’extinction du paupérisme.»
par l’abondance marchande (camouflage de la misère visible,
appauvrissement réel de la vie) ; les coûteux donc profitables
palliatifs successivement appliqués à des dégâts antérieurs panachant
les destructions – qui bien sûr continuent et continueront – de
reconstructions fragmentaires et d’assainissements partiels. Certaines
nuisances homologuées comme telles par les experts seront effectivement
prises en charge, dans la mesure exacte où leur traitement constituera
une activité économique rentable. D’autres, en général les plus graves,
continueront leur existence clandestine, hors norme, comme les faibles
doses de radiations ou ces manipulations génétiques dont on sait
qu’elles nous préparent les sidas de demain. Enfin et surtout, le
développement prolifique d’une nouvelle bureaucratie chargée du
contrôle écologique ne fera, sous couvert de rationalisation,
qu’approfondir cette irrationalité qui explique toutes les autres, de
la corruption ordinaire aux catastrophes extraordinaires.: la division de la société en dirigeants spécialistes de la survie et en «.consommateurs.»
ignorants et impuissants de cette survie, dernier visage de la société
de classes. Malheureux ceux qui ont besoin d’honnêtes spécialistes et
de dirigeants éclairés !
Ce n’est donc pas une espèce de purisme extrémiste, et moins encore de
« politique du pire », qui invite à se démarquer violemment de tous les
aménageurs écologistes de l’économie : c’est simplement le réalisme sur
le devenir nécessaire de tout cela. Le développement conséquent de la
lutte contre les nuisances exige de clarifier, par autant de
dénonciations exemplaires qu’il faudra, l’opposition entre les
écolocrates – ceux qui tirent du pouvoir de la crise écologique – et
ceux qui n’ont pas d’intérêts distincts de l’ensemble des individus
dépossédés, ni du mouvement qui peut les mettre en mesure de supprimer
les nuisances par le « démantèlement raisonné de toute production
marchande ». Si ceux qui veulent supprimer les nuisances sont forcément
sur le même terrain que ceux qui veulent les gérer, ils doivent y être
présents en ennemis, sous peine d’en être réduits à faire de la
figuration sous les projecteurs des metteurs en scène de l’aménagement
du territoire. Ils ne peuvent réellement occuper ce terrain,
c’est-à-dire trouver les moyens de le transformer, qu’en affirmant sans
concession la critique sociale des nuisances et de leurs gestionnaires,
installés ou postulants.
Le chemin qui mène de la mise en cause des hiérarchies irresponsables à
l’instauration d’un contrôle social maîtrisant en pleine conscience les
moyens matériels et techniques, ce chemin passe par une critique
unitaire des nuisances, et donc par la redécouverte de tous les anciens
points d’application de la révolte : le travail salarié, dont les
produits socialement nocifs ont pour pendant l’effet destructeur sur
les salariés eux-mêmes, tel qu’il ne peut être supporté qu’à grand
renfort de tranquillisants et de drogues en tout genre ; la
colonisation de toute la communication par le spectacle, puisqu’à la
falsification des réalités doit correspondre celle de leur expression
sociale ; le développement technologique, qui développe exclusivement,
aux dépens de toute autonomie individuelle ou collective,
l’assujettissement à un pouvoir toujours plus concentré ; la production
marchande comme production de nuisances, et enfin « l’État comme
nuisance absolue, contrôlant cette production et en aménageant la
perception, en programmant les seuils de tolérance ».
Le destin de l’écologisme devrait l’avoir démontré aux plus naïfs :
l’on ne peut mener une lutte réelle contre quoi que ce soit en
acceptant les séparations de la société dominante. L’aggravation de la
crise de la survie et les mouvements de refus qu’elle suscite pousse
une fraction du personnel technico-scientifique à cesser de
s’identifier à la fuite en avant insensée du renouvellement
technologique. Parmi ceux qui vont ainsi se rapprocher d’un point de
vue critique, beaucoup sans doute, suivant leur pente
socioprofessionnelle, chercheront à recycler dans une contestation «
raisonnable » leur statut d’experts, et donc à faire prévaloir une
dénonciation parcellaire de la déraison au pouvoir, s’attachant à ses
aspects purement techniques, c’est-à-dire qui peuvent paraître tels.
Contre une critique encore séparée et spécialisée des nuisances,
défendre les simples exigences unitaires de la critique sociale n’est
pas seulement réaffirmer, comme but total, qu’il ne s’agit pas de
changer les experts au pouvoir mais d’abolir les conditions qui rendent
nécessaires les experts et la spécialisation du pouvoir ; c’est
également un impératif tactique, pour une lutte qui ne peut parler le
langage des spécialistes si elle veut trouver ses alliés en s’adressant
à tous ceux qui n’ont aucun pouvoir en tant que spécialiste de quoi que
ce soit.
De même qu’on opposait et qu’on oppose toujours aux revendications des
salariés un intérêt général de l’économie, de même les planificateurs
de l’ordure et autres docteurs ès poubelles ne manquent pas de dénoncer
l’égoïsme borné et irresponsable de ceux qui s’élèvent contre une
nuisance locale (déchets, autoroute, TGV, etc.) sans vouloir considérer
qu’il faut bien la mettre quelque part. La seule réponse digne d’un tel
chantage à l’intérêt général consiste évidemment à affirmer que quand
on ne veut de nuisances nulle part il faut bien commencer à les refuser
exemplairement là où on est. Et en conséquence à préparer l’unification
des luttes contre les nuisances en sachant exprimer les raisons
universelles de toute protestation particulière. Que des individus
n’invoquant aucune qualification ni spécialité, ne représentant
qu’eux-mêmes, prennent la liberté de s’associer pour proclamer et
mettre en pratique leur jugement du monde, voilà qui paraîtra peu
réaliste à une époque paralysée par l’isolement et le sentiment de
fatalité qu’il suscite. Pourtant, à côté de tant de pseudo-événements
fabriqués à la chaîne, il est un fait qui s’entête à ridiculiser les
calculs d’en haut comme le cynisme d’en bas : toutes les aspirations à
une vie libre et tous les besoins humains, à commencer par les plus
élémentaires, convergent vers l’urgence historique de mettre un terme
aux ravages de la démence économique. Dans cette immense réserve de
révolte, seul peut puiser un total irrespect pour les risibles ou
ignobles nécessités que se reconnaît la société présente.
Ceux qui, dans un conflit particulier, n’entendent de toute façon pas
s’arrêter aux résultats partiels de leur protestation, doivent la
considérer comme un moment de l’auto-organisation des individus
dépossédés pour un mouvement anti-étatique et anti-économique général :
c’est cette ambition qui leur servira de critère et d’axe de référence
pour juger et condamner, adopter ou rejeter tel ou tel moyen de lutte
contre les nuisances. Doit être soutenu tout ce qui favorise
l’appropriation directe, par les individus associés, de leur activité,
à commencer par leur activité critique contre tel ou tel aspect de la
production de nuisances ; doit être combattu tout ce qui contribue à
les déposséder des premiers moments de leur lutte, et donc à les
renforcer dans la passivité et l’isolement. Comment ce qui perpétue le
vieux mensonge de la représentation séparée, des représentants
incontrôlés ou des porte-parole abusifs, pourrait-il servir la lutte
des individus pour mettre sous leur contrôle leurs conditions
d’existence, en un mot pour réaliser la démocratie ? La dépossession
est reconduite et entérinée, non seulement bien sûr par
l’électoralisme, mais aussi par l’illusoire recherche de « l’efficacité
médiatique », qui, transformant les individus en spectateurs d’une
cause dont ils ne contrôlent plus ni la formulation ni l’extension, en
fait la masse de manœuvre de divers lobbies, plus ou moins concurrents
pour manipuler l’image de la protestation.
Il faut donc traiter en récupérateurs tous ceux dont le prétendu
réalisme sert à faire avorter, par l’organisation du vacarme
médiatique, les tentatives d’exprimer directement, sans intermédiaires
ni caution de spécialistes, le dégoût et la colère que suscitent les
calamités d’un mode de production (voir comment Vergès s’emploie, par
sa seule présence d’avocat de toutes les causes douteuses, à
discréditer la protestation des habitantes de Montchanin ; ou encore, à
une tout autre échelle, comment l’ignominie du moderne « racket de
l’émotion » s’empare des « enfants de Tchernobyl » pour en faire
matière à Téléthon). De même, alors que l’État ouvre aux contestations
locales, pour qu’elles s’y perdent, le terrain des procédures
juridiques et des mesures administratives, il faut dénoncer l’illusion
d’une victoire assurée par les avocats et les experts : à cette fin il
suffit de rappeler qu’un conflit de ce genre n’est pas tranché en
fonction du droit mais d’un rapport de forces extra-juridique, comme le
montrent à la fois la construction du pont de l’île de Ré, malgré
plusieurs jugements contraires, et l’abandon de la centrale nucléaire
de Plogoff, qui n’a été le résultat d’aucune procédure légale.
Les moyens doivent varier avec les occasions, étant entendu que tous
les moyens sont bons qui combattent l’apathie devant la fatalité
économique et répandent le goût d’intervenir sur le sort qui nous est
fait. Si les mouvements contre les nuisances sont en France encore très
faibles, ils n’en sont pas moins le seul terrain pratique où
l’existence sociale revient en discussion. Les décideurs de l’État sont
quant à eux bien conscients du danger que cela représente, pour une
société dont les raisons officielles ne souffrent d’être examinées.
Parallèlement à la neutralisation par la confusion médiatique et à
l’intégration des leaders écologistes, ils se préoccupent de ne pas
laisser un conflit particulier se transformer en abcès de fixation, qui
fournirait à la contestation un pôle d’unification en même temps qu’un
lieu matériel de rassemblement et de communication critique. Ainsi le «
gel » de toute décision concernant les sites de dépôt de déchets
radioactifs comme l’aménagement du bassin de la Loire a évidemment été
décidé afin de fatiguer la base des oppositions et permettre la mise en
place d’un réseau de représentants responsables disposés à servir d’«
indicateurs locaux » (à donner la température locale), à mettre en
scène la « concertation » et à faire passer les victoires truquées.
On nous dira – on nous dit déjà – qu’il est de toute façon impossible
de supprimer complètement les nuisances, et que par exemple les déchets
nucléaires sont là pour une espèce d’éternité. Cet argument évoque à
peu près celui d’un tortionnaire qui, après avoir coupé une main à sa
victime, lui annoncerait qu’au point où elle en est, elle peut bien se
laisser couper l’autre, et d’autant plus volontiers qu’elle n’avait
besoin de ses mains que pour applaudir, et qu’il existe maintenant des
machines pour ça. Que penserait-on de celui qui accepterait de discuter
la chose «.scientifiquement.» .?
Il n’est que trop vrai que les illusions du progrès économique ont
durablement fourvoyé l’histoire humaine, et que les conséquences de ce
fourvoiement, même s’il y était mis fin demain, seraient léguées comme
un héritage empoisonné à la société libérée ; non seulement sous forme
de déchets, mais aussi et surtout d’une organisation matérielle de la
production à transformer de fond en comble pour la mettre au service
d’une activité libre. Nous nous serions bien passé de tels problèmes,
mais puisqu’ils sont là, nous considérons que la prise en charge
collective de leur dépérissement est la seule perspective de renouer
avec la véritable aventure humaine, avec l’histoire comme émancipation.
Cette aventure recommence dès que des individus trouvent dans la lutte
les formes d’une communauté pratique pour mener plus loin les
conséquences de leur refus initial et développer la critique des
conditions imposées. La vérité d’une telle communauté, c’est qu’elle
constitue une unité « plus intelligente que tous ses membres ». Le
signe de son échec, c’est sa régression vers une espèce de néo-famille,
c’est-à-dire une unité moins intelligente que chacun de ses membres.
Une longue période de réaction sociale a pour conséquence, avec
l’isolement et le désarroi, d’amener les individus, quand ils tentent
de reconstruire un terrain pratique commun, à craindre par-dessus tout
les divisions et les conflits. Pourtant c’est justement quand on est
très minoritaire et qu’on a besoin d’alliés qu’il convient de formuler
une base d’accord d’autant plus précise, à partir de laquelle
contracter des alliances et boycotter tout ce qui doit l’être.
Avant tout, pour délimiter positivement le terrain des collaborations
et des alliances, il faut disposer de critères qui ne soient pas moraux
(sur les intentions affichées, la bonne volonté supposée, etc.) mais
précisément pratiques et historiques. (Une règle d’or : ne pas juger
les hommes sur leurs opinions, mais sur ce que leurs opinions font
d’eux.) Nous pensons avoir fourni ici quelques éléments utiles à la
définition de tels critères. Pour les préciser mieux, et tracer une
ligne de démarcation en deçà de laquelle organiser efficacement la
solidarité, il faudra des discussions fondées sur l’analyse des
conditions concrètes dans lesquelles chacun se trouve place, et sur la
critique des tentatives d’intervention, à commencer par celle que
constitue la présente contribution.
La critique sociale, l’activité qui la développe et la communique, n’a
jamais été le lieu de la tranquillité. Mais comme aujourd’hui ce lieu
de la tranquillité n’existe plus nulle part (l’universelle déchetterie
a atteint les sommets de l’Himalaya), les individus dépossédés n’ont
pas à choisir entre la tranquillité et les troubles d’un âpre combat,
mais entre des troubles et des combats d’autant plus effrayants qu’ils
sont menés par d’autres à leur seul profit, et ceux qu’ils peuvent
répandre et mener eux-mêmes pour leur propre compte. Le mouvement
contre les nuisances triomphera comme mouvement d’émancipation
anti-économique et anti-étatique, ou ne triomphera pas. |