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Ziffel
Voilà. Autrefois vous-même pouviez vous exclamer : « Quel beau pays
nous aurions, si nous l’avions ! » C’est précisément ce genre de
sentiment que les puissants ont fait en sorte de décourager. Il faut
dire que pour tout saloper, ils n’ont pas eu besoin de trop se forcer,
ils avaient des dispositions.
Kalle
Ils n’avaient pas à se forcer, mais ça n’empêche pas qu’ils savaient
parfaitement ce qu’ils gagnaient à faire du monde quelque chose qu’on
ne serait plus très enclin à leur disputer. Les militaires ont été, là
comme souvent, des précurseurs. Il y a un épisode, en 1918, qui m’a
toujours paru scandaleusement méconnu, alors qu’il est tout à fait
« emblématique », comme diraient les modernes. Quand les délégués des
Conseils de soldats se présentèrent le 10 novembre à Spa au grand
quartier général de l’armée allemande, ils furent reçus par un officier
qui leur exposa en détail tous les problèmes techniques posés par la
retraite. Vous pensez, deux millions de soldats encore stationnés à
l’ouest du Rhin, à ramener en bon ordre en Allemagne ! Et l’ultimatum
des Alliés n’accordait qu’un mois ! Il leur montra des cartes, leur
récita des statistiques, les accabla de précisions sur le matériel
roulant, les ponts, les cantonnements et le reste. Bref, il pratiqua ce
que l’on appellerait de nos jours la « transparence », puis finit par
leur demander s’ils étaient prêts à prendre en charge l’organisation de
la retraite. Les délégués préférèrent laisser à l’état-major une tâche
si écrasante : ils ne se sentaient vraiment pas à leur affaire devant
ces cartes où s’entrelaçaient des lignes rouges, vertes, bleues,
noires. Le coup de génie de ce Faupel, l’officier en question, c’est
d’avoir exclusivement parlé technique : il s’est contenté de leur
demander « Qu’allez-vous faire de ce merdier ? » et il leur a fait
comprendre qu’à part l’état-major, personne ne pouvait rien en faire.
Ce type-là était vraiment très fort. D’ailleurs sa carrière ne s’est
pas arrêtée là. On le retrouve ensuite dans les corps francs qui ont
écrasé les révolutions ouvrières dans toute l’Allemagne, et une
vingtaine d’années plus tard pendant la guerre d’Espagne, avec les
nazis. Comme quoi il y a des compétences qu’il faut honorer très vite :
d’une balle dans la tête par exemple.
Ziffel
Il y a en effet un lien logique entre la mise en valeur de la
compétence technique et le massacre des populations incompétentes. Mais
là où cet épisode me paraît particulièrement édifiant, c’est qu’il met
bien en lumière la relation moderne entre la catastrophe et la
compétence de ceux qui l’ont préparée. On est bien revenu de l’idée
selon laquelle la connaissance devait être jugée sur ses effets
pratiques, un peu comme les Chinois qui payaient leurs médecins quand
ils n’étaient pas malades. Ce qui qualifie l’expert moderne, c’est
justement d’être impliqué dans la production de la catastrophe, de
savoir de quoi il retourne, comme votre officier en 1918. Encore les
délégués des soldats auraient-ils pu trouver un moyen de contrer les
manœuvres de l’état-major ; ils auraient au moins pu dénoncer
publiquement ce chantage et en appeler à tous les Conseils. Mais
maintenant c’est une autre affaire : avec les catastrophes semées
partout et leurs combinaisons infinies, les experts ne nous ont jamais
été aussi indispensables. Pour déterminer que la bière est infecte,
passe encore, nous n’avons pas besoin de leurs lumières. Mais pour
connaître exactement sa composition, quels agents chimiques on y a
introduits, quelle est leur toxicité, seuls et en relation avec
d’autres, présents dans d’autres aliments ? Et pour connaître tant de
choses plus décisives ? La liberté d’opinion n’a même pas besoin d’être
formellement supprimée : on n’a pratiquement plus les moyens de se
former soi-même une opinion.
Kalle
Ou au contraire on n’a plus les moyens de se former qu’une opinion, arbitraire et invérifiable.
Ziffel
Si vous voulez. En tout cas l’ignorance et l’obscurantisme, que la
bourgeoisie avait un temps battus en brèche pour les besoins de sa
propre expansion, prospèrent comme jamais depuis qu’il y a des experts
en tout. C’est ce qu’avait bien prévu un des témoins les plus exacts de
la première vague de désastres qui a déferlé sur le siècle. Dès 1928 il
avait dit que si l’élimination de la bourgeoisie n’était pas accomplie
avant un moment presque calculable de l’évolution technique et
scientifique, tout était perdu. Il résumait cela par une formule : « Il
faut couper la mèche avant que l’étincelle n’atteigne la dynamite. » Il
est remarquable que ce soit un homme, Walter Benjamin, qui n’était pas
à proprement parler un révolutionnaire, ou en tout cas ne se piquait
pas de stratégie, qui ait fait une remarque aussi lucide. Il a fallu
par exemple dix ans de plus à quelqu’un comme Trotsky, que l’on pouvait
tout de même croire plus qualifié en matière d’analyse des rapports de
force, pour en arriver à admettre que les prémisses objectives de la
révolution prolétarienne n’étaient pas seulement mûres, mais avaient
même commencé à pourrir.
Kalle
Vous pensez donc que nous vivons après l’explosion, et que tout est perdu ?
Ziffel
Tout n’est peut-être pas perdu, mais assurément nous vivons « après
l’explosion », comme vous dites. La volonté de transformer la société
existante ne trouve plus de point d’appui : il est enfoui toujours plus
profondément sous les décombres amassés avec régularité depuis plus
d’un demi-siècle. Comme disait un Polonais qui en savait long, il y a
des conséquences qui, tous les ans, produisent en abondance de
nouvelles causes.
Kalle
Il y a toujours des pauvres, des opprimés, des malheureux, ils sont
l’immense majorité, ils ont au moins autant de motifs qu’auparavant de
chercher à transformer le monde, et ils peuvent s’appuyer sur les
tentatives de leurs prédécesseurs.
Ziffel
Oui, mais encore une fois sur quoi reposaient elles-mêmes, trop
paresseusement sans doute, les tentatives de leurs prédécesseurs ? Sur
le fait que depuis la Renaissance, depuis le début de ce que l’on
appelle les Temps modernes, le « progrès », ce résultat de l’activité
collective que personne en particulier n’a voulu, paraissait… Qu’est-ce
qui vous fait sourire ?
Kalle
La façon dont vous changez de voix pour prononcer le mot progrès. Comme si vous vouliez faire entendre les guillemets…
Ziffel
C’est à peu près ça. Quand on emploie certains mots, on a envie de
faire comprendre qu’on se bouche mentalement le nez en les prononçant.
Où en étais-je ?
Kalle
Au progrès. Je connaissais un bistrot qui s’appelait comme ça ; maintenant il s’appelle le « Rendez-vous des chasseurs ».
Ziffel
C’est une devinette ?
Kalle
Non, c’est un raccourci. Tel que je vous connais, vous alliez broder
sur les illusions du progrès et sur leur fin dans le désastre général.
Non ?
Ziffel
Plus ou moins. Les espoirs des opprimés reposaient sur la conviction
de « nager dans le sens du courant ». Ils partageaient avec la
bourgeoisie l’idée d’un développement historique cumulatif et
irréversible qu’il s’agissait pour eux d’infléchir, par des réformes ou
des révolutions, pour le faire aboutir à un résultat heureux. Bref,
tout cela devait mener quelque part : la critique du dogme religieux à
la liberté de pensée, la démocratie bourgeoise et l’égalité politique à
une démocratie et une égalité réelles, la rationalisation capitaliste
de la production à une organisation pleinement rationnelle de la vie
matérielle. Et chaque génération pouvait se dire qu’il lui appartenait
de réaliser les espérances du passé, de faire enfin déboucher
l’histoire sur le règne de la liberté promis dès l’aube des Temps
modernes : l’homme maître de lui-même, ayant l’honneur et la charge de
façonner et de modeler son être. Ne faites pas la moue, on s’exprimait
ainsi au XVe siècle, et il y a de bonnes raisons de préférer un tel langage à celui qui a cours aujourd’hui.
Kalle
Je ne peux m’empêcher de penser à la bonne vieille phrase : « Quand
on parle du peuple, je me demande toujours quel mauvais coup on prépare
contre le prolétariat. » Les grandes généralités sur l’époque, les
générations, la décadence et tout le bazar, ça sert le plus souvent à
se taire sur les intérêts matériels en conflit dans chaque époque, à
commencer par la nôtre. Par exemple depuis quelque temps on entend
partout blâmer la corruption des dirigeants, leurs trafics et
prévarications. Comme si nous devions réclamer des dirigeants
intègres ! Que les profiteurs s’en mettent au plus vite plein les
poches sans croire eux-mêmes à leur avenir, c’est au contraire très bon
signe. On ne va tout de même pas regretter le sens de l’État et les
vertus bourgeoises ! Les rats essayent de quitter le navire, c’est bien
la preuve qu’il coule.
Ziffel
On peut aussi considérer que la corruption n’est plus du tout cet
abus, dénoncé à grands fracas, qui se grefferait sur une production
sociale rationnelle dans ses moyens, sinon dans ses fins ; mais qu’elle
est devenue le mode normal de redistribution des profits, dès lors que
les décisions qui déterminent les parts de marché se sont concentrées
au sommet de l’État, et qu’en bas les consommateurs captifs n’influent
presque plus sur la carrière des marchandises produites. Les
révélations à ce sujet sont évidemment fort commodes pour mettre au
rancart au moment voulu tel ou tel dirigeant corrompu, puisque tous en
croquent ; comme dans la bureaucratie stalinienne, où le gang dominant
pouvait à chaque instant dénoncer n’importe quel bureaucrate comme
saboteur, traître à la révolution, ennemi du prolétariat, puisque
assurément tous l’étaient. Et puis, si les rats quittent le navire, et
si naufrage il y a, ce qui devrait tempérer votre joie devant ce
spectacle, c’est que nous ne le contemplons pas du rivage : nous
coulons tous par la même occasion.
Kalle
Raison de plus pour se débarrasser du capitaine…
Ziffel
Quand le navire fait eau de toutes parts, ce n’est pas le meilleur
moment pour apprendre la navigation. Rappelez-vous votre histoire des
Conseils de soldats en 1918. Pendant longtemps les progrès dans la
maîtrise de la nature ont permis de justifier ou d’occulter les
régressions de la vie sociale. Et maintenant tout le monde peut
constater, mais un peu tard, que celles-ci se payent en outre d’une
régression catastrophique dans la maîtrise de la nature elle-même. La
tentative de briser la contrainte exercée par la nature en brisant et
rafistolant cette nature a abouti à une soumission plus grande au joug
de celle-ci : chaque progrès obtenu sur ce mode a été suivi d’un retour
de bâton, comme ces souches microbiennes résistantes aux antibiotiques
qui infestent les hôpitaux. C’est ainsi que la civilisation européenne
s’est égarée, non sans entraîner le monde entier dans son égarement. Au
bout du compte, le résultat est l’exact contraire d’une autre belle
formule du début des Temps modernes, selon laquelle « l’homme commande
à la nature en lui obéissant » : l’homme s’est asservi à la nature en
la tyrannisant.
Kalle
Dans ce cas, au lieu de gémir, félicitons-nous de ce que les
possédants ne puissent plus faire passer l’intérêt de leurs affaires
pour l’intérêt général. Les opprimés apprendront d’autant mieux ce
qu’ils ont à faire qu’ils ne pourront plus croire que cela se fait
indépendamment d’eux. C’est ce que je disais tout à l’heure : il n’y a
plus de progrès, c’est le rendez-vous des chasseurs.
Ziffel
Je me réjouis de vous voir doté d’un aussi inébranlable optimisme…
Kalle
Oui, je suis si plein d’optimisme qu’il serait difficile d’en caser en moi une miette de plus !
Ziffel
… mais je me vois obligé de vous faire remarquer que vous avez une
manière très intellectuelle, et même spéculative, de tirer un bien
totalement hypothétique d’un mal très réel. Cela ne vous rappelle pas
le genre de « dialecticiens » dont nous parlions, qui voyaient par
exemple dans la prise du pouvoir d’Hitler la garantie que la domination
capitaliste ne pouvant aller plus loin dans la monstruosité, ses jours
étaient comptés ?
Kalle
Écoutez, c’est simple, vos ergotages finissent par m’évoquer une
bonne histoire de chasse, justement. Celle de l’homme qui se prépare à
aller chasser le lion. Vous la connaissez ?
Ziffel
Je ne crois pas. Racontez toujours.
Kalle
Voilà. Un homme décide d’aller le lendemain à la chasse au lion. Il
parle de son projet à un ami. « Et qu’est-ce que tu feras si ton fusil
s’enraye ? », lui dit l’autre. « Je le jette et je pars en courant. »
« Et si le lion te poursuit ? » « Je grimpe à un arbre. » « Et si le
lion grimpe pour t’attraper ? » « Dis donc, tu es avec moi ou tu es
avec le lion ? »
Ziffel
Je suis contre le lion, mais où sont les armes et les chasseurs ?
J’en suis tout aussi convaincu que vous, jamais la nécessité d’une
transformation totale des rapports sociaux n’a été aussi évidente. Mais
qui la voit ? Et surtout qui se bat effectivement pour un tel
programme ? Comme disait un ami à moi au cours d’une discussion du même
genre, les perspectives s’éclaircissent, les rangs aussi. Certes aucun
des problèmes qui se posent actuellement aux individus ne peut être
résolu sans transformer intégralement les rapports sociaux, mais c’est
justement cette écrasante évidence qui protège ceux-ci contre la
formation d’un tel projet. Le pire, c’est que les réactions de rejet
que suscite l’angoissante absurdité de la société marchande prennent
presque toujours la forme d’une revitalisation parodique d’anciennes
certitudes. Toutes sortes de gens essayent de se rassurer en se
trouvant des racines, comme s’ils étaient des poireaux, ou des
aristocrates descendus de leur arbre généalogique. Évidemment le marché
s’empresse de répondre à cette demande : on invente tous les jours de
nouvelles traditions. J’ai lu l’autre jour dans un journal que trois
millions d’Américaines étudiaient, dans des stages de formation ad hoc,
ce que l’on appelait autrefois la « danse du ventre », et qu’il est
aujourd’hui plus culturel et moins vulgaire d’appeler « danse
orientale ». Il paraîtrait que ces pauvres femmes désirent, selon leurs
propres dires, « se réconcilier avec leur corps » et « retrouver leur
féminité ». Il faut donc croire qu’elles avaient perdu celle-ci,
s’étaient brouillées avec celui-là. C’est malheureusement très
vraisemblable. Pourtant le remède choisi ne les sortira pas d’affaire,
puisqu’il consiste, comme toute la « culture » d’aujourd’hui, à faire
accéder n’importe qui à une reconstitution truquée de ce dont a disparu
la version authentique. Mais j’ai vu encore mieux dans un autre
journal. C’est une agence, au Japon, qui s’est spécialisée dans la
location de familles du dimanche aux managers, célibataires pour les
besoins de leurs performances professionnelles, qui veulent néanmoins
goûter hebdomadairement les paisibles plaisirs d’une paternité fictive.
Voilà bien le mot d’ordre de l’époque : nous voulons tout, et le
contraire de tout. Les marchands d’illusions ont donc encore de beaux
jours devant eux. Pendant le désastre, la vente continue.
Kalle
On nous parle beaucoup de modernité, mais en fait c’est toujours le
même ordre ancien, qui se donne pour nouveau parce qu’il avance sur de
nouvelles béquilles, jamais vues nulle part, et répand de nouvelles
odeurs de décomposition, jamais senties nulle part. C’est simple, et
assez dialectique : le passé continue en détruisant le passé avec ses
nouvelles armes et ses nouveaux poisons. Il s’attaque à tout ce qui
paraissait naturel, normal et allant de soi. Rien d’étonnant donc à ce
que ceux qui refusent l’ordre ancien déguisé en ordre nouveau
commencent par croire qu’ils veulent seulement défendre le passé. Ce
n’est pas bien grave, ça leur passera. Il y a une autre histoire que
j’aime bien. C’est celle de l’enfant qui en l’an deux mille, en
rentrant à la maison, raconte à sa mère qu’on lui a montré à l’école un
truc extraordinaire, grâce auquel on peut, sans électricité, sans
écran, sans clavier ni code d’accès, retrouver facilement un
renseignement comme la définition d’un mot ou même lire un texte
entier. C’est facile à consulter, c’est maniable, ça peut circuler de
main en main, bref c’est un livre.
Ziffel
Je cours déposer le brevet !
Kalle
Eh bien, notre époque redécouvre avec la même candeur et le même
enthousiasme toutes sortes de choses qu’on lui avait dites
« dépassées ».
Ziffel
Elles ne l’étaient certes pas, et certaines, comme le livre, ne le
seront jamais. Mais d’autres, qui assurément méritaient plus de l’être,
ne l’ont pas été non plus, et si elles paraissent encore vivantes,
c’est justement parce que le moment de leur dépassement a été manqué.
D’anciennes activités bornées et des liens communautaires archaïques
acquièrent ainsi un lustre nouveau, le pourrissement du travail et
l’atomisation des individus ayant ramené l’ensemble des hommes bien en
deçà de telles capacités et de telles solidarités. Par exemple la
critique de l’activité artistique spécialisée se retrouve elle-même en
porte à faux quand s’effondre le terrain de la sensibilité commune sur
lequel l’expression artistique s’appuyait et s’exhaussait. Si comme on
l’a dit c’est le regardeur qui fait le tableau, on peut se demander,
avec la variété inédite d’aveugles créée par la télévision, ce qu’il
reste de la peinture… Mais cette disqualification de la critique par la
régression générale est tout aussi vraie de la critique des métiers,
avec la disparition des savoir-faire, de celle de la culture, avec le
retour du pur et simple analphabétisme, ou encore de celle de la
famille, avec l’abandon de toute forme d’entraide.
Kalle
Quoi qu’il en soit, c’est un signe des temps, et un bon signe selon
moi, que tant de gens ne veuillent pas s’en tenir à ce qu’on leur a dit
des bienfaits du progrès, et ressentent le besoin de faire eux-mêmes le
tri de ce qui peut leur servir dans le passé.
Ziffel
Cher ami, permettez-moi de vous signaler que vous contredisez là
certaines de vos remarques antérieures. Mais peu importe. Pour faire un
tri, encore faut-il avoir des critères de sélection, et la capacité de
juger. Votre gosse émerveillé par un livre, encore faudra-t-il qu’il
ait fait l’apprentissage de la lecture. Je vois plutôt qu’en réponse à
la désolation qui s’étend avec la destruction de tous les anciens
repères de la vie, on ressuscite sans discrimination n’importe quelle
illusion ou limitation du passé, religions comprises. Dans le genre
stage de danse du ventre, nous aurons droit à tout. Voir dans cette
stérilité angoissée, qui se raccroche au moindre brimborion d’humanité
ancienne comme à une planche de salut, une lucidité prometteuse de
renouvellement, me paraît assez farfelu. Je pense au contraire que
notre époque est sans doute la première dans l’histoire qui se trouve
tout aussi incapable de transmettre authentiquement une tradition que
de faire naître des chances de renouvellement. Laissez-moi vous lire
quelque chose.
Ziffel sortit de sa poche un petit livre, l’ouvrit à une page marquée et lut.
Ziffel
« Le progrès sous les pas duquel l’herbe prend le deuil et la forêt
devient papier a subordonné les raisons de vivre aux moyens qui
permettent de vivre, faisant de nous les vis auxiliaires de nos outils.
La dent de l’époque est creuse ; car lorsqu’elle était encore saine se
présenta la main qui gagne sa vie à faire les plombages. Là où toutes
les forces furent réunies pour raboter les aspérités de la vie, il ne
reste rien qui nécessite encore de tels ménagements. L’individualité
peut vivre dans ces régions, mais elle ne peut y prendre naissance. »
Qu’en pensez-vous ? C’est ce qu’écrivait en 1914 un homme dont on a
dit : il ne s’intéresse à rien qui puisse affaiblir sa colère.
Kalle
Je donne ma langue au chat.
Ziffel
Il s’agit de Karl Kraus. Son éloquence ne lui a d’ailleurs pas évité
une fin ignominieuse puisqu’en 1934 il l’a mise au service de la
répression.
Kalle
Nos réflexions actuelles n’ont donc rien de très nouveau, c’est ça ?
Ziffel
Ce qu’il y a de nouveau, c’est qu’elles ne sont plus nouvelles. Il
n’est pas besoin d’être particulièrement porté à la critique pour
s’apercevoir que l’affranchissement apporté par l’époque bourgeoise a
sombré dans une absurdité irrémédiable. Chaque progrès apparaît
foncièrement vicié et en règle générale tout ce qui devait faciliter la
vie la dévore. L’idée que le processus historique commencé à la
Renaissance puisse connaître un aboutissement heureux est si bien
discréditée qu’on peut dire que les Temps modernes ont atteint leur
point de perfection, la perfection étant précisément la qualité de ce
qui ne peut plus être amélioré. Les Temps modernes sont donc achevés :
ils avaient commencé dans les villes, ils finissent avec elles. Achevé,
voilà un mot dialectique : à la fois « qui a atteint la perfection » et
« qui a trouvé son terme ».
Kalle
Vous pouvez ajouter le sens « porter le coup de grâce »,
« abattre », comme dans « on achève bien les chevaux ». Parler du
caractère périssable de la société marchande ne suffit pas. Il faut
encore parler de la façon dont on peut faire en sorte qu’elle périsse.
Ziffel
Évidemment on peut penser qu’à cet égard il suffit de recourir
encore et toujours aux moyens qu’ont depuis deux siècles utilisés les
opprimés dans leurs tentatives révolutionnaires : l’association, la
mise en commun et la discussion des idées et des projets, la solidarité
et l’activité collective. Mais pour presque tout le monde ces moyens
sont eux-mêmes frappés de discrédit, et soupçonnés d’avoir concouru à
l’égarement de l’histoire moderne. L’association et l’activité
collective mèneraient inévitablement à la formation d’une bureaucratie,
et le simple fait de vouloir formuler un projet commun serait déjà se
comporter en planificateur autoritaire de l’avenir…
Kalle
Autrefois, c’étaient seulement des intellectuels déjà bien avancés,
au sens du fromage, qui invoquaient la liberté pour justifier le fait
qu’ils s’accommodaient de l’oppression, et qui criaient au terrorisme
dès que certains se montraient moins patients qu’eux.
Ziffel
Entre-temps le programme formulé par le premier théoricien de la
cybernétique, faire des intellectuels des hommes ordinaires, s’est
largement réalisé : la plupart des hommes ordinaires ont été
transformés en intellectuels. La modernisation du système de
production, en employant toujours plus de gens à ce qu’il appelle sa
rationalisation, c’est-à-dire à un pseudo-travail, a fait de presque
n’importe qui quelqu’un qui complique fallacieusement les choses
simples et qui simplifie non moins fallacieusement les choses
complexes ; bref quelqu’un qui sous prétexte de vouloir en savoir
davantage veut en fait en savoir moins. Ainsi la simple nécessité de
s’unir et de s’organiser contre l’oppression sera obscurcie par toutes
sortes de considérations byzantines, et le processus très complexe qui
a mené jusqu’ici les tentatives dans ce sens à des résultats contraires
sera réduit à l’action d’une fatalité. Voyez par exemple la faveur que
connaît la vulgarisation moderniste du thème de la « servitude
volontaire ». En fin de compte, cela revient à dire que si les
exploités le sont, c’est sans doute que « quelque part » ils l’ont bien
cherché. C’est un peu comme si l’on expliquait la torture par le fait
qu’il existe des masochistes.
Kalle
Je préfère vous entendre parler ainsi. Parfois, vous me faites vous-même l’effet d’embrouiller à plaisir les choses claires.
Ziffel
Je vais sans doute à nouveau vous déplaire, mais il me semble qu’il
n’est pas anecdotique ou superficiel que l’idée d’une émancipation
collective ne signifie plus rien pour l’immense majorité. Vous
connaissez l’ancienne remarque selon laquelle à certains moments les
peuples peuvent tout ce qu’ils croient pouvoir. Eh bien, l’inverse est
vrai, et rien n’est plus puissant que leur sentiment d’impuissance.
Cela m’évoque un apologue hassidique que j’ai lu l’autre jour. Un sage
hassid, devant accomplir une tâche difficile, se rendit à un certain
endroit dans la forêt obscure, alluma un feu et médita en prière. Ainsi
ce qu’il voulait accomplir s’accomplit. À la génération suivante, le
sage qui devait à son tour accomplir la tâche la plus difficile se
rendit au même endroit dans la forêt obscure et dit : nous ne pouvons
plus allumer le feu, mais nous pouvons dire les prières. Et ce à quoi
il aspirait devint réalité. Mais une génération plus tard, le sage qui
dut lui aussi vaincre la difficulté ne pouvait plus allumer un feu, ne
connaissait plus les méditations secrètes qui appartiennent à la
prière. Cependant, comme il savait où il fallait aller dans la forêt
obscure, cela suffit. Enfin le conte dit qu’une autre génération étant
passée, Rabbi Israël de Rishin, confronté à la même tâche, s’assit sur
son fauteuil doré dans son château et dit : nous ne pouvons plus
allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne
connaissons plus l’endroit dans la forêt, mais nous pouvons raconter
comment tout cela a eu lieu. Et l’histoire qu’il raconta eut le même
effet que les actions des trois autres. Voilà comment se termine cet
apologue, mais pour l’adapter à l’époque et à notre propos, j’en
transformerais volontiers la fin : le dernier sage raconte comment ont
agi ses prédécesseurs, mais il n’y a plus personne pour comprendre de
quoi il parle.
Kalle
Bon, la dent de l’époque est creuse, car lorsqu’elle était encore
saine, se présenta la main qui gagne sa vie à faire les plombages.
Maintenant que la dent est pourrie, que la main qui fait les plombages
tremble comme celle d’un vieillard, il n’y a plus selon vous qu’à
attendre que le chaos et la destruction aient atteint le point où, le
fonctionnement même de l’organisation économique et sociale étant
devenu matériellement impossible, notre civilisation périra.
Ziffel
Je ne dis pas qu’il faut se contenter d’attendre…
Kalle
Mais vous semblez bien dire néanmoins qu’il faudra aller jusqu’au
bout du chaos et traverser cet effondrement pour qu’apparaissent,
peut-être, les hommes capables de fonder de nouveaux rapports sociaux.
C’est la tarte à la crème de la fin de l’Empire romain, du déclin de
l’occident, de la décadence…
Ziffel
Je ne tiens pas à être original. Même si déjà avant moi plusieurs
personnes ont dit qu’une société où la tromperie et l’illusion sont la
règle était condamnée à crouler sous le poids de ses erreurs, je ne
crains pas de le redire à mon tour. Je sais bien que la vérité
elle-même peut prendre un air de superstition quand elle est crue sans
preuve et répétée sans réflexion ; et qu’elle peut toujours être
dénaturée par des misérables qui en font un piège à l’usage des naïfs.
Raison de plus pour ne pas l’abandonner en ces mauvaises mains. Ce
n’est pas à vous que je vais apprendre qu’il est hors de saison de se
soucier d’originalité quand tant de banalités, dont on n’a pas fini de
faire usage, sont à défendre bec et ongles.
Kalle
Ce qui me déplaît fort dans cette idée de décadence, c’est qu’on ne
sait pas quoi en faire. Si on la prend au sérieux, on ne peut plus agir
contre la décomposition en cours, ni penser à ce que pourrait être une
nouvelle organisation sociale. En réalité je pense que si on a besoin
d’une telle idée, c’est que déjà on ne veut ni agir ni penser, mais
qu’on veut tout de même garder la pose de celui qui discourt à son aise
sur l’histoire universelle, et n’est pas dupe de la vaine agitation de
ses contemporains. C’est ce que l’on appelle s’envelopper dans les
vastes plis d’une proposition générale pour chatouiller astucieusement
par en dessous sa vanité personnelle.
Ziffel
Après avoir brillamment ridiculisé les idées que vous m’attribuez, vous me permettrez peut-être d’exposer les miennes ?
Kalle
Ne faites pas de manières, allez-y. Mais d’abord commandons à boire quelque chose de plus concret. Que diriez-vous d’une vodka ?
Ziffel acquiesça d’un signe de tête. Ils se firent donc servir de
la vodka et burent en silence par petites gorgées. Kalle alluma un
cigare.
Ziffel
Contrairement à ce que vous dites, peut-être ne prenons-nous pas le
parallèle avec la fin de l’Empire romain assez au sérieux. Si
l’effondrement de cette civilisation qui est moins que jamais nôtre est
commencé, n’est-il pas légitime de penser que l’est aussi la recherche
des moyens de ne pas être enseveli avec elle ? Bon, je sais bien que
vouloir définir dès maintenant les nouvelles valeurs de la vie que
créeront ceux qui seront effectivement sortis des Temps modernes, ce
serait verser dans l’utopisme niais ou le dilettantisme mystique. Tout
ce qu’on peut supposer raisonnablement, c’est qu’en réponse à la
faillite de la surenchère technologique, s’organiseront des
collectivités réduites, qui reprendront avec des moyens simplifiés une
production à leur échelle.
Kalle
J’ai déjà pensé qu’au train où allaient les choses, il nous faudrait
faire une révolution pour travailler réellement. On blâme le bousillage
actuel en parlant de « productivisme », comme si c’était le fait de
produire qui était blâmable. Il serait pourtant urgent de se remettre à
produire quelque chose qui en vaille la peine. Mais pour l’instant, où
voyez-vous des gens qui cherchent les moyens de sortir des Temps
modernes ?
Ziffel
Justement, j’allais y venir. Il est impossible de prévoir ce que
fera une civilisation nouvelle, mais en revanche on voit très bien ce
que la ruine de celle-ci oblige à faire. La désertion massive de
l’armée de l’économie et des institutions de la décadence est
indispensable pour que l’humanité puisse affronter, et même seulement
envisager, les problèmes qui se posent à elle de façon si pressante.
Évidemment, énoncé ainsi, ça ressemble fort à un vœu pieux. Mais c’est
en fait un mouvement qui commence bel et bien, même s’il est encore peu
perceptible. La preuve en est que dès maintenant, pour garder en éveil
sa sensibilité, et à plus forte raison son intelligence, il faut
individuellement se prémunir contre l’intoxication marchande, ses
leurres et ses poisons. Rester ainsi sensible, au déplaisir comme au
plaisir, plutôt que d’anesthésier à la fois la sensation de l’un et de
l’autre, c’est une espèce d’hygiène qui peut mener loin.
Kalle
« Dans les cataclysmes qui vont venir, je ne laisserai pas,
j’espère, mon cigare de Virginie s’éteindre par amertume. » Autrefois
nous avons été vaincus. Maintenant nos vainqueurs ont donné toute leur
mesure, et c’est le naufrage. Mais comme vous le disiez vous-même, nous
ne le contemplons pas du rivage.
Ziffel
Qui se soustrait, autant qu’il lui est possible, aux contraintes
abrutissantes du travail et des loisirs, à la liquéfaction des
capacités de raisonnement par la télévision et les médias en général, à
l’empoisonnement de l’organisme par l’industrie, à l’analphabétisme
culturel d’État, est en tout cas mieux armé pour faire face à la
catastrophe que celui qui ne se soustrait à rien de tout cela.
Kalle
Et la radioactivité, par exemple, comment vous allez vous y
soustraire ? Cela m’évoque un peu l’histoire de ces amateurs de
tranquillité qui étaient allés s’installer dans l’endroit le plus perdu
qu’ils avaient pu trouver, aux îles Malouines, juste avant que deux
armées ne se les disputent. Mais bon, votre hypothèse est donc que nous
sommes entrés dans la phase d’agonie de la civilisation marchande, et
que tendent à se créer, en dehors d’institutions et de mœurs
condamnées, des espèces d’oasis dans le désert de l’époque. Ce qui va
dans votre sens, c’est la fuite hors des villes de toutes sortes de
gens qui autrefois y auraient certainement goûté « l’air qui
émancipe », et qui aujourd’hui y étouffent dans la puanteur de
l’asservissement. Admettons donc qu’il y a une tendance durable,
destinée à se développer toujours plus, à laisser en quelque sorte les
intoxiqués de la marchandise entre eux. Un nouveau genre d’exil, choisi
par tous ceux qui s’efforcent de tenir à distance la décomposition des
conditions de vie, ce qui n’est d’ailleurs guère plus facile loin des
villes. Mais ces exilés, même s’ils échappent à un certain nombre de
maux, comment pourront-ils abattre la société dominante, qui n’est pas
dépourvue de moyens, tout de même ?
Ziffel
Décidément, vous ne voulez pas comprendre qu’il est inutile
d’abattre la société marchande : elle s’écroule sous nos yeux.
Laissons-la s’effondrer, et faisons l’inventaire des outils qui seront
nécessaires pour reconstruire le monde. Un tri, comme vous l’évoquiez
tout à l’heure, mais un tri sans illusions ni nostalgie. La nostalgie,
c’est comme la pitié avec les pauvres, c’est ce qu’on donne au passé
pour ne pas lui donner de l’aide.
Kalle
Et pour ne pas en recevoir… Votre idée d’inventaire me plaît assez.
Mais les bons outils pour reconstruire le monde ne sont-ils pas ceux
qui peuvent également servir d’armes contre ce qui interdit de le
reconstruire ? On pourrait dire la même chose en termes militaires :
« Battre en retraite sans cesser de combattre, c’est le début de
l’avance victorieuse. »
Ziffel hocha la tête en silence. Ils restèrent un instant songeurs, puis commandèrent deux autres vodkas.
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