Jaime Semprun

« Dialogues sur l’achèvement des Temps modernes »

- Encyclopédie des Nuisances -

  

Ziffel

Voilà. Autrefois vous-même pouviez vous exclamer : « Quel beau pays nous aurions, si nous l’avions ! » C’est précisément ce genre de sentiment que les puissants ont fait en sorte de décourager. Il faut dire que pour tout saloper, ils n’ont pas eu besoin de trop se forcer, ils avaient des dispositions.

Kalle

Ils n’avaient pas à se forcer, mais ça n’empêche pas qu’ils savaient parfaitement ce qu’ils gagnaient à faire du monde quelque chose qu’on ne serait plus très enclin à leur disputer. Les militaires ont été, là comme souvent, des précurseurs. Il y a un épisode, en 1918, qui m’a toujours paru scandaleusement méconnu, alors qu’il est tout à fait « emblématique », comme diraient les modernes. Quand les délégués des Conseils de soldats se présentèrent le 10 novembre à Spa au grand quartier général de l’armée allemande, ils furent reçus par un officier qui leur exposa en détail tous les problèmes techniques posés par la retraite. Vous pensez, deux millions de soldats encore stationnés à l’ouest du Rhin, à ramener en bon ordre en Allemagne ! Et l’ultimatum des Alliés n’accordait qu’un mois ! Il leur montra des cartes, leur récita des statistiques, les accabla de précisions sur le matériel roulant, les ponts, les cantonnements et le reste. Bref, il pratiqua ce que l’on appellerait de nos jours la « transparence », puis finit par leur demander s’ils étaient prêts à prendre en charge l’organisation de la retraite. Les délégués préférèrent laisser à l’état-major une tâche si écrasante : ils ne se sentaient vraiment pas à leur affaire devant ces cartes où s’entrelaçaient des lignes rouges, vertes, bleues, noires. Le coup de génie de ce Faupel, l’officier en question, c’est d’avoir exclusivement parlé technique : il s’est contenté de leur demander « Qu’allez-vous faire de ce merdier ? » et il leur a fait comprendre qu’à part l’état-major, personne ne pouvait rien en faire. Ce type-là était vraiment très fort. D’ailleurs sa carrière ne s’est pas arrêtée là. On le retrouve ensuite dans les corps francs qui ont écrasé les révolutions ouvrières dans toute l’Allemagne, et une vingtaine d’années plus tard pendant la guerre d’Espagne, avec les nazis. Comme quoi il y a des compétences qu’il faut honorer très vite : d’une balle dans la tête par exemple.

Ziffel

Il y a en effet un lien logique entre la mise en valeur de la compétence technique et le massacre des populations incompétentes. Mais là où cet épisode me paraît particulièrement édifiant, c’est qu’il met bien en lumière la relation moderne entre la catastrophe et la compétence de ceux qui l’ont préparée. On est bien revenu de l’idée selon laquelle la connaissance devait être jugée sur ses effets pratiques, un peu comme les Chinois qui payaient leurs médecins quand ils n’étaient pas malades. Ce qui qualifie l’expert moderne, c’est justement d’être impliqué dans la production de la catastrophe, de savoir de quoi il retourne, comme votre officier en 1918. Encore les délégués des soldats auraient-ils pu trouver un moyen de contrer les manœuvres de l’état-major ; ils auraient au moins pu dénoncer publiquement ce chantage et en appeler à tous les Conseils. Mais maintenant c’est une autre affaire : avec les catastrophes semées partout et leurs combinaisons infinies, les experts ne nous ont jamais été aussi indispensables. Pour déterminer que la bière est infecte, passe encore, nous n’avons pas besoin de leurs lumières. Mais pour connaître exactement sa composition, quels agents chimiques on y a introduits, quelle est leur toxicité, seuls et en relation avec d’autres, présents dans d’autres aliments ? Et pour connaître tant de choses plus décisives ? La liberté d’opinion n’a même pas besoin d’être formellement supprimée : on n’a pratiquement plus les moyens de se former soi-même une opinion.

Kalle

Ou au contraire on n’a plus les moyens de se former qu’une opinion, arbitraire et invérifiable.

Ziffel

Si vous voulez. En tout cas l’ignorance et l’obscurantisme, que la bourgeoisie avait un temps battus en brèche pour les besoins de sa propre expansion, prospèrent comme jamais depuis qu’il y a des experts en tout. C’est ce qu’avait bien prévu un des témoins les plus exacts de la première vague de désastres qui a déferlé sur le siècle. Dès 1928 il avait dit que si l’élimination de la bourgeoisie n’était pas accomplie avant un moment presque calculable de l’évolution technique et scientifique, tout était perdu. Il résumait cela par une formule : « Il faut couper la mèche avant que l’étincelle n’atteigne la dynamite. » Il est remarquable que ce soit un homme, Walter Benjamin, qui n’était pas à proprement parler un révolutionnaire, ou en tout cas ne se piquait pas de stratégie, qui ait fait une remarque aussi lucide. Il a fallu par exemple dix ans de plus à quelqu’un comme Trotsky, que l’on pouvait tout de même croire plus qualifié en matière d’analyse des rapports de force, pour en arriver à admettre que les prémisses objectives de la révolution prolétarienne n’étaient pas seulement mûres, mais avaient même commencé à pourrir.

Kalle

Vous pensez donc que nous vivons après l’explosion, et que tout est perdu ?

Ziffel

Tout n’est peut-être pas perdu, mais assurément nous vivons « après l’explosion », comme vous dites. La volonté de transformer la société existante ne trouve plus de point d’appui : il est enfoui toujours plus profondément sous les décombres amassés avec régularité depuis plus d’un demi-siècle. Comme disait un Polonais qui en savait long, il y a des conséquences qui, tous les ans, produisent en abondance de nouvelles causes.

Kalle

Il y a toujours des pauvres, des opprimés, des malheureux, ils sont l’immense majorité, ils ont au moins autant de motifs qu’auparavant de chercher à transformer le monde, et ils peuvent s’appuyer sur les tentatives de leurs prédécesseurs.

Ziffel

Oui, mais encore une fois sur quoi reposaient elles-mêmes, trop paresseusement sans doute, les tentatives de leurs prédécesseurs ? Sur le fait que depuis la Renaissance, depuis le début de ce que l’on appelle les Temps modernes, le « progrès », ce résultat de l’activité collective que personne en particulier n’a voulu, paraissait… Qu’est-ce qui vous fait sourire ?

Kalle

La façon dont vous changez de voix pour prononcer le mot progrès. Comme si vous vouliez faire entendre les guillemets…

Ziffel

C’est à peu près ça. Quand on emploie certains mots, on a envie de faire comprendre qu’on se bouche mentalement le nez en les prononçant. Où en étais-je ?

Kalle

Au progrès. Je connaissais un bistrot qui s’appelait comme ça ; maintenant il s’appelle le « Rendez-vous des chasseurs ».

Ziffel

C’est une devinette ?

Kalle

Non, c’est un raccourci. Tel que je vous connais, vous alliez broder sur les illusions du progrès et sur leur fin dans le désastre général. Non ?

Ziffel

Plus ou moins. Les espoirs des opprimés reposaient sur la conviction de « nager dans le sens du courant ». Ils partageaient avec la bourgeoisie l’idée d’un développement historique cumulatif et irréversible qu’il s’agissait pour eux d’infléchir, par des réformes ou des révolutions, pour le faire aboutir à un résultat heureux. Bref, tout cela devait mener quelque part : la critique du dogme religieux à la liberté de pensée, la démocratie bourgeoise et l’égalité politique à une démocratie et une égalité réelles, la rationalisation capitaliste de la production à une organisation pleinement rationnelle de la vie matérielle. Et chaque génération pouvait se dire qu’il lui appartenait de réaliser les espérances du passé, de faire enfin déboucher l’histoire sur le règne de la liberté promis dès l’aube des Temps modernes : l’homme maître de lui-même, ayant l’honneur et la charge de façonner et de modeler son être. Ne faites pas la moue, on s’exprimait ainsi au XVe siècle, et il y a de bonnes raisons de préférer un tel langage à celui qui a cours aujourd’hui.

Kalle

Je ne peux m’empêcher de penser à la bonne vieille phrase : « Quand on parle du peuple, je me demande toujours quel mauvais coup on prépare contre le prolétariat. » Les grandes généralités sur l’époque, les générations, la décadence et tout le bazar, ça sert le plus souvent à se taire sur les intérêts matériels en conflit dans chaque époque, à commencer par la nôtre. Par exemple depuis quelque temps on entend partout blâmer la corruption des dirigeants, leurs trafics et prévarications. Comme si nous devions réclamer des dirigeants intègres ! Que les profiteurs s’en mettent au plus vite plein les poches sans croire eux-mêmes à leur avenir, c’est au contraire très bon signe. On ne va tout de même pas regretter le sens de l’État et les vertus bourgeoises ! Les rats essayent de quitter le navire, c’est bien la preuve qu’il coule.

Ziffel

On peut aussi considérer que la corruption n’est plus du tout cet abus, dénoncé à grands fracas, qui se grefferait sur une production sociale rationnelle dans ses moyens, sinon dans ses fins ; mais qu’elle est devenue le mode normal de redistribution des profits, dès lors que les décisions qui déterminent les parts de marché se sont concentrées au sommet de l’État, et qu’en bas les consommateurs captifs n’influent presque plus sur la carrière des marchandises produites. Les révélations à ce sujet sont évidemment fort commodes pour mettre au rancart au moment voulu tel ou tel dirigeant corrompu, puisque tous en croquent ; comme dans la bureaucratie stalinienne, où le gang dominant pouvait à chaque instant dénoncer n’importe quel bureaucrate comme saboteur, traître à la révolution, ennemi du prolétariat, puisque assurément tous l’étaient. Et puis, si les rats quittent le navire, et si naufrage il y a, ce qui devrait tempérer votre joie devant ce spectacle, c’est que nous ne le contemplons pas du rivage : nous coulons tous par la même occasion.

Kalle

Raison de plus pour se débarrasser du capitaine…

Ziffel

Quand le navire fait eau de toutes parts, ce n’est pas le meilleur moment pour apprendre la navigation. Rappelez-vous votre histoire des Conseils de soldats en 1918. Pendant longtemps les progrès dans la maîtrise de la nature ont permis de justifier ou d’occulter les régressions de la vie sociale. Et maintenant tout le monde peut constater, mais un peu tard, que celles-ci se payent en outre d’une régression catastrophique dans la maîtrise de la nature elle-même. La tentative de briser la contrainte exercée par la nature en brisant et rafistolant cette nature a abouti à une soumission plus grande au joug de celle-ci : chaque progrès obtenu sur ce mode a été suivi d’un retour de bâton, comme ces souches microbiennes résistantes aux antibiotiques qui infestent les hôpitaux. C’est ainsi que la civilisation européenne s’est égarée, non sans entraîner le monde entier dans son égarement. Au bout du compte, le résultat est l’exact contraire d’une autre belle formule du début des Temps modernes, selon laquelle « l’homme commande à la nature en lui obéissant » : l’homme s’est asservi à la nature en la tyrannisant.

Kalle

Dans ce cas, au lieu de gémir, félicitons-nous de ce que les possédants ne puissent plus faire passer l’intérêt de leurs affaires pour l’intérêt général. Les opprimés apprendront d’autant mieux ce qu’ils ont à faire qu’ils ne pourront plus croire que cela se fait indépendamment d’eux. C’est ce que je disais tout à l’heure : il n’y a plus de progrès, c’est le rendez-vous des chasseurs.

Ziffel

Je me réjouis de vous voir doté d’un aussi inébranlable optimisme…

Kalle

Oui, je suis si plein d’optimisme qu’il serait difficile d’en caser en moi une miette de plus !

Ziffel

… mais je me vois obligé de vous faire remarquer que vous avez une manière très intellectuelle, et même spéculative, de tirer un bien totalement hypothétique d’un mal très réel. Cela ne vous rappelle pas le genre de « dialecticiens » dont nous parlions, qui voyaient par exemple dans la prise du pouvoir d’Hitler la garantie que la domination capitaliste ne pouvant aller plus loin dans la monstruosité, ses jours étaient comptés ?

Kalle

Écoutez, c’est simple, vos ergotages finissent par m’évoquer une bonne histoire de chasse, justement. Celle de l’homme qui se prépare à aller chasser le lion. Vous la connaissez ?

Ziffel

Je ne crois pas. Racontez toujours.

Kalle

Voilà. Un homme décide d’aller le lendemain à la chasse au lion. Il parle de son projet à un ami. « Et qu’est-ce que tu feras si ton fusil s’enraye ? », lui dit l’autre. « Je le jette et je pars en courant. » « Et si le lion te poursuit ? » « Je grimpe à un arbre. » « Et si le lion grimpe pour t’attraper ? » « Dis donc, tu es avec moi ou tu es avec le lion ? »

Ziffel

Je suis contre le lion, mais où sont les armes et les chasseurs ? J’en suis tout aussi convaincu que vous, jamais la nécessité d’une transformation totale des rapports sociaux n’a été aussi évidente. Mais qui la voit ? Et surtout qui se bat effectivement pour un tel programme ? Comme disait un ami à moi au cours d’une discussion du même genre, les perspectives s’éclaircissent, les rangs aussi. Certes aucun des problèmes qui se posent actuellement aux individus ne peut être résolu sans transformer intégralement les rapports sociaux, mais c’est justement cette écrasante évidence qui protège ceux-ci contre la formation d’un tel projet. Le pire, c’est que les réactions de rejet que suscite l’angoissante absurdité de la société marchande prennent presque toujours la forme d’une revitalisation parodique d’anciennes certitudes. Toutes sortes de gens essayent de se rassurer en se trouvant des racines, comme s’ils étaient des poireaux, ou des aristocrates descendus de leur arbre généalogique. Évidemment le marché s’empresse de répondre à cette demande : on invente tous les jours de nouvelles traditions. J’ai lu l’autre jour dans un journal que trois millions d’Américaines étudiaient, dans des stages de formation ad hoc, ce que l’on appelait autrefois la « danse du ventre », et qu’il est aujourd’hui plus culturel et moins vulgaire d’appeler « danse orientale ». Il paraîtrait que ces pauvres femmes désirent, selon leurs propres dires, « se réconcilier avec leur corps » et « retrouver leur féminité ». Il faut donc croire qu’elles avaient perdu celle-ci, s’étaient brouillées avec celui-là. C’est malheureusement très vraisemblable. Pourtant le remède choisi ne les sortira pas d’affaire, puisqu’il consiste, comme toute la « culture » d’aujourd’hui, à faire accéder n’importe qui à une reconstitution truquée de ce dont a disparu la version authentique. Mais j’ai vu encore mieux dans un autre journal. C’est une agence, au Japon, qui s’est spécialisée dans la location de familles du dimanche aux managers, célibataires pour les besoins de leurs performances professionnelles, qui veulent néanmoins goûter hebdomadairement les paisibles plaisirs d’une paternité fictive. Voilà bien le mot d’ordre de l’époque : nous voulons tout, et le contraire de tout. Les marchands d’illusions ont donc encore de beaux jours devant eux. Pendant le désastre, la vente continue.

Kalle

On nous parle beaucoup de modernité, mais en fait c’est toujours le même ordre ancien, qui se donne pour nouveau parce qu’il avance sur de nouvelles béquilles, jamais vues nulle part, et répand de nouvelles odeurs de décomposition, jamais senties nulle part. C’est simple, et assez dialectique : le passé continue en détruisant le passé avec ses nouvelles armes et ses nouveaux poisons. Il s’attaque à tout ce qui paraissait naturel, normal et allant de soi. Rien d’étonnant donc à ce que ceux qui refusent l’ordre ancien déguisé en ordre nouveau commencent par croire qu’ils veulent seulement défendre le passé. Ce n’est pas bien grave, ça leur passera. Il y a une autre histoire que j’aime bien. C’est celle de l’enfant qui en l’an deux mille, en rentrant à la maison, raconte à sa mère qu’on lui a montré à l’école un truc extraordinaire, grâce auquel on peut, sans électricité, sans écran, sans clavier ni code d’accès, retrouver facilement un renseignement comme la définition d’un mot ou même lire un texte entier. C’est facile à consulter, c’est maniable, ça peut circuler de main en main, bref c’est un livre.

Ziffel

Je cours déposer le brevet !

Kalle

Eh bien, notre époque redécouvre avec la même candeur et le même enthousiasme toutes sortes de choses qu’on lui avait dites « dépassées ».

Ziffel

Elles ne l’étaient certes pas, et certaines, comme le livre, ne le seront jamais. Mais d’autres, qui assurément méritaient plus de l’être, ne l’ont pas été non plus, et si elles paraissent encore vivantes, c’est justement parce que le moment de leur dépassement a été manqué. D’anciennes activités bornées et des liens communautaires archaïques acquièrent ainsi un lustre nouveau, le pourrissement du travail et l’atomisation des individus ayant ramené l’ensemble des hommes bien en deçà de telles capacités et de telles solidarités. Par exemple la critique de l’activité artistique spécialisée se retrouve elle-même en porte à faux quand s’effondre le terrain de la sensibilité commune sur lequel l’expression artistique s’appuyait et s’exhaussait. Si comme on l’a dit c’est le regardeur qui fait le tableau, on peut se demander, avec la variété inédite d’aveugles créée par la télévision, ce qu’il reste de la peinture… Mais cette disqualification de la critique par la régression générale est tout aussi vraie de la critique des métiers, avec la disparition des savoir-faire, de celle de la culture, avec le retour du pur et simple analphabétisme, ou encore de celle de la famille, avec l’abandon de toute forme d’entraide.

Kalle

Quoi qu’il en soit, c’est un signe des temps, et un bon signe selon moi, que tant de gens ne veuillent pas s’en tenir à ce qu’on leur a dit des bienfaits du progrès, et ressentent le besoin de faire eux-mêmes le tri de ce qui peut leur servir dans le passé.

Ziffel

Cher ami, permettez-moi de vous signaler que vous contredisez là certaines de vos remarques antérieures. Mais peu importe. Pour faire un tri, encore faut-il avoir des critères de sélection, et la capacité de juger. Votre gosse émerveillé par un livre, encore faudra-t-il qu’il ait fait l’apprentissage de la lecture. Je vois plutôt qu’en réponse à la désolation qui s’étend avec la destruction de tous les anciens repères de la vie, on ressuscite sans discrimination n’importe quelle illusion ou limitation du passé, religions comprises. Dans le genre stage de danse du ventre, nous aurons droit à tout. Voir dans cette stérilité angoissée, qui se raccroche au moindre brimborion d’humanité ancienne comme à une planche de salut, une lucidité prometteuse de renouvellement, me paraît assez farfelu. Je pense au contraire que notre époque est sans doute la première dans l’histoire qui se trouve tout aussi incapable de transmettre authentiquement une tradition que de faire naître des chances de renouvellement. Laissez-moi vous lire quelque chose.

Ziffel sortit de sa poche un petit livre, l’ouvrit à une page marquée et lut.

Ziffel

« Le progrès sous les pas duquel l’herbe prend le deuil et la forêt devient papier a subordonné les raisons de vivre aux moyens qui permettent de vivre, faisant de nous les vis auxiliaires de nos outils. La dent de l’époque est creuse ; car lorsqu’elle était encore saine se présenta la main qui gagne sa vie à faire les plombages. Là où toutes les forces furent réunies pour raboter les aspérités de la vie, il ne reste rien qui nécessite encore de tels ménagements. L’individualité peut vivre dans ces régions, mais elle ne peut y prendre naissance. » Qu’en pensez-vous ? C’est ce qu’écrivait en 1914 un homme dont on a dit : il ne s’intéresse à rien qui puisse affaiblir sa colère.

Kalle

Je donne ma langue au chat.

Ziffel

Il s’agit de Karl Kraus. Son éloquence ne lui a d’ailleurs pas évité une fin ignominieuse puisqu’en 1934 il l’a mise au service de la répression.

Kalle

Nos réflexions actuelles n’ont donc rien de très nouveau, c’est ça ?

Ziffel

Ce qu’il y a de nouveau, c’est qu’elles ne sont plus nouvelles. Il n’est pas besoin d’être particulièrement porté à la critique pour s’apercevoir que l’affranchissement apporté par l’époque bourgeoise a sombré dans une absurdité irrémédiable. Chaque progrès apparaît foncièrement vicié et en règle générale tout ce qui devait faciliter la vie la dévore. L’idée que le processus historique commencé à la Renaissance puisse connaître un aboutissement heureux est si bien discréditée qu’on peut dire que les Temps modernes ont atteint leur point de perfection, la perfection étant précisément la qualité de ce qui ne peut plus être amélioré. Les Temps modernes sont donc achevés : ils avaient commencé dans les villes, ils finissent avec elles. Achevé, voilà un mot dialectique : à la fois « qui a atteint la perfection » et « qui a trouvé son terme ».

Kalle

Vous pouvez ajouter le sens « porter le coup de grâce », « abattre », comme dans « on achève bien les chevaux ». Parler du caractère périssable de la société marchande ne suffit pas. Il faut encore parler de la façon dont on peut faire en sorte qu’elle périsse.

Ziffel

Évidemment on peut penser qu’à cet égard il suffit de recourir encore et toujours aux moyens qu’ont depuis deux siècles utilisés les opprimés dans leurs tentatives révolutionnaires : l’association, la mise en commun et la discussion des idées et des projets, la solidarité et l’activité collective. Mais pour presque tout le monde ces moyens sont eux-mêmes frappés de discrédit, et soupçonnés d’avoir concouru à l’égarement de l’histoire moderne. L’association et l’activité collective mèneraient inévitablement à la formation d’une bureaucratie, et le simple fait de vouloir formuler un projet commun serait déjà se comporter en planificateur autoritaire de l’avenir…

Kalle

Autrefois, c’étaient seulement des intellectuels déjà bien avancés, au sens du fromage, qui invoquaient la liberté pour justifier le fait qu’ils s’accommodaient de l’oppression, et qui criaient au terrorisme dès que certains se montraient moins patients qu’eux.

Ziffel

Entre-temps le programme formulé par le premier théoricien de la cybernétique, faire des intellectuels des hommes ordinaires, s’est largement réalisé : la plupart des hommes ordinaires ont été transformés en intellectuels. La modernisation du système de production, en employant toujours plus de gens à ce qu’il appelle sa rationalisation, c’est-à-dire à un pseudo-travail, a fait de presque n’importe qui quelqu’un qui complique fallacieusement les choses simples et qui simplifie non moins fallacieusement les choses complexes ; bref quelqu’un qui sous prétexte de vouloir en savoir davantage veut en fait en savoir moins. Ainsi la simple nécessité de s’unir et de s’organiser contre l’oppression sera obscurcie par toutes sortes de considérations byzantines, et le processus très complexe qui a mené jusqu’ici les tentatives dans ce sens à des résultats contraires sera réduit à l’action d’une fatalité. Voyez par exemple la faveur que connaît la vulgarisation moderniste du thème de la « servitude volontaire ». En fin de compte, cela revient à dire que si les exploités le sont, c’est sans doute que « quelque part » ils l’ont bien cherché. C’est un peu comme si l’on expliquait la torture par le fait qu’il existe des masochistes.

Kalle

Je préfère vous entendre parler ainsi. Parfois, vous me faites vous-même l’effet d’embrouiller à plaisir les choses claires.

Ziffel

Je vais sans doute à nouveau vous déplaire, mais il me semble qu’il n’est pas anecdotique ou superficiel que l’idée d’une émancipation collective ne signifie plus rien pour l’immense majorité. Vous connaissez l’ancienne remarque selon laquelle à certains moments les peuples peuvent tout ce qu’ils croient pouvoir. Eh bien, l’inverse est vrai, et rien n’est plus puissant que leur sentiment d’impuissance. Cela m’évoque un apologue hassidique que j’ai lu l’autre jour. Un sage hassid, devant accomplir une tâche difficile, se rendit à un certain endroit dans la forêt obscure, alluma un feu et médita en prière. Ainsi ce qu’il voulait accomplir s’accomplit. À la génération suivante, le sage qui devait à son tour accomplir la tâche la plus difficile se rendit au même endroit dans la forêt obscure et dit : nous ne pouvons plus allumer le feu, mais nous pouvons dire les prières. Et ce à quoi il aspirait devint réalité. Mais une génération plus tard, le sage qui dut lui aussi vaincre la difficulté ne pouvait plus allumer un feu, ne connaissait plus les méditations secrètes qui appartiennent à la prière. Cependant, comme il savait où il fallait aller dans la forêt obscure, cela suffit. Enfin le conte dit qu’une autre génération étant passée, Rabbi Israël de Rishin, confronté à la même tâche, s’assit sur son fauteuil doré dans son château et dit : nous ne pouvons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons plus l’endroit dans la forêt, mais nous pouvons raconter comment tout cela a eu lieu. Et l’histoire qu’il raconta eut le même effet que les actions des trois autres. Voilà comment se termine cet apologue, mais pour l’adapter à l’époque et à notre propos, j’en transformerais volontiers la fin : le dernier sage raconte comment ont agi ses prédécesseurs, mais il n’y a plus personne pour comprendre de quoi il parle.

Kalle

Bon, la dent de l’époque est creuse, car lorsqu’elle était encore saine, se présenta la main qui gagne sa vie à faire les plombages. Maintenant que la dent est pourrie, que la main qui fait les plombages tremble comme celle d’un vieillard, il n’y a plus selon vous qu’à attendre que le chaos et la destruction aient atteint le point où, le fonctionnement même de l’organisation économique et sociale étant devenu matériellement impossible, notre civilisation périra.

Ziffel

Je ne dis pas qu’il faut se contenter d’attendre…

Kalle

Mais vous semblez bien dire néanmoins qu’il faudra aller jusqu’au bout du chaos et traverser cet effondrement pour qu’apparaissent, peut-être, les hommes capables de fonder de nouveaux rapports sociaux. C’est la tarte à la crème de la fin de l’Empire romain, du déclin de l’occident, de la décadence…

Ziffel

Je ne tiens pas à être original. Même si déjà avant moi plusieurs personnes ont dit qu’une société où la tromperie et l’illusion sont la règle était condamnée à crouler sous le poids de ses erreurs, je ne crains pas de le redire à mon tour. Je sais bien que la vérité elle-même peut prendre un air de superstition quand elle est crue sans preuve et répétée sans réflexion ; et qu’elle peut toujours être dénaturée par des misérables qui en font un piège à l’usage des naïfs. Raison de plus pour ne pas l’abandonner en ces mauvaises mains. Ce n’est pas à vous que je vais apprendre qu’il est hors de saison de se soucier d’originalité quand tant de banalités, dont on n’a pas fini de faire usage, sont à défendre bec et ongles.

Kalle

Ce qui me déplaît fort dans cette idée de décadence, c’est qu’on ne sait pas quoi en faire. Si on la prend au sérieux, on ne peut plus agir contre la décomposition en cours, ni penser à ce que pourrait être une nouvelle organisation sociale. En réalité je pense que si on a besoin d’une telle idée, c’est que déjà on ne veut ni agir ni penser, mais qu’on veut tout de même garder la pose de celui qui discourt à son aise sur l’histoire universelle, et n’est pas dupe de la vaine agitation de ses contemporains. C’est ce que l’on appelle s’envelopper dans les vastes plis d’une proposition générale pour chatouiller astucieusement par en dessous sa vanité personnelle.

Ziffel

Après avoir brillamment ridiculisé les idées que vous m’attribuez, vous me permettrez peut-être d’exposer les miennes ?

Kalle

Ne faites pas de manières, allez-y. Mais d’abord commandons à boire quelque chose de plus concret. Que diriez-vous d’une vodka ?

Ziffel acquiesça d’un signe de tête. Ils se firent donc servir de la vodka et burent en silence par petites gorgées. Kalle alluma un cigare.

Ziffel

Contrairement à ce que vous dites, peut-être ne prenons-nous pas le parallèle avec la fin de l’Empire romain assez au sérieux. Si l’effondrement de cette civilisation qui est moins que jamais nôtre est commencé, n’est-il pas légitime de penser que l’est aussi la recherche des moyens de ne pas être enseveli avec elle ? Bon, je sais bien que vouloir définir dès maintenant les nouvelles valeurs de la vie que créeront ceux qui seront effectivement sortis des Temps modernes, ce serait verser dans l’utopisme niais ou le dilettantisme mystique. Tout ce qu’on peut supposer raisonnablement, c’est qu’en réponse à la faillite de la surenchère technologique, s’organiseront des collectivités réduites, qui reprendront avec des moyens simplifiés une production à leur échelle.

Kalle

J’ai déjà pensé qu’au train où allaient les choses, il nous faudrait faire une révolution pour travailler réellement. On blâme le bousillage actuel en parlant de « productivisme », comme si c’était le fait de produire qui était blâmable. Il serait pourtant urgent de se remettre à produire quelque chose qui en vaille la peine. Mais pour l’instant, où voyez-vous des gens qui cherchent les moyens de sortir des Temps modernes ?

Ziffel

Justement, j’allais y venir. Il est impossible de prévoir ce que fera une civilisation nouvelle, mais en revanche on voit très bien ce que la ruine de celle-ci oblige à faire. La désertion massive de l’armée de l’économie et des institutions de la décadence est indispensable pour que l’humanité puisse affronter, et même seulement envisager, les problèmes qui se posent à elle de façon si pressante. Évidemment, énoncé ainsi, ça ressemble fort à un vœu pieux. Mais c’est en fait un mouvement qui commence bel et bien, même s’il est encore peu perceptible. La preuve en est que dès maintenant, pour garder en éveil sa sensibilité, et à plus forte raison son intelligence, il faut individuellement se prémunir contre l’intoxication marchande, ses leurres et ses poisons. Rester ainsi sensible, au déplaisir comme au plaisir, plutôt que d’anesthésier à la fois la sensation de l’un et de l’autre, c’est une espèce d’hygiène qui peut mener loin.

Kalle

« Dans les cataclysmes qui vont venir, je ne laisserai pas, j’espère, mon cigare de Virginie s’éteindre par amertume. » Autrefois nous avons été vaincus. Maintenant nos vainqueurs ont donné toute leur mesure, et c’est le naufrage. Mais comme vous le disiez vous-même, nous ne le contemplons pas du rivage.

Ziffel

Qui se soustrait, autant qu’il lui est possible, aux contraintes abrutissantes du travail et des loisirs, à la liquéfaction des capacités de raisonnement par la télévision et les médias en général, à l’empoisonnement de l’organisme par l’industrie, à l’analphabétisme culturel d’État, est en tout cas mieux armé pour faire face à la catastrophe que celui qui ne se soustrait à rien de tout cela.

Kalle

Et la radioactivité, par exemple, comment vous allez vous y soustraire ? Cela m’évoque un peu l’histoire de ces amateurs de tranquillité qui étaient allés s’installer dans l’endroit le plus perdu qu’ils avaient pu trouver, aux îles Malouines, juste avant que deux armées ne se les disputent. Mais bon, votre hypothèse est donc que nous sommes entrés dans la phase d’agonie de la civilisation marchande, et que tendent à se créer, en dehors d’institutions et de mœurs condamnées, des espèces d’oasis dans le désert de l’époque. Ce qui va dans votre sens, c’est la fuite hors des villes de toutes sortes de gens qui autrefois y auraient certainement goûté « l’air qui émancipe », et qui aujourd’hui y étouffent dans la puanteur de l’asservissement. Admettons donc qu’il y a une tendance durable, destinée à se développer toujours plus, à laisser en quelque sorte les intoxiqués de la marchandise entre eux. Un nouveau genre d’exil, choisi par tous ceux qui s’efforcent de tenir à distance la décomposition des conditions de vie, ce qui n’est d’ailleurs guère plus facile loin des villes. Mais ces exilés, même s’ils échappent à un certain nombre de maux, comment pourront-ils abattre la société dominante, qui n’est pas dépourvue de moyens, tout de même ?

Ziffel

Décidément, vous ne voulez pas comprendre qu’il est inutile d’abattre la société marchande : elle s’écroule sous nos yeux. Laissons-la s’effondrer, et faisons l’inventaire des outils qui seront nécessaires pour reconstruire le monde. Un tri, comme vous l’évoquiez tout à l’heure, mais un tri sans illusions ni nostalgie. La nostalgie, c’est comme la pitié avec les pauvres, c’est ce qu’on donne au passé pour ne pas lui donner de l’aide.

Kalle

Et pour ne pas en recevoir… Votre idée d’inventaire me plaît assez. Mais les bons outils pour reconstruire le monde ne sont-ils pas ceux qui peuvent également servir d’armes contre ce qui interdit de le reconstruire ? On pourrait dire la même chose en termes militaires : « Battre en retraite sans cesser de combattre, c’est le début de l’avance victorieuse. »

Ziffel hocha la tête en silence. Ils restèrent un instant songeurs, puis commandèrent deux autres vodkas.