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Seule l’erreur a besoin d’un soutien gouvernemental.
La vérité sait se défendre elle-même. Thomas Jefferson, Notes sur la Virginie.
Hier, le grand invertébré de la Maison-Blanche a apposé son sceau sur
la loi de « réforme » des télécom-munications de 1996, tandis que Tipper
Gore prenait des photographies numériques de l’événement pour les faire
figurer dans un livre intitulé : Vingt-quatre heures dans le cyberespace.
On m’avait demandé de participer, moi aussi, à la rédaction de ce livre
en écrivant un texte pour la circonstance. Étant donné le monstrueux
traitement que cette loi se propose d’infliger au Net, j’ai décidé que
le moment était aussi bien choisi qu’un autre pour apporter un peu
d’eau au moulin virtuel. Après tout, la loi sur la « réforme » des
télécommunications adoptée par le Sénat avec seulement cinq voix
contre, rend illégal et passible d’une amende de 250 000 dollars le
fait de dire « merde » en ligne ou n’importe lequel des sept autres
gros mots qu’il est interdit de prononcer dans les médias ; ou encore
de parler explicitement de l’avortement, ou d’évoquer les diverses
fonctions corporelles autrement qu’en termes strictement cliniques.
Cette loi tente de soumettre la conversation dans le cyberespace à des
contraintes plus sévères que celles actuellement en vigueur dans la
caféteria du Sénat, où j’ai eu l’occasion de dîner plusieurs fois et où
j’ai toujours entendu des représentants du Sénat des États-Unis
d’Amérique parler en employant des expressions fort colorées et
indécentes. Ce projet de loi a été mis en œuvre contre nous par des
gens qui n’ont pas la moindre idée de ce que nous sommes, ni de la
nature de nos conversations. Comme le dirait mon cher ami Louis
Rossetto, rédacteur en chef de Wirred, « c’est comme si des analphabètes venaient vous dire ce qu’il faut lire ».
Eh bien, qu’ils aillent se faire foutre.
Ou, plus exactement, qu’ils sachent que nous prenons congé d’eux. Ils
ont déclaré la guerre au cyberespace ; montrons-leur combien nous
pouvons être astucieux, déroutants et puissants pour nous défendre.
J’ai écrit un texte (d’une solennité de circonstance) qui, je l’espère,
deviendra l’un des nombreux moyens susceptibles d’y contribuer. Si vous
le jugez utile, j’espère que vous le diffuserez aussi largement que
possible. Vous pouvez retirer mon nom si cela vous arrange.;
je ne me soucie vraiment pas d’être mentionné. J’espère bien, en
revanche, que ce cri va résonner dans le cyberespace, en se modifiant,
en grandissant et en se dupliquant, jusqu’à ce qu’il devienne un énorme
vacarme, à la mesure de cette loi imbécile qu’ils viennent de préparer
contre nous.
Voici donc…
Gouvernements du monde industriel, géants fatigués de chair et d’acier,
je viens du cyberespace, nouvelle demeure de l’esprit. Au nom de
l’avenir, je vous demande, à vous qui êtes du passé, de nous laisser
tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez
aucun droit de souveraineté sur nos lieux de rencontre.
Nous n’avons pas de gouvernement élu et nous ne sommes pas près d’en
avoir un, aussi je m’adresse à vous avec la seule autorité que donne la
liberté elle-même lorsqu’elle s’exprime. Je déclare que l’espace social
global que nous construisons est indépendant, par nature, de la
tyrannie que vous cherchez à nous imposer. Vous n’avez pas le droit
moral de nous donner des ordres et vous ne disposez d’aucun moyen de
contrainte que nous ayons de vraies raisons de craindre.
Les gouvernements tirent leur pouvoir légitime du consentement des
gouvernés. Vous ne nous l’avez pas demandé et nous ne vous l’avons pas
donné. Vous n’avez pas été conviés. Vous ne nous connaissez pas et vous
ignorez tout de notre monde. Le cyberespace n’est pas borné par vos
frontières. Ne croyez pas que vous puissiez le construire, comme s’il
s’agissait d’un projet de construction publique. Vous ne le pouvez pas.
C’est un acte de la nature et il se développe grâce à nos actions
collectives.
Vous n’avez pas pris part à notre grande conversation, qui ne cesse de
croître, et vous n’avez pas créé la richesse de nos marchés. Vous ne
connaissez ni notre culture, ni notre éthique, ni les codes non écrits
qui font déjà de notre société un monde plus ordonné que celui que vous
pourriez obtenir en imposant toutes vos règles.
Vous prétendez que des problèmes se posent parmi nous et qu’il est
nécessaire que vous les régliez. Vous utilisez ce prétexte pour envahir
notre territoire. Nombre de ces problèmes n’ont aucune existence.
Lorsque de véritables conflits se produiront, lorsque des erreurs
seront commises, nous les identifierons et nous les réglerons par nos
propres moyens. Nous établissons notre propre contrat social.
L’autorité y sera définie selon les conditions de notre monde et non du
vôtre. Notre monde est différent.
Le cyberespace est constitué par des échanges, des relations, et par la
pensée elle-même, déployée comme une vague qui s’élève dans le réseau
de nos communications. Notre monde est à la fois partout et nulle part,
mais il n’est pas là où vivent les corps.
Nous créons un monde où tous peuvent entrer, sans privilège ni préjugé
dicté par la race, le pouvoir économique, la puissance militaire ou le
lieu de naissance.
Nous créons un monde où chacun, où qu’il se trouve, peut exprimer ses
idées, aussi singulières qu’elles puissent être, sans craindre d’être
réduit au silence ou à une norme.
Vos notions juridiques de propriété, d’expression, d’identité, de
mouvement et de contexte ne s’appliquent pas à nous. Elles se fondent
sur la matière. Ici, il n’y a pas de matière.
Nos identités n’ont pas de corps ; ainsi, contrairement à vous, nous ne
pouvons obtenir l’ordre par la contrainte physique. Nous croyons que
l’autorité naîtra parmi nous de l’éthique, de l’intérêt individuel
éclairé et du bien public. Nos identités peuvent être réparties sur un
grand nombre de vos juridictions. La seule loi que toutes les cultures
qui nous constituent s’accordent à reconnaître de façon générale est la
Règle d’Or. Nous espérons que nous serons capables d’élaborer nos
solutions particulières sur cette base. Mais nous ne pouvons pas
accepter les solutions que vous tentez de nous imposer.
Aux États-Unis, vous avez aujourd’hui créé une loi, la loi sur la
réforme des télécommunications, qui viole votre propre Constitution et
représente une insulte aux rêves de Jefferson, Washington, Mill,
Madison, Tocqueville et Brandeis. Ces rêves doivent désormais renaître
en nous.
Vous êtes terrifiés par vos propres enfants, parce qu’ils sont les
habitants d’un monde où vous ne serez jamais que des étrangers. Parce
que vous les craignez, vous confiez la responsabilité parentale, que
vous êtes trop lâches pour prendre en charge vous-mêmes, à vos
bureaucraties. Dans notre monde, tous les sentiments, toutes les
expressions de l’humanité, des plus vils aux plus angéliques, font
partie d’un ensemble homogène, la conversation globale informatique.
Nous ne pouvons pas séparer l’air qui suffoque de l’air dans lequel
battent les ailes.
En Chine, en Allemagne, en France, en Russie, à Singapour, en Italie et
aux États-Unis, vous vous efforcez de repousser le virus de la liberté
en érigeant des postes de garde aux frontières du cyberespace. Ils
peuvent vous préserver de la contagion pendant quelque temps, mais ils
n’auront aucune efficacité dans un monde qui sera bientôt couvert de
médias informatiques.
Vos industries de l’information toujours plus obsolètes voudraient se
perpétuer en proposant des lois, en Amérique et ailleurs, qui
prétendent définir des droits de propriété sur la parole elle-même dans
le monde entier. Ces lois voudraient faire des idées un produit
industriel quelconque, sans plus de noblesse qu’un morceau de fonte.
Dans notre monde, tout ce que l’esprit humain est capable de créer peut
être reproduit et diffusé à l’infini sans que cela ne coûte rien. La
transmission globale de la pensée n’a plus besoin de vos usines pour
s’accomplir.
Ces mesures toujours plus hostiles et colonialistes nous mettent dans
une situation identique à celle qu’ont connue autrefois les amis de la
liberté et de l’autodétermination, qui ont eu à rejeter l’autorité de
pouvoirs distants et mal informés. Nous devons déclarer nos
subjectivités virtuelles étrangères à votre souveraineté, même si nous
continuons à consentir à ce que vous ayez le pouvoir sur nos corps.
Nous nous répandrons sur la planète, si bien que personne ne pourra
arrêter nos pensées.
Nous allons créer une civilisation de l’esprit dans le cyberespace.
Puisse-t-elle être plus humaine et plus juste que le monde que vos
gouvernements ont créé.
Davos (Suisse), le 8 février 1996
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