Nous avons vu abolie en un claquement de doigts la
liberté la plus élémentaire des constitutions bourgeoises –.celle d’aller
et venir.
Nous avons vu un président prétendant régler depuis
l’Élysée les « détails de notre vie quotidienne ».
Nous avons vu un gouvernement promulguer du jour au
lendemain de nouvelles habitudes, la façon correcte de se saluer et même
édicter une « nouvelle normalité ».
Nous avons entendu les enfants traités de
« bombes virologiques » – et puis finalement non.
Nous avons vu un maire interdire de s’asseoir plus de
deux minutes sur les bancs de « sa » ville et un autre d’acheter
moins de trois baguettes à la fois.
Nous avons entendu un professeur de médecine
dépressif parler de « forme de suicide collectif pour eux-mêmes et pour
les autres » au sujet de jeunes gens qui prenaient le soleil dans un parc.
Nous avons vu un système médiatique parfaitement
déconsidéré tenter de regagner une once de crédit moral par une entreprise de
culpabilisation massive de la population, comme si la résurrection du
« péril jeune » allait amener la sienne propre.
Nous avons vu 6 000 gendarmes des unités
« montagne » appuyés par des hélicoptères, des drones, des hors-bords
et des 4X4, lancés dans une traque nationale aux arpenteurs de sentiers, de
bords de rivières, de lacs – sans parler, évidemment, des bords de mer.
Nous avons vu les Polonais en quarantaine sommés de
choisir entre se photographier chez eux sur une application combinant
géolocalisation et reconnaissance faciale, ou bien recevoir une visite de la
police.
Nous avons entendu les vieillards tambourinant à la
porte de leur chambre d’EHPAD implorer qu’on les laisse sortir voir le soleil
peut-être une dernière fois, et la barbarie civilisée se draper d’excuses
sanitaires.
Nous avons vu la notion de « distance
sociale », conçue dans l’Amérique des années 1920 pour quantifier
l’hostilité des Blancs envers les Noirs, s’imposer comme norme évidente d’une
société d’étrangers. Nous avons ainsi vu un concept né pour répondre aux
émeutes raciales de Chicago en 1919 mobilisé afin de geler l’onde
insurrectionnelle mondiale de 2019.
Nous avons vu, dans nos nuits confinées, les
satellites d’Elon Musk
remplacer les étoiles, comme la chasse aux Pokemons a
remplacé la chasse aux papillons disparus.
Nous avons vu d’un jour à l’autre notre appartement,
que l’on nous avait vendu comme un refuge, se refermer sur nous comme un piège.
Nous avons vu la métropole, une fois évanouie comme
théâtre de nos distractions, se révéler comme espace panoptique du contrôle
policier.
Nous avons vu dans toute sa nudité le réseau serré
des dépendances à quoi nos existences sont suspendues. Nous avons vu à quoi
tiennent nos vies et par quoi nous sommes tenus.
Nous avons vu, dans sa suspension, la vie sociale
comme immense accumulation de contraintes aberrantes.
Nous n’avons vu ni Cannes, ni Roland Garros, ni le
Tour de France – et c’était bien.
Nous avons lu ce communiqué du Centre Patronal suisse
: « Il faut éviter que certaines personnes soient tentées de s’habituer à
la situation actuelle, voire de se laisser séduire par ses apparences
insidieuses : beaucoup moins de circulation sur les routes, un ciel
déserté par le trafic aérien, moins de bruit et d’agitation, le retour à une
vie simple et à un commerce local, la fin de la société de consommation… Cette
perception romantique est trompeuse, car le ralentissement de la vie sociale et
économique est en réalité très pénible pour d’innombrables habitants qui n’ont
aucune envie de subir plus longtemps cette expérience forcée de
décroissance. »
Nous avons vu les États-Unis, la France ou l’Italie
déclarer une guerre forcément implacable à un ennemi bien entendu invisible, et
mimer en cela le pouvoir chinois. Nous avons vu les États les plus occidentaux
adopter naturellement les mots, les méthodes et les manières réputés propres au
«.despotisme oriental.» – mais sans les moyens de celui-ci. Nous
avons vu l’impitoyable gouvernementalité chinoise
désignée d’autant plus comme ennemie qu’elle sert en réalité de modèle. Nous
avons vu vers quoi tendent les démocraties.
Nous avons vu le social se résorber de plus en plus
dans le gouvernemental, et celui-ci se réduire au purement hostile. Nous avons
vu la séparation achevée coïncider avec le projet d’une gouvernementalité
parfaite.
Nous avons assisté, des semaines durant, à
l’interminable sketch télévisé des masques, des tests et des places en
réanimation. Et nous avons vu dans cette mascarade le reflet de notre propre
impuissance sans mesure. Nous avons vu la passion triste d’être bien gouverné comme
devant être toujours déçue.
Nous avons vu les couturières du village suppléer aux
carences de l’État et les aides-soignantes parler plus haut qu’un soi-disant
Président. Nous n’avons vu défiler que porte-paroles sans parole, généraux sans
armée, stratèges sans stratégie et ministres sans magistère. Nous avons vu
s’effondrer l’ancienne foi en l’État au moment même où celui-ci se retrouvait
une inespérée raison d’être.
Nous avons vu l’État français, si couramment frappé
de grandiosité comme tout ce qui est français, ramené
à son statut réel d’État failli. Nous l’avons vu cachant sous les ors de son
appareil une réalité du Tiers-Monde – chipant des masques à ses propres
collectivités locales et à ses « alliés européens », mobilisant
l’armée comme le premier président mexicain venu pour mettre en scène une
maîtrise de la situation à laquelle personne ne croit, mimant à coups
d’hélicoptères et de TGV une efficacité de carton-pâte, s’appropriant comme
siens les élans de solidarité spontanée envers des soignants qu’il n’avait
jusque-là cessé de déplumer.
Nous avons vu, à travers les trous dans les blouses
des infirmières, l’intense bricolage qui se fait passer pour « nos
institutions ».
Nous avons vu la méta-bureaucratie privée des
cabinets de conseil mondiaux aussi empotée que la bureaucratie étatique, et
partout étendant son emprise.
Nous avons vu comme les États-Unis, en fait d’État
failli, valent bien la France.
Nous avons vu partout la prétention à administrer les
choses, à les gérer de loin s’écraser sur le réel – et ce, pour
commencer, à l’hôpital.
Nous avons vu le réflexe de
centraliser-planifier-organiser partout empirer la situation, et n’améliorer
que l’image des organisateurs.
Au faîte de la crise, nous avons vu l’État comme ce
dont nous n’avons plus besoin, et dont n’émane rien en guise de secours qu’une
sourde menace et des coups bas. Nous avons vu que, vivre sans l’État, ou loin
de son empire, est devenu, pour beaucoup, la première mesure vitale.
Nous avons vu se déployer l’auto-organisation locale,
de proche en proche, à même les territoires vécus, comme réflexe vital ramenant
un peu de sens et de prise – comme expérience infime mais réelle de
puissance collective.
Nous avons vu la passion du jardin, voire du
poulailler, saisir ceux qui n’avaient jusque-là que trois pots de fleurs
fanées.
Nous n’avons vu, dans le galop d’essai du confinement
mondial, aucune césure entre un monde d’avant et un monde d’après. Nous l’avons
vu comme simple révélateur du monde qui était déjà là, mais dont la cohérence
était jusque-là tue.
Nous avons vu surgir, avec la mise aux arrêts
domiciliaires de la plus grande partie de la population mondiale, la nouvelle
architecture toute prête de la séparation, où l’absence de contact forme la
condition pour que tous les rapports soient médiés cybernétiquement.
Nous avons vu émerger, au détour de quelque
statistique du ministère de l’Intérieur au sujet des 20 % de Parisiens
partis se confiner ailleurs, l’écosystème jusqu’ici clandestin de la
surveillance de masse. Nous avons vu qu’il était vain, en la matière, de
distinguer entre organisation étatique et data brokers privés, entre ceux qui
détiennent les titres et ceux qui disposent des leviers.
Nous avons entendu Éric Schmitt, l’ex-patron de
Google devenu un pilier du complexe militaro-industriel américain, formuler ce
que l’on se garde bien de dire officiellement en France : la
déscolarisation connectée des enfants est bien une « expérimentation de
masse en matière d’enseignement à distance ». Puis préciser le plan :
« Si nous devons construire l’économie et le système éducatif du futur sur
le tout-télé, nous avons besoin d’une population intégralement connectée et
d’une infrastructure ultra-rapide. Le gouvernement doit procéder à des
investissements massifs – peut-être comme plan de relance – pour
convertir l’infrastructure digitale de la nation aux plate-formes
basées sur le cloud et les relier par le réseau
5G. » Nous avons perçu dans son appel à la gratitude envers les géants du
numérique – « Réfléchissez un peu à ce que serait votre vie en
Amérique sans Amazon ! » – la voix triomphante des nouveaux
maîtres.
Nous avons vu, au prétexte imparable de la pandémie,
s’afficher la cohérence des pièces jusque-là disjointes des plans
impériaux : géolocalisation, reconnaissance faciale, Linky,
drones en pagaille, proscription des paiements en liquide, internet des objets,
généralisation des capteurs et de la production de traces, assignation à
résidence digitale, privatisation exaspérée, économies massives par le télé-travail, la télé-consommation, les télé-conférences,
le télé-enseignement, les télé-consultations, la télé-surveillance et, pour finir, le télé-licenciement.
Nous avons vu dans le taux d’équipement technologique
de chacun la condition pour endurer une réclusion qui, il y a encore dix ans,
aurait été éprouvée comme intolérable – un peu comme l’introduction de la
télé en prison y a éteint les grandes révoltes.
Nous avons assisté à l’inflation fulgurante d’un type
spécifique de technologies : celles dont Kafka disait que nous périrons
parce qu’elles « multiplient le fantomatique entre les hommes ».
Nous avons vu, avec le confinement mondial, la
socialisation du virtuel répondre à la virtualisation du social. Le social
n’est plus le réel. Le réel n’est plus le social.
Nous avons vu, aux États-Unis, le couvre-feu policier
prendre la suite du confinement sanitaire, et les applications de traçage
imaginées « pour le Covid » servir à
traquer les émeutiers.
Nous avons, en France, vu les manifestations que l’on
interdisait autrefois pour d’impénétrables raisons d’ordre public, interdites
désormais pour d’impénétrables raisons d’ordre sanitaire.
Nous avons vu, une fois la population confinée, la
police jouir jusqu’au meurtre de sa souveraineté retrouvée sur un espace public
idéalement déserté. Et nous avons vu en retour, aux États-Unis, en quoi peut
consister un déconfinement réussi : la reprise
de la rue, l’émeute, le pillage, la réduction en cendres de la police, des
grands magasins, des banques et des bâtiments gouvernementaux.
Nous avons vu, sur un balcon de Nantes, cette
banderole stupide et couarde : « Restez chez vous ! Préparons
les luttes de demain ! ».
Partout, nous avons vu des citoyens reprendre en écho
le « rentrez chez vous ! » aboyé par les flics et leurs drones.
Nous avons vu la gauche, comme toujours, à
l’avant-garde du « civisme » qu’aspirent à produire les gouvernants
– à l’avant-garde, donc, du suivisme.
Nous avons vu la blague des « permis de
vivre » imaginés en 1947 par les dadaïstes du Da Costa Encyclopédique se
réaliser comme politique d’État et mesure citoyenne. Qu’il ait été loisible à
chacun de se les délivrer aurait dû alerter sur le loufoque de l’initiative.
Nous avons vu à quoi tient la « rigueur
budgétaire », tout comme l’impératif moral de se lever tôt le matin pour
aller au turbin.
Nous avons vu, pour ceux qui continuaient à
travailler, que le travail forcé est la vérité du travail salarié, que
l’essence de l’exploitation est d’être sans limite et que l’auto-exploitation
est son premier ressort.
Nous avons vu la hiérarchie sociale comme purement
fondée sur le degré de parasitisme. Nous avons vu la société de l’utilitarisme
renvoyer chez eux comme « inessentiels » ses propres gestionnaires.
Nous avons éprouvé dans la fausse alternative entre
un espace public intégralement sous contrôle et un espace privé promis au même
destin le manque de lieux intermédiaires d’où nous puissions localement
reprendre en main des conditions d’existence qui, de toutes parts, nous
échappent. Nous avons vu dans la prolifération des intermédiaires en tout genre
– commerciaux comme politiques, intellectuels comme sanitaires – la
conséquence de ce défaut de lieux.
Nous avons senti l’appareil médiatique et
gouvernemental, de palinodies en grossiers mensonges, de contradictions béantes
en feintes révélations, jouer deux mois durant sur nos états d’âme comme sur un
piano. Et se plaire tant à l’exercice qu’il entend bien continuer aussi
longtemps que possible.
Nous avons éprouvé comme, par l’insondable menace du
virus, on nous liait à nous-mêmes en nous liant aux autres, mais par un lien
qui est la déliaison même : la peur.
Nous avons vu une nouvelle vertu civique naître de ce
qui était hier encore un délit : être masqué. Nous avons vu la pétoche
protester de son altruisme et la normopathie se
donner en exemple. Nous avons vu le plus complet désarroi quant à la façon de
vivre – la plus complète étrangeté à soi – dispenser des leçons de
savoir-vivre. Nous avons vu dans cette incertitude, et dans cette étrangeté, la
promesse de mœurs intégralement reprogrammables.
Nous avons vu gouvernants et multinationales célébrer
le care dans l’unique espoir de nous dissuader de leur faire la guerre. Nous
avons vu les champions du discrédit tenter de couvrir les huées qui leur
étaient destinées en faisant acclamer les damnés du salariat. Nous avons vu les
tire-au-flanc de toujours inventer l’héroïsme des « combattants de
première ligne » comme ultime façon de se planquer.
Nous avons vu comment l’impossibilité de distinguer
le mensonge de la vérité, et non le règne exclusif du mensonge, nous rendait manoeuvrables à souhait, comment, la moindre information
probante étant systématiquement démentie dans la journée par une autre non
moins improbable, il suffisait d’entretenir un certain brouillard sur toutes les
données dont les gouvernants ont le monopole pour nous faire perdre pied.
Nous avons vu la science si farcie d’intérêts qu’elle
en devient incapable de produire le moindre début de vérité. Nous avons vu le
savoir si saturé de pouvoir qu’il en a implosé. Nous
avons été laissés avec l’intuition et l’enquête située comme dernières voies
praticables d’accès au réel, comme racines pour tout raisonnement logique.
Nous avons vu la cause de la « santé
publique » comme pure et simple expropriation de toute certitude sensible
quant à notre santé réelle.
Nous n’avons pas goûté la bienveillante inquisition
des « brigades d’anges-gardiens » du docteur Véran.
Nous avons vu le souverain républicain réaliser son
rêve de rassembler pour sa messe l’ensemble de ses sujets idéalement séparés
devant leur écran entre les quatre murs de leur foyer, et enfin réduits à sa
contemplation exclusive. Nous avons vu le Léviathan réalisé.
Nous avons vu Macron
s’approprier paisiblement le 1er Mai des travailleurs et les jours heureux du CNR,
et les gauchistes en revendiquer mimétiquement l’héritage plutôt que d’en
conclure à leur péremption définitive.
Nous avons vu, deux mois durant, le sempiternel
gauchisme multiplier les appels dans le vide et les programmes pour personne.
Nous l’avons vu incapable, dans ces « circonstances
exceptionnelles », de faire autre chose que mobiliser, c’est-à-dire exploiter
jusqu’à l’épuisement les dernières ressources subjectives.
Nous avons vu les grands libertaires faire l’apologie
du confinement et promouvoir le port citoyen du masque et les plus gros fachos
en dénoncer la tyrannie. L’anarchiste qui veut croire à quelque bonne volonté
voire à quelque bienveillance de l’État nous rappelle ainsi qu’il n’y a pas de
gouvernement sans auto-gouvernement, et vice-versa.
Gouvernement et auto-gouvernement sont solidaires, relèvent
du même dispositif. Que le pasteur soigne son troupeau ne l’a jamais empêché de
mener les agneaux à l’abattoir.
Nous avons vu les marxistes, abasourdis que les
« valets du capital » interrompent moindrement sa reproduction,
s’étouffer que le clergé de l’économie décide de la bloquer un tant soit peu,
bref : nous avons vu les marxistes découvrir que l’économie n’est pas une
donnée brute et indépassable, mais une manière de gouverner, et de produire, un
certain type d’hommes.
Nous avons vu un bourgeois bourguignon, philosophe à
ses heures, qui chantait hier encore « l’économie comme science des
intérêts passionnés » et sollicitait Microsoft pour financer sa chaire
d’université appeler à sortir de l’économie.
Nous avons vu, à l’occasion du confinement, un riche
Chinois d’Aubervilliers débaucher sans retour l’institutrice de son fils comme
préceptrice à domicile, et doubler pour cela son
salaire – moins avare en cela que tant de familles de la bourgeoisie
parisienne, mais non moins déterminé à en finir avec l’enseignement public.
Nous avons vu l’Education nationale appeler son
personnel à être vigilants « dans les couloirs et la cour pour repérer des
propos qui attaquent la cohésion sociale ».
Nous avons croisé, dans les sous-bois du confinement,
les sourires de l’infraction complice. Nous avons vu un gouvernement si porté
sur la discipline qu’il finit par donner à de simples
pique-nique en forêt des airs de conspiration, et aux bons citoyens des
réflexes de balance.
Nous avons vu la FNSEA, toujours prête à relancer,
comme en 1942, quelque nouveau « chantier de la jeunesse », se
scandaliser que les volontaires prétendent dorénavant être payés – pour
finalement se rabattre sur l’exploitation des sans-papiers là où les Roumains
font défaut.
Nous avons vu, comme en 1942, les bons Français
toujours prompts à dénoncer les mal-confinés, et Ouest France se lancer dans de
subtils distinguos entre délation et dénonciation.
Nous avons vu les salauds – pêcheries
industrielles, grands forestiers ou agro-entrepreneurs – toute bride
lâchée, intensifier encore leur dépeçage des océans, des terres et des forêts
alors que nous étions enfermés chez nous.
Nous avons vu ceux qui, face à l’événement,
s’empressent d’échafauder pour « demain » des « mondes
d’après » où mettre en sécurité leurs douillettes illusions, et ceux qui
acceptent de prendre acte de ce qui est en train de se passer, aussi glaçant
cela soit-il.
Nous avons vu, alors, qui déraisonne, et qui garde la
tête froide, qui souscrit à la panique et qui reste digne, qui a la propagande
à la bouche et qui parvient encore à sentir et penser en propre.
Nous avons entrevu l’entrée dans une autre
temporalité, étrangère au temps social, plus dense, plus continue, plus
ajustée, propre et partagée. Nous avons désiré le rapprochement physique de nos
proches, et l’éloignement des plus hostiles d’entre nos voisins.
Nous avons vu autour de nous se renforcer tous les
liens et tous les lieux qui rendent la vie vivante, et se distendre tout ce qui
n’avait, au fond, pas de raison d’être.
Nous avons vu tout cela, et cela détermine un partage
– un partage avec ceux qui accueillent les vérités de l’événement et un
partage d’avec ceux qui ne voient toujours rien. Nous n’entendons aucunement
convertir ces derniers à nos vues : ils nous ont assez entravés avec leur
maudite cécité.
Nous voyons, face à la croissante « ingouvernabilité des démocraties », se durcir un bloc
social-grégaire appareillé technologiquement, financièrement, policièrement
tandis que s’esquissent mille désertions singulières et de petits maquis
diffus, nourris de quelques certitudes et quelques amitiés. Nous voyons la
désertion générale hors de cette société, c’est-à-dire des rapports qu’elle
commande, s’imposer comme la mesure de survie élémentaire sans quoi rien ne
peut renaître. Nous voyons l’anéantissement comme le destin manifeste de cette
société, et comme ce qu’il incombe de précipiter à ceux qui ont entrepris de la
déserter – si du moins nous voulons rendre à nouveau respirable, où que
ce soit, la vie sur Terre. Le mur face auquel nous nous trouvons pour l’heure
est celui des moyens et des formes de la désertion. Nous avons l’expérience de
nos échecs en guise de plastic pour le faire céder. Toute stratégie en découle.
Nous nous sommes attachés à
nous formuler ce dont nous avons été témoins au printemps dernier, avant que
l’amnésie organisée ne vienne recouvrir nos perceptions. Nous avons vu et nous
n’oublierons pas. Plutôt, nous nous reconstruirons sur ces évidences. Nous ne
présupposons aucun nous, ni celui du peuple, ni celui de quelque avant-garde de
la lucidité. Nous ne voyons pas d’autre « nous », en cette époque,
que celui de la netteté des perceptions partagées et de la détermination à en
prendre acte, à tous les étages de nos modestes et folles existences. Nous ne
visons pas la constitution d’une nouvelle société, mais d’une nouvelle géographie. |