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I - La domination du travail mort.
Un cadavre domine la société, le cadavre du travail. Toutes les
puissances du monde se sont liguées pour défendre cette domination : le
pape et la Banque mondiale, Tony Blair et Jörg Haider, les syndicats et
les patrons, les écologistes d’Allemagne et les socialistes de France.
Tous n’ont qu’un mot à la bouche : travail, travail, travail !
Qui n’a pas désappris à penser comprend sans difficulté le caractère
insensé de cette attitude. Car ce n’est pas une crise passagère que
connaît la société dominée par le travail : la société se heurte à sa
limite absolue. Par suite de la révolution micro-informatique, la
production de richesse s’est toujours davantage décrochée de la force
de travail humaine - à une échelle que seule la science-fiction aurait
pu concevoir voilà quelques décennies. Personne ne peut affirmer
sérieusement que ce processus puisse encore être bloqué, voire inversé.
Au XXIe siècle, la vente de la marchandise-force de travail est assurée
d’avoir autant de succès qu’en a eu la vente de diligences au XXe
siècle. Mais, dans cette société, celui qui ne peut pas vendre sa force
de travail est “superflu” et se trouve jeté à la décharge sociale.
Qui ne travaille pas, ne mange pas ! Ce principe cynique est toujours
valable - et aujourd’hui plus que jamais, justement parce qu’il devient
désespérément obsolète. C’est absurde : alors que le travail est devenu
superflu, la société n’aura jamais autant été une société de travail.
C’est au moment même où le travail meurt qu’il se révèle une puissance
totalitaire qui n’admet aucun autre Dieu à ses côtés, déterminant la
pensée et l’action des hommes jusque dans les pores de leur vie
quotidienne et dans leur esprit. On ne recule devant aucune dépense
pour maintenir artificiellement en vie l’idole Travail. Le cri délirant
“De l’emploi !” justifie qu’on aille encore plus loin dans la
destruction des bases naturelles devenue depuis longtemps manifeste.
Les derniers obstacles à la marchandisation complète de tous les
rapports sociaux peuvent être éliminés sans soulever aucune critique,
dès lors que quelques misérables “postes de travail” sont en jeu. Et le
mot selon lequel il vaut mieux avoir “n’importe quel” travail plutôt
que pas de travail du tout est devenu la profession de foi exigée de
tous.
Plus il devient clair que la société de travail est arrivée à sa fin
ultime, plus la conscience publique refoule violemment cette fin. Les
méthodes de refoulement peuvent être diverses, elles ont toutes un
dénominateur commun : le fait que, mondialement, le travail se révèle
une fin en soi irrationnelle qui s’est elle-même rendue obsolète est
transformé, avec une obstination qui rappelle celle d’un système
délirant, en échec personnel ou collectif d’individus, de managers ou
de “sites”. La limite objective du travail doit passer pour un problème
subjectif propre aux exclus.
Alors que certains pensent que le chômage est dû à des revendications
exagérées, à un manque de bonne volonté et de flexibilité, d’autres
accusent " leurs " patrons et politiciens d’incapacité, de corruption,
d’âpreté au gain, voire de haute trahison. Mais en définitive les uns
et les autres sont d’accord avec Roman Herzog.[1], l’ex-président
allemand : il faudrait se serrer les coudes dans tout le pays, comme
s’il s’agissait de remotiver une équipe de football ou une secte
politique. Tous doivent “d’une manière ou d’une autre” mettre
sérieusement la main à la pâte, même si de pâte il n’y en a plus depuis
longtemps ; tous doivent s’y mettre “d’une manière ou d’une autre”,
même s’il n’y a plus rien à faire (ou seulement des choses privées de
sens). Ce que cache ce message peu ragoûtant ne laisse aucun doute :
qui ne trouve pas grâce, malgré tout cela, aux yeux de l’idole Travail
en est lui-même responsable et peut être tranquillement mis au rencard
ou renvoyé.
La même loi du sacrifice humain vaut à l’échelle mondiale. Le
totalitarisme économique broie sous sa roue chaque pays, l’un après
l’autre, ne prouvant qu’une chose, encore et toujours : ces pays ont
péché contre les “lois du marché”. Qui ne “s’adapte” pas,
inconditionnellement et sans état d’âme, au cours aveugle de la
concurrence totale se voit châtié par la logique de la rentabilité. Qui
est prometteur aujourd’hui sera jeté demain à la casse de l’économie.
Mais rien ne saurait ébranler les malades de l’économie qui nous
gouvernent dans leur étrange explication du monde. Les trois quarts de
la population mondiale sont déjà plus ou moins déclarés déchet social.
Les “sites” s’écroulent les uns après les autres. Après les désastreux
“pays en voie de développement” du Sud et après le département
“Capitalisme d’État” de la société mondiale de travail à l’Est, c’est
au tour des écoliers modèles de l’économie de marché en Asie du Sud-Est
de disparaître dans les enfers de l’effondrement. En Europe aussi, un
vent de panique sociale souffle depuis longtemps. Et pourtant, les
chevaliers à la Triste Figure de la politique et du management n’en
poursuivent pas moins avec acharnement leur croisade au nom de l’idole
Travail.
« Chacun doit pouvoir vivre de son travail, tel est le principe.
“Pouvoir vivre” est ainsi conditionné par le travail et il n’est de
droit que lorsque cette condition a été remplie. » Johann Gottlieb
Fichte, Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine
de la science, 1797.
II - La société d’apartheid néo-libérale.
Une société centrée sur l’abstraction irrationnelle du travail
développe nécessairement une tendance à l’apartheid social, dès lors
que la vente réussie de la marchandise-force de travail, de règle
devient exception. Depuis longtemps, toutes les fractions du camp du
travail, qui englobe tous les partis, ont subrepticement accepté cette
logique et poussent elles-mêmes à la roue. Elles ne s’affrontent plus
pour savoir si une part toujours plus grande de la population sera ou
non laissée sur le bord de la route et exclue de cette participation
sociale, mais seulement comment faire passer, bon gré mal gré, cette
sélection.
La fraction néo-libérale abandonne en toute tranquillité la sale
besogne du darwinisme social à la “main invisible” du marché. C’est
ainsi qu’on démantèle les structures de l’État social pour
marginaliser, aussi discrètement que possible, tous ceux qui n’arrivent
plus à suivre la concurrence. Seuls les membres ricanants de la
confrérie des gagnants de la globalisation sont encore considérés comme
des hommes. La machine capitaliste, qui n’a d’autre finalité
qu’elle-même, accapare naturellement toutes les ressources de la
planète. Dès que celles-ci ne peuvent plus être mobilisées de manière
rentable, elles doivent être mises en friche, même si, juste à côté,
des populations entières meurent de faim.
Quant à ces fâcheux “déchets humains”, ils relèvent de la police, des
sectes religieuses millénaristes, de la mafia et de la soupe populaire.
Aux États-Unis et dans la plupart des pays d’Europe centrale, il y a
aujourd’hui plus d’hommes emprisonnés que dans n’importe quelle
dictature militaire. Et en Amérique latine, il meurt quotidiennement
plus d’enfants des rues et d’autres pauvres sous les balles des
escadrons de la mort de l’économie de marché qu’il n’y a eu de
contestataires assassinés à l’époque de la pire répression politique.
Il ne reste aux exclus qu’une fonction sociale : celle de l’exemple à
ne pas suivre. Leur sort doit inciter tous ceux qui jouent encore à la
chaise musicale de la société de travail à lutter pour les dernières
places. Et, par-dessus le marché, tenir en haleine la masse des
perdants, de sorte que ceux-ci n’aient même pas l’idée de se révolter
contre les exigences insolentes de ce système.
Mais même au prix de l’abdication de soi, le meilleur des mondes de
l’économie de marché totalitaire ne prévoit pour la plupart qu’une
place d’homme souterrain dans l’économie souterraine. Il ne reste aux
hommes qu’à proposer humblement leurs services comme travailleurs
ultra-bon marché et esclaves démocratiques aux gagnants de la
globalisation plus fortunés. Ces nouveaux “pauvres qui travaillent”
peuvent ainsi cirer les chaussures des derniers hommes d’affaires de la
société de travail moribonde, leur vendre des hamburgers contaminés ou
surveiller leurs centres commerciaux. Ceux qui ont laissé leur cervelle
au vestiaire peuvent même rêver de devenir millionnaires comme
prestataires de service !
Dans les pays anglo-saxons, ce monde terrifiant est déjà la réalité
pour des millions d’hommes et de femmes, sans même parler du
Tiers-Monde et de l’Europe de l’Est ; et en Euroland, on se montre
décidé à vite rattraper le temps perdu. Depuis longtemps, la presse
économique ne cache plus le futur idéal du travail tel qu’elle se
l’imagine : les enfants du Tiers-Monde qui nettoient les pare-brise des
voitures aux carrefours sont l’exemple lumineux de l’‘esprit
d’initiative” auquel doivent aspirer les chômeurs face à ce " manque
total de prestations de service " qui serait le nôtre. “Le modèle du
futur est l’individu patron de sa force de travail et de sa protection
sociale”, écrit la Commission pour les questions d’avenir des États
libres de Bavière et de Saxe. Et de poursuivre : “Plus les services
simples et personnalisés sont bon marché, plus la demande est grande :
c’est-à-dire que les prestataires de service y gagnent moins.” Alors
que ces affirmations provoqueraient une révolte sociale dans un monde
où l’amour-propre existe encore, elles ne suscitent qu’un hochement de
tête impuissant dans ce monde de bêtes de somme qu’est la société de
travail.
« Le criminel avait détruit le travail tout en emportant le salaire
d’un ouvrier. À lui maintenant de travailler sans rémunération et
d’entrevoir les bienfaits du succès et du gain même dans son cachot.
[...] Le travail forcé doit l’éduquer au travail honnête comme action
personnelle et librement choisie. » Wilhelm Heinrich Riehl, le Travail
allemand, 1861.
III - L’apartheid du néo-État social.
Les fractions anti-néo-libérales du camp du travail, qui englobe toute
la société, auront peut-être du mal à se faire à cette perspective,
mais ce sont justement elles les plus ferventes adeptes de l’idée qu’un
homme sans travail n’est pas un homme. Nostalgiques, obnubilées par le
travail de masse fordiste de l’après-guerre, elles n’ont à l’esprit que
de ranimer cette époque révolue de la société de travail. Que l’État se
charge une fois de plus de ce que le marché n’est plus à même de
garantir ! Les “programmes pour la création d’emplois”, le travail
obligatoire dans les communes pour les demandeurs d’aides sociales, les
subventions régionales, l’endettement public et autres mesures
politiques doivent simuler encore et toujours la “normalité” de la
société de travail. Cet étatisme du travail, ranimé sans grande
conviction, n’a certes pas l’ombre d’une chance, mais il reste le point
de repère idéologique de larges couches de la population menacées par
la déchéance. Et c’est précisément parce qu’elle est sans espoir que la
pratique qui en résulte se révèle tout sauf émancipatrice.
La transformation idéologique du “travail devenu rare” en premier droit
du citoyen exclut par le fait même tous ceux qui n’ont pas le bon
passeport. La logique de la sélection sociale n’est pas mise en cause,
mais simplement définie d’une autre manière : les critères ethniques et
nationalistes sont censés désamorcer la lutte pour la survie
individuelle. “Les turbins nationaux aux nationaux”, crie la vox populi
qui, dans l’amour pervers du travail, retrouve encore une fois le
chemin de la Nation. C’est l’option du populisme de droite, et il ne
s’en cache pas. Sa critique de la société de concurrence ne vise qu’au
nettoyage ethnique des zones de richesse capitaliste qui se réduisent
comme peau de chagrin.
Quant au nationalisme modéré, d’obédience social-démocrate ou
écologiste, il veut bien accorder le statut de nationaux aux immigrés
de longue date et même en faire des citoyens s’ils ont donné des gages
de leur caractère parfaitement inoffensif et de leur absolue servilité.
Mais, ce faisant, on pratique encore davantage et de manière encore
plus discrète l’exclusion des réfugiés de l’Est et du Sud et l’on donne
à cette exclusion une légitimité - le tout, bien sûr, toujours sous un
flot de bonnes paroles pleines d’humanité et de civilité. La chasse aux
“clandestins”, supposés vouloir mettre la main sur les emplois
nationaux, doit être faite si possible sans laisser de vilaines traces
de feu et de sang sur le sol national. Pour cela, il y a la police des
frontières, la gendarmerie et les pays tampons de l’espace Schengen qui
règlent tout en toute légalité, et de préférence loin des caméras de
télévision.
Cette simulation étatique du travail est dès l’origine violente et
répressive. Elle incarne la volonté de maintenir coûte que coûte la
domination de l’idole Travail même après sa mort. Ce fanatisme de la
bureaucratie du travail ne tolère pas que les exclus, les chômeurs et
les sans-avenir, ainsi que tous ceux qui ont de bonnes raisons de
refuser le travail, se refugient dans les dernières niches, du reste
terriblement étroites, de l’État social en lambeaux. Les travailleurs
sociaux et les secrétaires des bureaux de placement les traînent sous
les lampes d’interrogatoire de l’État et les forcent à se prosterner
publiquement devant le trône du cadavre dominant.
Alors qu’en principe, dans un tribunal, le doute bénéficie à l’accusé,
ici c’est à lui de prouver son innocence. Si, à l’avenir, les exclus ne
veulent pas vivre de charité chrétienne et d’eau fraîche, ils devront
accepter n’importe quel sale boulot, n’importe quel travail d’esclave,
ou n’importe quel “contrat de réinsertion”, si absurde soit-il, pour
prouver leur inconditionnelle disponibilité au travail. Que ce qu’ils
doivent faire n’ait que très peu de sens ou même en soit totalement
privé, cela n’a aucune importance, pourvu qu’ils restent
perpétuellement en mouvement afin de ne jamais oublier la loi selon
laquelle doit se dérouler leur existence.
Autrefois, les hommes travaillaient pour gagner de l’argent.
Aujourd’hui, l’État ne regarde pas à la dépense pour que des centaines
de milliers d’hommes et de femmes simulent le travail disparu dans
d’étranges “ateliers de formation” ou “entreprises d’insertion” afin de
garder la forme pour des “emplois” qu’ils n’auront jamais. On invente
toujours des “mesures” nouvelles et encore plus stupides simplement
pour maintenir l’illusion que la machine sociale, qui tourne à vide,
peut continuer à fonctionner indéfiniment. Plus la contrainte du
travail devient absurde, plus on doit nous bourrer le crâne avec l’idée
que la moindre demi-baguette se paie.
À cet égard, le New Labour et ses imitateurs partout dans le monde
montrent qu’ils sont tout à fait en phase avec le modèle néo-libéral de
sélection sociale. En simulant “l’emploi” et en faisant miroiter un
futur positif de la société de travail, on crée la légitimation morale
nécessaire pour sévir encore plus durement contre les chômeurs et ceux
qui refusent de travailler. En même temps, la contrainte au travail
imposée par l’État, les subventions salariales et la fameuse “économie
solidaire” abaissent toujours plus le coût du travail. On encourage
ainsi massivement le secteur foisonnant des bas salaires et du working
poor.
La “politique active de l’emploi” prônée par le New Labour n’épargne
personne, ni les malades chroniques ni les mères célibataires avec
enfants en bas âge. Pour ceux qui perçoivent des aides publiques,
l’étau des autorités ne se desserre qu’au moment où leur cadavre repose
à la morgue. Tant d’insistance n’a qu’un sens : dissuader le maximum de
gens de réclamer à l’État le moindre subside et montrer aux exclus des
instruments de torture tellement répugnants qu’en comparaison le boulot
le plus misérable doit leur paraître désirable.
Officiellement, l’État paternaliste ne brandit jamais son fouet que par
amour et pour éduquer sévèrement ses enfants, traités de “feignants”,
au nom de leur développement personnel. En réalité, ces mesures
“pédagogiques” ont un seul et unique but : chasser de la maison le
quémandeur à coups de pied aux fesses. Quel autre sens pourrait avoir
le fait de forcer les chômeurs à ramasser des asperges ? Là, ils
doivent chasser les saisonniers polonais qui n’acceptent ces salaires
de misère que parce que le taux de change leur permet de les
transformer en un revenu acceptable dans leur pays. Cette mesure n’aide
pas le travailleur forcé, ni ne lui ouvre aucune “perspective
d’emploi”. Et pour les cultivateurs, les diplômés et les ouvriers
qualifiés aigris qu’on a eu la bonté de leur envoyer ne sont qu’une
source de tracas. Mais quand, après douze heures de travail sur le sol
de la patrie, l’idée imbécile d’ouvrir, faute de mieux, une pizzéria
ambulante paraît nimbée d’une lumière plus agréable, alors l’“aide à la
flexibilisation” a atteint le résultat néo-britannique escompté.
« N’importe quel travail vaut mieux que pas de travail du tout. » Bill Clinton, 1998.
« Il n’y a pas de boulot plus dur que de ne pas en avoir du tout. »
Slogan d’une affiche d’exposition de l’Office du pacte de coordination
des initiatives de chômeurs en Allemagne, 1998.
« L’engagement civique doit être récompensé et non pas rémunéré. [...]
Celui qui pratique l’engagement civique perd aussi la souillure d’être
chômeur et de toucher une aide sociale. » Ulrich Beck, l’Âme de la
démocratie, 1997.
IV - Aggravation et démenti de la religion du travail.
Le nouveau fanatisme du travail, avec lequel cette société réagit à la
mort de son idole, est la conséquence logique et le stade terminal
d’une longue histoire. Depuis la Réforme, toutes les forces porteuses
de la modernisation occidentale ont prêché la sainteté du travail.
Surtout au cours des cent cinquante dernières années, toutes les
théories sociales et tous les courants politiques ont été obsédés par
l’idée du travail. Socialistes et conservateurs, démocrates et
fascistes se combattaient férocement, mais en dépit de la haine
mortelle qu’ils se vouaient les uns aux autres, ils ont toujours
sacrifié tous ensemble à l’idole Travail. “L’oisif ira loger ailleurs”,
ce vers de l’hymne ouvrier international a trouvé un écho macabre dans
l’inscription Arbeit macht frei sur le portail d’Auschwitz. Les
démocraties pluralistes de l’après-guerre ne juraient que par la
dictature perpétuelle du travail. Et même la constitution de la Bavière
archi-catholique instruit les citoyens dans le sens de la tradition
protestante qui remonte à Luther : “Le travail est la source du
bien-être du peuple et jouit de la protection particulière de l’État.”
À la fin du XXe siècle, alors que presque toutes les oppositions
idéologiques se sont évanouies, il ne reste plus que l’impitoyable
dogme commun qui veut que le travail soit la vocation naturelle de
l’Homme.
Aujourd’hui, c’est la réalité de la société de travail même qui vient
démentir ce dogme. Les prêtres de la religion du travail ont toujours
prêché que la “nature de l’homme” était celle d’un animal laborans. Et
que celui-ci ne deviendrait vraiment homme qu’en soumettant, à l’instar
de Prométhée, la matière à sa volonté pour se réaliser dans ses
produits. Si ce mythe du conquérant du monde, du démiurge censé avoir
une vocation, a toujours été dérisoire face au caractère pris par le
procès de travail moderne, il pouvait encore avoir un fondement réel au
siècle des capitalistes-découvreurs de la trempe d’un Siemens, d’un
Edison et de leurs personnels composés d’ouvriers qualifiés. Mais
depuis, cette attitude est devenue complètement absurde.
Aujourd’hui, qui s’interroge encore sur le contenu, le sens et le but
de son travail devient fou - ou bien un élément perturbateur pour le
fonctionnement de cette machine sociale qui n’a d’autre finalité
qu’elle-même. L’homo faber de jadis, qui était fier de son travail et
prenait encore au sérieux ce qu’il faisait avec la manière bornée qui
était la sienne, est aussi démodé qu’une machine à écrire. La machine
doit continuer à tourner à tout prix, un point c’est tout. Et c’est la
tâche des services marketing et de légions entières d’animateurs, de
psychologues d’entreprise, de conseillers en image et de dealers d’en
fournir le sens. Là où motivation et créativité sont les maîtres mots,
on peut être sûr qu’il n’en reste rien - ou alors seulement en tant
qu’illusion. C’est pourquoi les capacités à l’autosuggestion, à
l’autopromotion et à la simulation de la compétence prennent place
aujourd’hui parmi les vertus les plus importantes des managers et des
ouvriers qualifiés, des vedettes médiatiques et des comptables, des
professeurs et des gardiens de parking.
Par ailleurs, la crise de la société de travail a totalement ridiculisé
l’idée selon laquelle le travail serait une nécessité éternelle imposée
à l’homme par la nature. Depuis des siècles, on prêche que l’idole
Travail mérite nos louanges pour la bonne et simple raison que les
besoins ne peuvent se satisfaire tout seuls, sans l’activité et la
sueur de l’homme. Et le but de toute l’organisation du travail est,
nous dit-on, la satisfaction des besoins. Si cela était vrai, une
critique du travail aurait autant de signification qu’une critique de
la pesanteur. Mais comment une véritable “loi naturelle” pourrait-elle
connaître une crise, voire disparaître ? Cette fausse conception du
travail comme nature, les porte-parole sociaux du camp du travail,
depuis les bouffeurs de caviar néo-libéraux fous de rendement jusqu’aux
gros lards des syndicats, n’arrivent plus à la justifier. Ou bien
comment expliqueraient-ils qu’aujourd’hui les trois quarts de
l’humanité sombrent dans la misère précisément parce que la société de
travail n’a plus besoin de leur travail ?
Ce n’est plus la malédiction biblique : “Tu mangeras ton pain à la
sueur de ton front” qui pèse sur les exclus, mais un nouveau jugement
de damnation encore plus impitoyable : “Tu ne mangeras pas, parce que
ta sueur est superflue et invendable.” Drôle de loi naturelle ! C’est
seulement un principe social irrationnel qui prend l’apparence d’une
contrainte naturelle parce qu’il a détruit ou soumis depuis des siècles
toutes les autres formes de rapports sociaux et s’est lui-même posé en
absolu. C’est la “loi naturelle” d’une société qui se trouve très
“rationnelle”, mais qui ne suit, en réalité, que la rationalité des
fins de son idole Travail, aux “impératifs” de laquelle elle est prête
à sacrifier les derniers restes de son humanité.
« Qu’il soit bas, qu’il ne vise que l’argent, le travail est toujours
en rapport avec la nature. Déjà, le désir d’effectuer un travail mène
toujours plus à la vérité ainsi qu’aux lois et règles de la nature qui,
elles, sont vérité. » Thomas Carlyle, Travailler et non pas désespérer,
1843.
V - Le travail, principe social coercitif.
Le travail n’a rien à voir avec le fait que les hommes transforment la
nature et sont en relation les uns avec les autres de manière active.
Aussi longtemps qu’il y aura des hommes, ils construiront des maisons,
confectionneront des vêtements, produiront de la nourriture et beaucoup
d’autres choses ; ils élèveront des enfants, écriront des livres,
discuteront, jardineront, joueront de la musique, etc. Ce fait est
banal et va de soi. Ce qui ne va pas de soi, c’est que l’activité
humaine tout court, la simple “dépense de force de travail”, sans aucun
souci de son contenu, tout à fait indépendante des besoins et de la
volonté des intéressés, soit érigée en principe abstrait qui régit les
rapports sociaux.
Dans les anciennes sociétés agraires, il existait toutes sortes de
domination et de rapports de dépendance personnelle, mais pas de
dictature de l’abstraction travail. Certes, les activités de
transformation de la nature et les rapports sociaux n’étaient pas
autodéterminés. Mais ils n’étaient pas non plus soumis à une “dépense
abstraite de force de travail”, ils s’intégraient dans un ensemble de
règles complexes constituées de préceptes religieux, de traditions
culturelles et sociales incluant des obligations mutuelles. Chaque
activité se faisait en un temps et en un lieu précis : il n’existait
pas de forme d’activité abstraitement universelle.
Ce n’est que le système de production marchande moderne fondé sur la
transformation incessante d’énergie humaine en argent érigée en fin en
soi qui a engendré une sphère particulière, dite du travail, isolée de
toutes les autres relations et faisant abstraction de tout contenu -
une sphère caractérisée par une activité subordonnée, inconditionnelle,
séparée, robotisée, coupée du reste de la société et obéissant à une
rationalité des fins abstraite, régie par la “logique d’entreprise”,
au-delà de tout besoin. Dans cette sphère séparée de la vie, le temps
cesse d’être vécu de façon active et passive ; il devient une simple
matière première qu’il faut exploiter de manière optimale : “Le temps,
c’est de l’argent”. Chaque seconde est comptée, chaque pause-pipi est
un tracas, chaque brin de causette un crime contre la finalité de la
production devenue autonome. Là où l’on travaille, seule de l’énergie
abstraite doit être dépensée. La vie est ailleurs - et encore, parce
que la cadence du temps de travail s’immisce en tout. Déjà les enfants
sont dressés en fonction de la montre pour être “efficaces” un jour,
les vacances servent à reconstituer la “force de travail”, et même
pendant les repas, les fêtes ou l’amour, le tic-tac des secondes
résonne dans nos têtes.
Dans la sphère du travail, ce qui compte n’est pas tant ce qui est
fait, mais le fait que telle ou telle chose soit faite en tant que
telle, car le travail est une fin en soi dans la mesure même où il sert
de vecteur à la valorisation du capital-argent, à l’augmentation
infinie de l’argent pour l’argent. Le travail est la forme d’activité
de cette fin en soi absurde. C’est uniquement pour cela, et non pour
des raisons objectives, que tous les produits sont produits en tant que
marchandises. Car ils ne représentent l’abstraction argent, dont le
contenu est l’abstraction travail, que sous cette forme. Tel est le
mécanisme de la machine sociale autonomisée qui tient l’humanité
moderne enchaînée.
Et c’est bien pourquoi le contenu de la production importe aussi peu
que l’usage des choses produites et leurs conséquences sur la nature et
la société. Construire des maisons ou fabriquer des mines
antipersonnel, imprimer des livres ou cultiver des tomates
transgéniques qui rendent les hommes malades, empoisonner l’air ou
“seulement” faire disparaître le goût : tout cela importe peu, tant
que, d’une manière ou d’une autre, la marchandise se transforme en
argent et l’argent de nouveau en travail. Que la marchandise demande à
être utilisée concrètement, fût-ce de manière destructrice, est une
question qui n’intéresse absolument pas la rationalité d’entreprise,
car pour elle le produit n’a de valeur que s’il est porteur de travail
passé, de “travail mort”.
L’accumulation de “travail mort” en tant que capital, représenté sous
la forme-argent, est la seule “signification” que le système de
production marchande moderne connaisse. “Travail mort” ? Folie
métaphysique ! Oui, mais une métaphysique devenue réalité tangible, une
folie “objectivée” qui tient cette société dans sa poigne de fer. Dans
l’acte sempiternel de la vente et de l’achat, les hommes ne s’échangent
pas comme des êtres sociaux conscients d’eux-mêmes, ils ne font
qu’exécuter comme des automates sociaux la fin en soi qui leur est
imposée.
« L’ouvrier se sent auprès de soi-même seulement en dehors du travail ;
dans le travail, il se sent extérieur à soi-même. Il est lui-même quand
il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas dans son
propre élément. Son travail n’est pas volontaire, mais contraint,
travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais
seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le
caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès
qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui
comme la peste. » Karl Marx, Manuscrits de 1844.
VI - Travail et capital : les deux faces de la même médaille.
La gauche politique a toujours vénéré le travail avec un zèle
particulier. Non seulement elle a élevé le travail en essence de
l’homme, mais aussi elle l’a mythifié en l’érigeant en
“contre-principe” du capital. Pour elle, ce n’était pas le travail qui
était scandaleux, mais seulement son exploitation par le capital. C’est
pourquoi le programme de tous les “partis ouvriers” a toujours été
celui de “libérer le travail”, non de se libérer du travail. Mais
l’antagonisme social du capital et du travail n’est que celui de deux
intérêts différents (quoique différemment puissants) à l’intérieur de
la fin en soi capitaliste. La lutte de classes fut la forme sous
laquelle ces intérêts contraires s’affrontèrent sur le terrain social
commun du système de production marchande. Elle fit partie de la
dynamique inhérente au mouvement de valorisation du capital. Que la
lutte ait été menée pour des salaires, des droits, de meilleures
conditions de travail ou la création d’emplois, son présupposé
sous-jacent fut toujours la machine dominante avec ses principes
irrationnels.
Le contenu qualitatif de la production compte aussi peu du point de vue
du travail que du point de vue du capital. Ce qui compte, c’est
uniquement la possibilité de vendre la force de travail au meilleur
prix. Il ne s’agit pas de déterminer ensemble quelle signification et
quel but donner à chaque activité. Si pareil espoir de réaliser
l’autodétermination de la production dans le cadre du système de
production marchande a jamais existé, les “ouvriers” ont depuis
longtemps fait leur deuil de cette illusion. Il ne s’agit plus pour eux
que d’“emplois”, de “places” - ces notions prouvent déjà que toute
cette opération n’a d’autre finalité qu’elle-même, ainsi que
l’asservissement de ceux qui y participent.
Que produire, pourquoi et avec quelles conséquences ? Le vendeur de la
marchandise force de travail s’en moque aussi éperdument que
l’acheteur. Les ouvriers du nucléaire et des usines chimiques poussent
les hauts cris quand on veut désamorcer leurs bombes à retardement. Et
les “employés” de Volkswagen, Ford ou Toyota sont les adeptes les plus
fanatiques du programme suicidaire de l’automobile. Non seulement parce
qu’ils sont contraints de se vendre pour avoir le “droit” de vivre,
mais aussi parce qu’ils s’identifient réellement avec cette existence
bornée. Sociologues, syndicats, curés et théologiens professionnels de
la “question sociale” y voient la preuve de la valeur éthico-morale du
travail. Le travail forme la personnalité, disent-ils. Pour sûr : la
personnalité de zombies de la production marchande qui n’arrivent même
plus à concevoir une vie en dehors de leur cher turbin aux exigences
duquel ils se plient tous les jours.
Mais si la classe ouvrière en tant que classe ouvrière n’a jamais été
l’antagonisme du capital et le sujet de l’émancipation humaine,
réciproquement les capitalistes et les managers ne dirigent pas la
société selon la malignité d’une volonté subjective d’exploiteurs.
Aucune caste dominante dans l’histoire n’a mené une vie aussi peu libre
et misérable que les managers surmenés de Microsoft, Daimler-Chrysler
ou Sony. N’importe quel seigneur du Moyen Age aurait profondément
méprisé ces gens. Car, tandis que celui-ci pouvait s’adonner au loisir
et gaspiller sa richesse de manière plus ou moins orgiaque, les élites
de la société de travail n’ont droit à aucun répit. En dehors du
turbin, elles ne savent pas quoi faire, sauf retomber en enfance :
l’oisiveté, le plaisir de la connaissance et la jouissance sensuelle
leur sont aussi étrangers qu’à leur matériel humain. Elles ne sont
elles-mêmes que les esclaves de l’idole Travail, de simples élites de
fonction au service de la fin en soi irrationnelle qui régit la société.
L’idole dominante sait imposer sa volonté impersonnelle par la
“contrainte muette” de la concurrence à laquelle doivent se soumettre
aussi les puissants, même lorsqu’ils dirigent des centaines d’usines et
déplacent des milliards d’un point du globe à l’autre. S’ils ne s’y
soumettent pas, ils sont mis au rebut avec aussi peu de ménagement que
les “forces de travail” superflues. Et c’est leur absence même
d’autonomie qui rend les fonctionnaires du capital aussi infiniment
dangereux, non leur volonté subjective d’exploiteurs. Ils ont moins le
droit que tout autre de s’interroger sur le sens et les conséquences de
leur activité ininterrompue, de même qu’ils ne peuvent se permettre ni
sentiment ni état d’âme. C’est pourquoi ils prétendent être réalistes
quand ils ravagent le monde, enlaidissent les villes et laissent les
hommes s’appauvrir au milieu de la richesse.
« Le travail est désormais assuré d’avoir toute la bonne conscience de
son côté : la propension à la joie se nomme déjà “besoin de repos” et
commence à se ressentir comme un sujet de honte. “Il faut bien songer à
sa santé” - ainsi s’excuse-t-on lorsqu’on est pris en flagrant délit de
partie de campagne. Oui, il se pourrait bien qu’on en vînt à ne point
céder à un penchant pour la vita contemplativa (c’est-à-dire pour aller
se promener avec ses pensées et ses amis) sans mauvaise conscience et
mépris de soi-même. » Friedrich Nietzsche, Loisir et désœuvrement, le
Gai savoir.
VII - Le travail, domination patriarcale.
Le travail, par sa logique et son broyage en matière-argent, a beau y
tendre, tous les domaines sociaux et les activités nécessaires ne se
laissent pas enfermer dans la sphère du temps abstrait. C’est pourquoi,
en même temps que la sphère du travail érigée en sphère autonome, est
née, comme son revers, la sphère du foyer, de la famille et de
l’intimité.
Ce domaine défini comme “féminin” demeure le refuge des nombreuses
activités répétitives de la vie quotidienne qui ne sont pas
transformables en argent, ou seulement de manière exceptionnelle.:
depuis le nettoyage et la cuisine, jusqu’à l’éducation des enfants et
les soins aux personnes âgées, en passant par le “travail affectif” de
la femme au foyer idéale qui chouchoute son travailleur de mari,
lessivé par le travail, pour qu’il puisse “faire le plein de
sentiments”. C’est pourquoi la sphère de l’intimité, en tant que revers
du travail, se trouve transfigurée par l’idéologie de la famille
bourgeoise en domaine de la “vraie vie” - même si, en réalité, dans la
plupart des cas, elle ressemble à un enfer intime. C’est qu’il ne
s’agit pas d’une sphère où la vie serait meilleure et vraie, mais d’une
forme d’existence aussi bornée et réduite dont on a seulement inversé
le signe. Cette sphère est elle-même un produit du travail ; séparée de
lui, certes, mais n’existant que par rapport à lui. Sans l’espace
social séparé que constituent les formes d’activités “féminines”, la
société de travail n’aurait jamais pu fonctionner. Cet espace est à la
fois sa condition tacite et son résultat spécifique.
Ce qui précède vaut également pour les stéréotypes sexuels qui se sont
généralisés à mesure que le système de production marchande se
développait. Ce n’est pas un hasard si l’image de la femme gouvernée
par l’émotion et l’irrationnel, la nature et les pulsions ne s’est
figée, sous la forme de préjugé de masse, qu’en même temps que celle de
l’homme travailleur et créateur de culture, rationnel et maître de soi.
Et ce n’est pas un hasard non plus si l’autodressage de l’homme blanc
en fonction des exigences insolentes du travail et de la gestion
étatique des hommes que le travail impose est allé de pair avec des
siècles de féroce “chasse aux sorcières”. De même, l’appropriation du
monde au moyen des sciences naturelles, qui a commencé simultanément, a
été dès le départ contaminée par la fin en soi de la société de travail
et les assignations sexuelles de celle-ci. Ainsi, pour pouvoir
fonctionner sans accroc, l’homme blanc a-t-il chassé de lui tous les
besoins émotionnels et tous les états d’âme dans lesquels le règne du
travail ne voit que des facteurs de trouble.
Au XXe siècle, surtout dans les démocraties fordistes de
l’après-guerre, les femmes ont été de plus en plus intégrées au système
du travail. Mais il n’en est résulté qu’une conscience féminine
schizophrène. Car, d’une part, la progression des femmes dans la sphère
du travail ne pouvait leur apporter aucune libération, mais seulement
le même dressage à l’idole Travail que celui des hommes. D’autre part,
la structure de la “scission” restait inchangée et avec elle la sphère
des activités dites “féminines” en dehors du travail officiel. Les
femmes ont ainsi été soumises à une double charge et, du même coup,
exposées à des impératifs sociaux complètement opposés. Jusqu’à
présent, dans la sphère du travail, elles restent reléguées
principalement dans des positions subalternes et moins payées.
Aucune lutte pour les quotas de femmes et les chances de carrière
féminine n’y changera rien, car ce type de lutte reste dans la logique
du système. La misérable vision bourgeoise d’une “compatibilité entre
vie professionnelle et vie familiale” laisse pleinement intacte la
séparation des sphères propre au système de production marchande, et
par là la structure de la “scission” sexuelle. Pour la majorité des
femmes, cette perspective est invivable, et pour une minorité de femmes
“mieux payées” il en résulte une position perfide de gagnantes au sein
de l’apartheid social, qui leur permet de déléguer le ménage et la
garde des enfants à des employés mal payés (et “naturellement”
féminins).
En vérité, dans la société en général, la sphère, sanctifiée par
l’idéologie bourgeoise, de la “vie privée” et de la famille se dégrade
et se vide toujours davantage de sa substance parce que, dans sa
toute-puissance, la société de travail exige l’individu entier, son
sacrifice complet, sa mobilité dans l’espace et sa flexibilité dans le
temps. Le patriarcat n’est pas aboli, il ne fait que se barbariser dans
la crise inavouée de la société de travail. À mesure que le système de
production marchande s’effondre, on rend les femmes responsables de la
survie sur tous les plans, tandis que le monde “masculin” prolonge par
la simulation les catégories de la société de travail.
« L’humanité dut se soumettre à des épreuves terribles avant que le
moi, nature identique, tenace, virile de l’homme fût élaborée et chaque
enfance est encore un peu la répétition de ces épreuves. » Max
Horkheimer, Theodor Adorno, la Dialectique de la raison.
VIII - Le travail, activité des hommes asservis.
Que le travail et l’asservissement soient identiques, voilà ce qui se
laisse démontrer non seulement empiriquement, mais aussi
conceptuellement. Il y a encore quelques siècles, les hommes étaient
conscients du lien entre travail et contrainte sociale. Dans la plupart
des langues européennes, le concept de “travail” ne se réfère à
l’origine qu’à l’activité des hommes asservis, dépendants : les serfs
ou les esclaves. Dans les langues germaniques, le mot désigne la corvée
d’un enfant devenu serf parce qu’il est orphelin. Laborare signifie en
latin quelque chose comme “chanceler sous le poids d’un fardeau”, et
désigne plus communément la souffrance et le labeur harassant des
esclaves. Dans les langues romanes, des mots tels que travail, trabajo,
etc., viennent du latin tripalium, une sorte de joug utilisé pour
torturer et punir les esclaves et les autres hommes non libres. On
trouve un écho de cette signification dans l’expression “joug du
travail“.
Même par son étymologie, le “travail” n’est donc pas synonyme
d’activité humaine autodéterminée, mais renvoie à une destinée sociale
malheureuse. C’est l’activité de ceux qui ont perdu leur liberté.
L’extension du travail à tous les membres de la société n’est par
conséquent que la généralisation de la dépendance servile, de même que
l’adoration moderne du travail ne représente que l’exaltation quasi
religieuse de cette situation.
Ce lien a pu être refoulé avec succès et l’exigence sociale qu’il
représente a pu être intériorisée, parce que la généralisation du
travail est allée de pair avec son “objectivation” par le système de
production marchande moderne : la plupart des hommes ne sont plus sous
le knout d’un seigneur incarné dans un individu. La dépendance sociale
est devenue une structure systémique abstraite - et justement par là
totale. On la ressent partout, et c’est pour cette raison même qu’elle
est à peine saisissable. Là où chacun est esclave, chacun est en même
temps son propre maître - son propre négrier et son propre surveillant.
Et chacun d’obéir à l’idole invisible du système, au “grand frère” de
la valorisation du capital qui l’a envoyé sous le tripalium.
IX - L’histoire sanglante de l’instauration du travail.
L’histoire de la modernité est l’histoire de l’instauration du travail
qui a tracé un large sillon de désolation et d’effroi sur toute la
surface de la terre. Car l’exigence démesurée de gaspiller la plus
grande partie de son énergie pour une fin en soi déterminée de
l’extérieur n’a pas toujours été aussi intériorisée qu’aujourd’hui. Il
aura fallu des siècles de violence ouverte pratiquée à grande échelle
pour soumettre les hommes au service inconditionnel de l’idole Travail,
et ce littéralement par la torture.
Au départ, il y a eu non pas l’extension des conditions du marché -
extension censée accroître le bien-être général -, mais les insatiables
besoins d’argent des appareils d’État à l’époque de l’absolutisme, pour
lesquels il s’agissait de financer la machine de guerre de la modernité
naissante. C’est seulement à cause de l’intérêt de ces appareils qui,
pour la première fois dans l’histoire, ont enserré dans un étau
bureaucratique l’ensemble de la société que s’est accélérée l’évolution
du capital financier et marchand des villes au-delà des échanges
commerciaux traditionnels. Ce n’est que de cette façon que l’argent est
devenu la motivation sociale centrale et l’abstraction travail une
exigence sociale centrale qui ne tient pas compte des besoins.
Si la plupart des hommes sont passés à la production pour des marchés
anonymes, et ainsi à l’économie monétaire généralisée, ils ne l’ont pas
fait de leur plein gré, mais parce que le besoin d’argent de
l’absolutisme avait monétarisé les impôts tout en les augmentant de
façon exorbitante. Ce n’est pas pour eux-mêmes qu’ils devaient “gagner
de l’argent”, mais pour l’État militarisé de la modernité naissante
fondée sur la puissance des armes à feu, sa logistique et sa
bureaucratie. C’est ainsi et pas autrement qu’est née l’absurde fin en
soi de la valorisation du capital, et par là celle du travail.
Très vite, impôts monétaires et taxes ne suffirent plus. Les
bureaucrates de l’absolutisme et les administrateurs du capitalisme
financier se sont mis à organiser les hommes directement et par la
force pour en faire le matériel d’une machine sociale ayant pour but la
transformation du travail en argent. Les modes de vie et d’existence
traditionnels de la population furent détruits, non parce que la
population aurait “évolué” de son plein gré et de façon autonome, mais
parce qu’elle devait servir de matériel humain pour la machine de la
valorisation récemment mise en route. Les hommes furent chassés de
leurs champs manu militari pour que paissent les moutons des
manufactures de laine. On abolit des droits anciens comme ceux de
chasser librement, de pêcher et de couper du bois dans les forêts. Et
quand ensuite les masses appauvries battaient la campagne en mendiant
et en volant, elles étaient enfermées dans des work-houses (maisons de
travail) et des manufactures. Là on les brutalisait avec les
instruments de torture du travail, tout en leur inculquant à force de
coups une conscience soumise de bête de somme.
Mais cette transformation - qui s’est effectuée par poussées - de leurs
sujets en matière première de l’idole Travail génératrice d’argent
était loin de suffire aux États monstrueux de l’absolutisme. Ils
étendirent leurs prétentions à d’autres continents. La colonisation
intérieure de l’Europe alla de pair avec une colonisation extérieure,
d’abord dans les deux Amériques puis dans certaines régions de
l’Afrique. Là, les propagandistes fanatiques du travail laissèrent
tomber définitivement toutes leurs inhibitions. Ils se ruèrent sur les
mondes que l’on venait de “découvrir” et se livrèrent à des campagnes
d’extermination, de destruction et de pillage jusque-là sans précédent
- d’autant que les victimes n’y étaient même pas considérées comme des
êtres humains. Les puissances cannibales européennes de la société de
travail naissante définirent les cultures étrangères qu’elles avaient
soumises comme “sauvages” et cannibales.
C’est ainsi que l’extermination des populations de ces régions ou la
réduction en esclavage de millions d’hommes furent légitimées.
L’esclavage pur et simple pratiqué dans l’économie coloniale des
plantations et des matières premières (qui, par ses dimensions, dépassa
de loin d’esclavage antique) fait partie des crimes fondateurs du
système de production marchande. Alors, on pratiqua pour la première
fois l’“extermination par le travail” à grande échelle. Ce fut la
deuxième fondation de la société de travail. L’homme blanc, déjà marqué
par l’autodressage, put ainsi, face aux “sauvages”, donner libre cours
à sa haine de soi refoulée et à son complexe d’infériorité. À ses yeux,
les “sauvages” étaient, un peu à l’image de “la femme”, des sortes
d’hybrides primitifs, proches de la nature et à mi-chemin entre
l’animal et l’homme. Emmanuel Kant conjecturait avec perspicacité que
les babouins pourraient parler s’ils le voulaient, mais qu’ils ne le
faisaient pas parce qu’ils craignaient d’être mis au travail.
Ce raisonnement grotesque jette une lumière révélatrice sur les
Lumières. À l’époque de la modernité, l’éthique répressive du travail
(se réclamant, dans sa version protestante originelle, de la grâce de
Dieu et, depuis les Lumières, de la loi naturelle) fut travestie en
“mission civilisatrice”. La culture, comprise en ce sens, est la
soumission volontaire au travail ; et le travail est masculin, blanc et
“occidental”. Son contraire, la nature non humaine, informe et
dépourvue de culture est féminine, de couleur et “exotique”, et doit
donc être soumise à la contrainte. En un mot, l’“universalisme” de la
société de travail est, à la racine, profondément raciste.
L’abstraction universelle du travail ne peut jamais se définir qu’en se
démarquant de tout ce qui ne s’intègre pas en elle.
La bourgeoisie moderne, qui finit par hériter de l’absolutisme, n’est
pas issue des paisibles marchands des anciennes routes commerciales,
mais plutôt des condottieri, des bandes mercenaires de la modernité
naissante, des administrateurs des work-houses et des pénitenciers, des
fermiers généraux, des gardiens d’esclaves et autres requins qui ont
constitué le terreau social du “patronat” moderne. Les révolutions
bourgeoises des XVIIIe et XIXe siècles n’avaient rien à voir avec
l’émancipation sociale ; elles n’ont fait que remanier les rapports de
pouvoir à l’intérieur du nouveau système coercitif, libérer les
institutions de la société de travail des intérêts dynastiques surannés
et accélérer leur chosification et leur dépersonnalisation. C’est à la
glorieuse Révolution française qu’il revint, avec un pathos
particulier, de proclamer un devoir de travail et d’instituer de
nouvelles maisons de travail forcé par une “loi d’abolition de la
mendicité”.
C’était exactement le contraire de ce à quoi aspiraient les mouvements
de révolte sociale qui éclataient en marge de la révolution bourgeoise
sans s’y intégrer. Bien longtemps avant, il y avait eu des formes
originales de résistance et de refus devant lesquelles
l’historiographie officielle de la société de travail et de la
modernisation ne peut que rester muette. Les producteurs des anciennes
sociétés agraires qui, eux aussi, ne s’étaient jamais résignés sans
heurt aux rapports de domination féodaux voulaient encore moins se
résigner à devenir la “classe ouvrière” d’un système extérieur à eux.
Depuis la Guerre des Paysans des XVe et XVIe siècles jusqu’aux
insurrections anglaises du luddisme et au soulèvement des tisserands
silésiens de 1844, c’est une seule chaîne ininterrompue d’âpres luttes
de résistance contre le travail. Pendant des siècles, l’instauration de
la société de travail fut synonyme d’une guerre civile tantôt ouverte,
tantôt larvée.
Les anciennes sociétés agraires étaient tout sauf paradisiaques. Mais
la majorité des hommes ne vécurent la contrainte monstrueuse de la
société de travail naissante que comme une détérioration de leur
existence et une “époque de désespoir”. De fait, les hommes avaient
encore quelque chose à perdre malgré l’étroitesse de leurs conditions.
Ce qui, dans la fausse conscience du monde moderne, apparaît comme les
ténèbres et les tourments d’un Moyen Age imaginaire, c’est en réalité
les affres de sa propre histoire. Dans les cultures non ou
pré-capitalistes, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Europe, le
temps de l’activité de production, aussi bien quotidiennement
qu’annuellement, était bien moindre que ce n’est le cas même pour les
“employés” modernes des usines et des bureaux. Et cette production,
loin d’être densifiée comme dans la société de travail, était
entremêlée d’une culture sophistiquée de loisir et de “lenteur”
relative. Sauf catastrophes naturelles, la plupart des besoins
matériels de base ont été bien mieux assurés que pendant de longues
périodes de l’histoire de la modernisation - et aussi bien mieux que
dans les bidonvilles terrifiants du monde en crise d’aujourd’hui. Il en
va de même de la domination qui, à l’époque, ne régentait pas toute
l’existence comme dans la société de travail bureaucratisée.
C’est pourquoi la résistance contre le travail ne pouvait être brisée
que militairement. Jusqu’à présent, les idéologues de la société de
travail ferment hypocritement les yeux sur le fait que la culture des
producteurs pré-modernes n’a pas été “développée” mais au contraire
étouffée dans leur sang. Aujourd’hui, les démocrates pondérés du
travail préfèrent mettre toutes ces monstruosités sur le compte des
“conditions pré-démocratiques” d’un passé avec lequel ils n’auraient
plus rien à voir. Ils ne veulent pas admettre que les origines
terroristes de la modernité jettent une lumière crue sur l’essence de
la société de travail actuelle. À aucun moment, la gestion
bureaucratique du travail et le fichage étatique des hommes dans les
démocraties industrielles n’ont pu nier leurs origines absolutistes et
coloniales. Objectivée en un système impersonnel, la gestion répressive
des hommes au nom de l’idole Travail s’est même encore accrue, en
pénétrant tous les secteurs de la vie.
C’est justement maintenant, à l’heure de l’agonie du travail, que la
poigne de fer bureaucratique redevient aussi sensible qu’à l’aube de la
société de travail. Au moment où elle organise l’apartheid social et
tente vainement de bannir la crise au moyen de l’esclavage tel que le
pratique l’État démocratique, la direction du travail se révèle le
système coercitif qu’elle a toujours été. De même, la stupidité
coloniale est de retour dans l’administration coercitive qu’exerce le
F.M.I. sur l’économie des pays de la périphérie déjà ruinés en série.
Après la mort de son idole, la société de travail se rappelle dans tous
les domaines les méthodes de ses crimes fondateurs, lesquelles ne
peuvent pourtant plus la sauver.
« Le barbare est paresseux et se distingue de l’homme civilisé en ceci
qu’il reste plongé dans son abrutissement, car la formation pratique
consiste dans l’habitude et dans le besoin d’agir. » Hegel, Principes
fondamentaux de la philosophie du droit, 1821.
« On se rend maintenant très bien compte, à l’aspect du travail [...],
que c’est là la meilleure police, qu’elle tient chacun en bride et
qu’elle s’entend à entraver vigoureusement le développement de la
raison, des convoitises, des envies d’indépendance. Car le travail use
la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, il retire cette
force à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l’amour
et à la haine. » Friedrich Nietzsche, Les apologistes du travail,
Aurore, 1881.
X - Le mouvement ouvrier : un mouvement pour le travail.
Le mouvement ouvrier classique, qui n’a connu son apogée que longtemps
après le déclin des anciennes révoltes sociales, ne luttait plus contre
le travail et ses scandaleuses exigences, mais développait presque une
sur-identification avec ce qui paraissait inévitable. Il n’aspirait
plus qu’à des " droits " et à des améliorations dans le cadre de la
société de travail, dont il avait déjà largement intériorisé les
contraintes. Au lieu de critiquer radicalement la transformation de
l’énergie humaine en argent en tant que fin en soi irrationnelle, il a
lui-même adopté le “point de vue du travail” et a conçu la valorisation
comme un fait positif.
Ainsi le mouvement ouvrier a-t-il hérité à sa façon de l’absolutisme,
du protestantisme et des Lumières. Le malheur du travail s’est mué en
fausse fierté du travail, qui redéfinit la domestication de l’individu
en matériel humain de l’idole moderne pour en faire un “droit de
l’homme”. Les ilotes domestiqués du travail ont inversé pour ainsi dire
les rôles idéologiques et ont fait preuve d’un zèle de missionnaires
d’une part en exigeant le “droit au travail” et d’autre part en
invoquant le “devoir de travail pour tous”. La bourgeoisie n’était pas
combattue en tant que “fonctionnaire” de la société de travail, elle
était au contraire traitée de “parasite” au nom même du travail. Tous
les membres de la société, sans exception, devaient être enrôlés de
force dans les “armées du travail”.
Le mouvement ouvrier est ainsi lui-même devenu un accélérateur de la
société de travail capitaliste. Dans l’évolution du travail, c’est lui
qui imposa, contre les “fonctionnaires” bourgeois bornés du XIXe et du
début du XXe siècle, les dernières étapes de l’objectivation ; presque
comme, un siècle plus tôt, la bourgeoisie avait pris la succession de
l’absolutisme. La chose fut possible uniquement parce que, au cours de
la déification du travail, les partis ouvriers et les syndicats se sont
référés de façon positive à l’appareil d’État et aux institutions de
l’administration répressive du travail qu’ils ne voulaient pas
supprimer mais investir dans une sorte de “marche à travers les
institutions”. Ainsi, ils poursuivirent, comme avant eux la
bourgeoisie, la tradition bureaucratique de la gestion des hommes dans
la société de travail telle qu’elle existait depuis l’absolutisme.
Mais l’idéologie d’une généralisation sociale du travail nécessitait
également un nouveau rapport politique. Dans la société de travail qui
ne s’était encore imposée qu’à moitié, il fallait remplacer l’ordre
corporatiste et ses différents “droits” politiques (le droit de vote
censitaire, par exemple) par l’égalité démocratique générale de l’“État
de travail” achevé. Par ailleurs, il fallait réguler, selon les
préceptes de l’“État social”, les différences de régime dans le
fonctionnement de la machine de valorisation, puisque celle-ci
déterminait maintenant la totalité de la vie sociale. Là aussi, c’est
au mouvement ouvrier qu’il revint d’en fournir le paradigme. Sous le
nom de “social-démocratie”, il devint le plus grand “mouvement citoyen”
de l’histoire, mouvement qui ne pouvait cependant être qu’un piège
tendu à celui-là même qui l’avait posé. Car, en démocratie, tout est
matière à négociation, sauf les contraintes de la société de travail
qui, elles, sont posées en tant que postulats. Ne sont discutables que
les modalités et les formes de développement de ces contraintes. Nous
n’avons le choix qu’entre Omo et Persil, la peste et le choléra,
l’effronterie et la bêtise, Jospin et Chirac.
La démocratie de la société de travail est le système de domination le
plus pervers de l’histoire : c’est un système d’auto-oppression. Voilà
pourquoi cette démocratie n’organise jamais la libre détermination des
membres de la société à propos des ressources communes, mais uniquement
la forme juridique des monades du travail, socialement séparées les
unes des autres, qui ont à rivaliser pour vendre leur peau sur le
marché du travail. La démocratie est le contraire de la liberté. C’est
ainsi que les hommes du travail démocratiques se divisent
nécessairement en administrateurs et administrés, en patrons et
commandés, en élites de fonction et matériel humain. Les partis
politiques, notamment les partis ouvriers, reflètent fidèlement ce
rapport dans leur structure. Le fait qu’il y ait des chefs et des
troupes, des personnalités et des militants, des clans et des godillots
témoigne d’un rapport qui n’a rien à voir avec un débat ouvert et un
processus de décision commune. Que les élites elles-mêmes ne puissent
être que des fonctionnaires assujettis à l’idole Travail et à ses
décrets aveugles fait partie intégrante de la logique de ce système.
Au plus tard depuis le nazisme, tous les partis sont devenus à la fois
des partis ouvriers et des partis du capital. Dans les “sociétés en
voie de développement” de l’Est et du Sud, le mouvement ouvrier s’est
mué en parti-État chargé de réaliser, par la terreur, la modernisation
tardive du pays ; à l’Ouest, en un système de “partis populaires” dotés
de programmes interchangeables et de figures représentatives
médiatiques. La lutte des classes est terminée parce que la société de
travail l’est elle aussi. À mesure que le système dépérit, les classes
se révèlent les catégories socio-fonctionnelles d’un système fétichiste
commun. Quand la social-démocratie, les Verts et les anciens
communistes se signalent dans la gestion de la crise en mettant au
point des programmes de répression particulièrement abjects, ils
montrent qu’ils sont les dignes héritiers d’un mouvement ouvrier qui
n’a jamais voulu que le travail à tout prix.
« Le travail doit tout régenter, Seul l’oisif sera esclave, Le travail
doit régner sur ce monde, Car le monde n’existe que par lui. »
Friedrich Stampfer, l’Honneur du travail, 1903
XI - La crise du travail.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pendant un bref instant
historique, on a pu croire qu’avec les industries fordistes la société
de travail s’était consolidée en un système de “prospérité
perpétuelle”. Et du fait de ce système on a pu croire que, grâce à la
consommation de masse et à l’État social, le caractère insupportable de
cette fin en soi coercitive qu’est le travail pourrait être durablement
pacifié. Hormis le fait que cette idée a toujours été celle d’ilotes
démocratiques, valable seulement pour une petite fraction de la
population mondiale, elle devait également se ridiculiser dans les pays
hautement développés. Car avec la troisième révolution industrielle de
la micro-informatique, la société de travail se heurte à sa limite
historique absolue.
Que nous devions atteindre tôt ou tard cette limite était prévisible,
car le système de production marchande souffre depuis sa naissance
d’une contradiction interne incurable. D’une part, il vit de
l’absorption massive d’énergie humaine à travers la dépense de la force
de travail ; et plus il en consomme, mieux c’est. Mais d’autre part, la
loi de la concurrence exige des entreprises une augmentation permanente
de la productivité à travers laquelle la force de travail se trouve
remplacée par le capital fixe scientificisé.
Cette contradiction interne était déjà la cause profonde de toutes les
crises précédentes, y compris la crise économique mondiale de 1929-1933
aux effets dévastateurs. Mais un mécanisme de compensation permettait
toujours de surmonter ces crises : à un niveau de productivité chaque
fois plus élevé et après un certain temps d’incubation, l’extension des
marchés à de nouvelles couches de consommateurs réabsorbait -
globalement parlant - davantage de travail qu’il n’en avait été
supprimé auparavant. Certes, la dépense de force de travail par produit
diminuait, mais dans l’absolu la production augmentait dans des
proportions telles que l’on réussissait à compenser cette diminution,
et même davantage. Par conséquent, aussi longtemps que les innovations
de produits dépassaient les innovations de processus, la contradiction
interne du système pouvait être transposée dans un mouvement
d’expansion.
L’automobile est l’exemple historique le plus marquant de ce phénomène
: grâce à la chaîne de montage et à d’autres techniques de
rationalisation issues de l’“organisation scientifique du travail”
(d’abord dans l’usine automobile Henry Ford de Detroit), on put réduire
le temps de travail par automobile à une fraction du temps de travail
nécessaire auparavant. Parallèlement, le travail était intensifié de
façon extraordinaire, de sorte que, dans le même laps de temps,
l’exploitation du matériel humain s’en trouvait accrue d’autant. Et
surtout, grâce à la baisse des prix qui en découlait, l’automobile,
jusqu’alors produit de luxe pour la haute société, a pu être intégrée
dans la consommation de masse.
C’est ainsi que, pendant la seconde révolution industrielle (le
“fordisme”), la soif insatiable d’énergie humaine de l’idole Travail a
pu être satisfaite à un niveau supérieur malgré la fabrication
“rationalisée” (le travail à la chaîne). En même temps, l’automobile
est un exemple central du caractère destructeur des modes de production
et de consommation propres à la société de travail hautement
développée. Dans l’intérêt de la production automobile et de la
circulation individuelle massives, on a bétonné et enlaidi la campagne,
empoisonné l’environnement et accepté sans trop rechigner que sur les
routes, bon an mal an, la troisième guerre mondiale non déclarée fasse
rage avec ses millions de morts et de mutilés.
Avec la troisième révolution industrielle, celle de la
micro-informatique, l’ancien mécanisme de compensation par expansion
s’arrête peu à peu. Certes, la micro-informatique rend elle aussi de
nombreux produits moins chers tout en en créant de nouveaux (surtout
dans le domaine des médias). Mais, pour la première fois, l’innovation
de processus va plus vite que l’innovation de produit. Pour la première
fois, on supprime davantage de travail qu’on peut en réabsorber par
l’extension des marchés. Conséquences logiques de la rationalisation :
la robotique remplace l’énergie humaine, les nouvelles techniques de
communication rendent le travail superflu. Des pans entiers de la
construction, de la production, du marketing, du stockage, de la vente
et même du management disparaissent. Pour la première fois, l’idole
Travail se met involontairement à un régime draconien durable, causant
ainsi sa propre mort.
Comme la société démocratique de travail constitue un système de
dépense de la force de travail très élaboré, fonctionnant en boucle et
sans autre finalité que lui-même, le passage à une baisse généralisée
du temps de travail se révèle impossible dans le cadre de cette
société. La rationalité d’entreprise exige que, d’une part, des masses
toujours plus nombreuses soient mises au “chômage” de longue durée et
par là coupées de la reproduction de leurs conditions d’existence
telles que le système les définit, tandis que, d’autre part, les
“actifs”, en nombre toujours plus restreint, sont contraints à
travailler plus durement et avec une productivité toujours plus élevée.
Au beau milieu de la richesse reviennent la pauvreté et la faim, même
dans les pays capitalistes les plus développés, alors que des moyens de
production intacts et des terres cultivables restent massivement en
friche ; d’innombrables logements et bâtiments publics restent vides,
alors que le nombre de sans-abris augmente irrésistiblement.
Globalement, le capitalisme finit par ne concerner qu’une minorité.
Dans sa détresse, l’idole Travail moribonde se dévore elle-même. Le
capital, en quête des dernières miettes de travail, brise les
frontières de l’économie nationale et se globalise dans une concurrence
nomade qui vise l’élimination du concurrent. Des régions entières du
monde sont coupées des flux globaux de marchandises et de capital. Avec
une vague sans précédent dans l’histoire de fusions et d’“O.P.A.
hostiles”, les grands groupes industriels se préparent à la lutte
finale de l’économie d’entreprise. Désorganisés, les États et les
nations implosent ; les populations rendues folles par la concurrence
pour la survie s’entre-déchirent dans des guerres de bande ethniques.
« Le principe moral fondamental est le droit qu’a l’homme à son
travail. [...] À mon sens, il n’est rien de plus atroce qu’une vie
oisive. Personne n’y a droit. La civilisation n’a pas de place pour les
oisifs.» Henry Ford
« Le capital est une contradiction en procès : d’une part, il pousse à
la réduction du temps de travail à un minimum, et d’autre part, il pose
le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la
richesse [...] D’une part, il éveille toutes les forces de la science
et de la nature ainsi que celles de la coopération et de la circulation
sociales, afin de rendre la création de la richesse indépendante
(relativement) du temps de travail. D’autre part, il prétend mesurer
les gigantesques forces sociales ainsi créées d’après l’étalon du temps
de travail, et les enserrer dans des limites étroites, nécessaires au
maintien, en tant que valeur, de la valeur déjà produite. » Karl Marx,
Grundrisse, 1857-58.
XII - La fin de la politique.
La crise du travail entraîne nécessairement la crise de l’État et par
là celle de la politique. Fondamentalement, l’État moderne doit son
rôle au fait que le système de production marchande a besoin d’une
instance supérieure qui garantisse le cadre de la concurrence, les
fondements juridiques généraux et les conditions nécessaires à la
valorisation - y compris les appareils répressifs au cas où le matériel
humain voudrait mettre en cause le système. Au XXe siècle, sous sa
forme achevée de démocratie de masse, l’État a dû assumer également de
plus en plus de tâches socio-économiques : en font partie non seulement
la protection sociale, mais aussi les secteurs de l’éducation et de la
santé, les réseaux de transport et de communication et toutes sortes
d’infrastructures. Ces infrastructures sont devenues indispensables au
fonctionnement de la société de travail industriellement développée,
mais il est impossible de les organiser comme un processus de
valorisation d’entreprise. Car c’est durablement, à l’échelle de toute
la société et sur l’ensemble du territoire qu’elles doivent être
disponibles : elles ne peuvent donc pas être soumises aux aléas de
l’offre et de la demande imposées par le marché.
Mais comme l’État ne constitue pas une unité de valorisation autonome,
il ne peut pas transformer lui-même du travail en argent. Il doit
puiser l’argent dans le processus réel de valorisation pour financer
ses tâches. Quand la valorisation se tarit, les finances de l’État se
tarissent elles aussi. Le souverain social - ou prétendu tel - se
révèle alors pleinement dépendant de l’économie fétichisée et aveugle
de la société de travail. Il peut bien édicter toutes les lois qu’il
veut : quand les forces productives ont grandi jusqu’à briser les
cadres du système du travail, le droit positif de l’État, qui ne peut
jamais se rapporter qu’à des sujets de travail, perd tout fondement.
Avec un chômage de masse en augmentation constante, les recettes
publiques provenant de la fiscalisation des revenus du travail se
tarissent. Dès qu’est atteinte une masse critique de gens “superflus” -
qui ne peuvent être nourris, dans le cadre du capitalisme, que par la
redistribution d’autres revenus financiers -, le système de protection
sociale vole en éclats. Avec le processus accéléré de concentration du
capital enclenché par la crise, processus qui transcende les frontières
des économies nationales, se perdent aussi les rentrées fiscales
réalisées grâce aux bénéfices des entreprises. Les États qui se battent
pour que les groupes transnationaux investissent chez eux sont alors
contraints au dumping fiscal, social et écologique par ces mêmes grands
groupes.
C’est cette évolution même qui fait muter l’État démocratique en simple
gestionnaire de la crise. Plus l’État se rapproche de l’état d’urgence
financier, plus il se réduit à son noyau répressif. Les infrastructures
sont ramenées aux besoins du capital transnational. Comme jadis dans
les colonies, la logistique sociale se réduit progressivement à
quelques places fortes économiques pendant que le reste sombre dans la
désolation. Ce qui est privatisable est privatisé, même si par là de
plus en plus d’individus sont exclus des prestations sociales les plus
élémentaires. Quand la valorisation du capital se réduit à un nombre
toujours plus restreint d’îlots sur le marché mondial,
l’approvisionnement de la population sur l’ensemble du territoire
national n’a plus d’importance.
Tant que des secteurs à l’importance économique immédiate ne sont pas
en jeu, il est indifférent que les trains circulent ou que le courrier
soit acheminé. L’éducation devient le privilège des gagnants de la
globalisation. La culture intellectuelle et artistique se voit ramenée
au critère de sa valeur marchande et dépérit. Le secteur de la santé
devient infinançable et se désintègre dans un système à deux vitesses.
C’est la loi de l’euthanasie sociale qui prévaut alors, d’abord en
douce, ensuite au vu et au su de tous : qui est pauvre et “superflu”
doit aussi mourir plus tôt.
Alors que les infrastructures d’intérêt général pourraient bénéficier
de toutes les connaissances, capacités et moyens de la médecine, de
l’éducation et de la culture, disponibles en surabondance, la loi
irrationnelle de la société de travail - loi objectivée en “condition
de financiabilité” - veut que ces ressources soient mises sous
séquestre, démobilisées et envoyées à la casse tout comme les moyens de
production industriels et agricoles supposés ne plus être “rentables”.
En dehors de la simulation répressive du travail par des formes de
travail forcé et de travail bon marché et du démantèlement de toutes
les prestations sociales, l’État démocratique transformé en système
d’apartheid n’a plus rien à offrir à ses anciens citoyens du travail. À
un stade plus avancé, l’administration de l’État finit tout simplement
par s’effondrer, les appareils d’État se barbarisent en cleptocratie
corrompue, l’armée en bandes de guerre mafieuses, la police en bandits
de grand chemin.
Aucune politique au monde ne peut bloquer cette évolution, voire en
inverser le cours. Car, dans son essence, la politique est une action
qui est liée à l’État et qui, dans les conditions de la désétatisation,
devient sans objet. L’“aménagement politique” des rapports sociaux, ce
mot d’ordre des démocrates de gauche, se ridiculise chaque jour
davantage. Hormis la répression sans fin, le démantèlement de la
civilisation et le soutien actif à l’“horreur économique”, il n’y a
plus rien à “aménager”. Comme la fin en soi de la société de travail
est le postulat de la démocratie politique, il ne peut y avoir de
régulation démocratico-politique pour la crise du travail. La fin du
travail entraîne celle de la politique.
XIII - La simulation de la société de travail par le capitalisme de casino.
La conscience sociale dominante se ment systématiquement à elle-même
sur la véritable situation de la société de travail. On excommunie
idéologiquement les régions qui s’effondrent, on falsifie sans vergogne
les statistiques du marché de l’emploi, on fait disparaître à coups de
baguette médiatique les formes de la paupérisation. De façon générale,
la simulation est la caractéristique centrale du capitalisme de crise.
Cela vaut aussi pour l’économie elle-même. Si jusqu’à présent, du moins
dans les pays occidentaux centraux, il semble que le capital puisse
accumuler même sans travail et que la forme pure de l’argent puisse
continuer de garantir sans substance et par elle-même la valorisation
de la valeur, c’est au processus de simulation des marchés financiers
qu’est due cette apparence. Symétriquement à la simulation du travail
par les mesures coercitives de la gestion démocratique du travail,
s’est développée une simulation de la valorisation du capital par le
décrochage spéculatif du système de crédits et des marchés boursiers
vis-à-vis de l’économie réelle.
La consomption de travail présent est remplacée par la consomption du
travail futur, laquelle n’aura plus jamais lieu. Il s’agit en quelque
sorte d’une accumulation de capital dans un “futur antérieur” fictif.
Le capital-argent qui ne peut plus être réinvesti de manière rentable
dans l’économie réelle et ne peut donc plus absorber de travail doit
progressivement se rabattre sur les marchés financiers.
À l’époque du “miracle économique”, après la Seconde Guerre mondiale,
la poussée fordiste de la valorisation ne reposait déjà plus tout à
fait sur ses propres ressources. Avec une ampleur inconnue jusque-là,
l’État se mit à lancer des emprunts qui dépassaient de loin ses
recettes fiscales, parce qu’il ne pouvait plus financer autrement les
conditions de base de la société de travail. L’État hypothéquait donc
ses revenus réels futurs. C’est ainsi que, d’un côté, le capital-argent
“excédentaire” se vit offrir une possibilité d’investissement en
capital financier : on prêta de l’argent à l’État moyennant intérêts.
Celui-ci acquittait ces intérêts à l’aide de nouveaux emprunts et
réinjectait aussitôt l’argent emprunté dans le circuit économique. D’un
autre côté, il finançait ainsi les dépenses sociales et les
investissements d’infrastructure, créant une demande artificielle (au
sens capitaliste) parce que non couverte par une quelconque dépense de
travail productif. La société de travail anticipant sur son propre
avenir, le boom fordiste fut prolongé au-delà de sa portée originelle.
Ce moment - déjà simulateur - du processus de valorisation apparemment
encore intact trouvait ses limites en même temps que l’endettement
public. Les “crises d’endettement” des États, non seulement dans le
“Tiers-Monde” mais aussi dans les métropoles, rendaient impossible une
nouvelle expansion de ce type. Ce fut le fondement objectif du triomphe
de la dérégulation néo-libérale qui devait, selon sa propre idéologie,
s’accompagner d’une réduction draconienne des quotas prélevés par
l’État sur le produit national. Mais en réalité la dérégulation et le
démantèlement des tâches de l’État sont réduites à néant par les coûts
de la crise, ne serait-ce que ceux engendrés par la répression et la
simulation étatiques. Dans nombre de pays, la quote-part de l’État se
trouve ainsi encore augmentée.
Mais une nouvelle accumulation de capital ne peut plus être simulée par
l’endettement de l’État. C’est pourquoi, depuis les années 80, la
création supplémentaire de capital fictif s’est déplacée vers les
marchés financiers. Là, il ne s’agit plus depuis longtemps de
dividendes (la part de bénéfice sur la production réelle), mais
seulement de gains sur les cours, de la plus-value spéculative des
titres jusqu’à des proportions astronomiques. Le rapport entre
l’économie réelle et le mouvement du marché financier spéculatif s’est
inversé. La hausse des cours spéculatifs n’anticipe plus l’expansion
économique réelle, mais, à l’inverse, la hausse survenue dans la
création de plus-value fictive simule une accumulation réelle, qui
n’existe déjà plus.
L’idole Travail est cliniquement morte, mais l’expansion apparemment
autonomisée des marchés financiers la maintient en survie artificielle.
Les entreprises industrielles réalisent des bénéfices qui ne
proviennent plus de la vente et de la production de biens réels (depuis
longtemps opération à perte), mais qui sont dus à la participation d’un
département financier “futé” à la spéculation sur les marchés
financiers et monétaires. Les budgets publics affichent des revenus qui
ne proviennent plus des impôts ou des crédits, mais de la participation
assidue de l’administration financière aux marchés spéculatifs. Par
ailleurs, certains ménages dont les revenus réels provenant de salaires
baissent de façon dramatique continuent de se permettre un niveau de
consommation élevé en misant sur des bénéfices boursiers. Ainsi naît
une nouvelle forme de demande artificielle qui, à son tour, entraîne
une production réelle et, pour l’État, des rentrées fiscales réelles
“sans fondement réel”.
De cette manière, le processus spéculatif ajourne la crise de
l’économie mondiale. Mais comme la hausse de la plus-value fictive des
valeurs boursières ne peut être que l’anticipation de la consomption de
travail réel futur (dans une mesure astronomique proportionnelle) qui
ne viendra jamais, l’imposture objectivée, après un certain temps
d’incubation, ne manquera pas d’éclater au grand jour. L’effondrement
des marchés émergents en Asie, en Amérique latine et en Europe de l’Est
en a donné un avant-goût. Que les marchés financiers des centres
capitalistes aux États-Unis, en Europe et au Japon s’écroulent aussi
n’est qu’une question de temps !
Ce rapport est perçu de manière complètement déformée dans la
conscience fétichisée de la société de travail, et même jusque chez les
“critiques du capitalisme” traditionnels de droite comme de gauche.
Fixés sur le fantôme du travail anobli en condition d’existence
positive et transhistorique, ceux-ci confondent systématiquement cause
et effet. Le fait que l’expansion spéculative des marchés financiers
ajourne provisoirement la crise passe alors pour la cause de la crise.
Les “méchants spéculateurs”, affirme-t-on avec plus ou moins
d’affolement, seraient en train de détruire toute cette merveilleuse
société de travail parce que, pour le plaisir, ils jetteraient par la
fenêtre tout ce “bon argent”, dont il y aurait “bien assez”, au lieu de
l’investir sagement et solidement dans de magnifiques “emplois” afin
qu’une humanité ilote, obsédée de travail, puisse continuer à jouir du
“plein-emploi”.
Ces gens-là ne veulent pas comprendre que ce n’est pas la spéculation
qui a causé l’arrêt des investissements réels, mais que ceux-ci étaient
déjà devenus non rentables à cause de la troisième révolution
industrielle et que l’envolée spéculative n’en est qu’un symptôme.
Depuis bien longtemps, l’argent, qui circule en quantité apparemment
inépuisable, n’est plus “bon”, même au sens capitaliste ; il n’est plus
que l’“air” chaud avec lequel on a gonflé la bulle spéculative. Toute
tentative de dégonfler cette bulle par un quelconque projet
d’imposition (“taxe Tobin”, etc.) afin d’orienter à nouveau le
capital-argent vers les moulins de la société de travail, “bons” et
bien “réels”, aboutira seulement à faire crever la bulle encore plus
vite.
On préfère diaboliser “les spéculateurs” au lieu de comprendre
qu’inexorablement nous devenons tous non rentables et que c’est le
critère de la rentabilité même ainsi que ses bases, qui sont celles de
la société de travail, qu’il faut attaquer comme obsolètes. Cette image
de l’ennemi à bon marché, tous la cultivent : les extrémistes de droite
et les autonomes, les braves syndicalistes et les nostalgiques du
keynésianisme, les théologiens sociaux et les animateurs de télévision,
bref tous les apôtres du “travail honnête”. Très rares sont ceux qui
comprennent que, de là à remobiliser la folie antisémite, il n’y a
qu’un pas : invoquer le capital réel “créateur” et d’extraction
nationale contre le capital financier “accapareur”, “juif ” et
international risque de devenir le dernier mot de la Gauche de l’Emploi
intellectuellement aux abois. De toute façon, c’est déjà le dernier mot
de la Droite de l’Emploi par nature raciste, antisémite et
anti-américaine.
« Dès que le travail, sous sa forme immédiate, a cessé d’être la source
principale de la richesse, le temps de travail cesse et doit cesser
d’être sa mesure, et la valeur d’échange cesse donc aussi d’être la
mesure de la valeur d’usage. [...] La production basée sur la valeur
d’échange s’effondre de ce fait, et le procès de production matériel
immédiat se voit lui-même dépouillé de sa forme mesquine et
contradictoire. » Karl Marx, Grundrisse, 1857-58.
XIV - Le travail ne se laisse pas redéfinir.
Après des siècles de dressage, l’homme moderne est tout simplement
devenu incapable de concevoir une vie au-delà du travail. En tant que
principe tout puissant, le travail domine non seulement la sphère de
l’économie au sens étroit du terme, mais pénètre l’existence sociale
jusque dans les pores de la vie quotidienne et de l’existence privée.
Le “temps libre” (l’expression évoque déjà la prison) sert lui-même
depuis longtemps à consommer des marchandises pour créer ainsi les
débouchés nécessaires.
Mais par-delà même le devoir de consommation marchande intériorisé et
érigé en fin en soi, l’ombre du travail s’abat sur l’individu moderne
en dehors du bureau et de l’usine. Dès qu’il quitte son fauteuil télé
pour devenir actif, tout ce qu’il fait prend aussitôt l’allure du
travail. Le jogger remplace la pointeuse par le chronomètre, le turbin
connaît sa renaissance post-moderne dans les clubs de gym rutilants et,
au volant de leurs voitures, les vacanciers avalent du kilomètre comme
s’il s’agissait d’accomplir la performance annuelle d’un routier. Même
le sexe suit les normes industrielles de la sexologie et obéit à la
logique concurrentielle des vantardises de talk-shows.
Si le roi Midas vivait encore comme une malédiction le fait que tout ce
qu’il touchait se transformait en or, son compagnon d’infortune
moderne, lui, a dépassé ce stade. L’homme du travail ne se rend même
plus compte qu’en assimilant toutes les activités au modèle du travail,
celles-ci perdent leurs qualités sensibles particulières et deviennent
indifférenciées. Bien au contraire : seule cette assimilation à
l’indifférenciation qui règne dans le monde marchand lui fait attribuer
à ces activités un sens, une justification et une signification
sociale. Par exemple, face à un sentiment tel que le deuil, le sujet de
travail se trouve désemparé, mais la transformation du deuil en
“travail du deuil” fait de ce “corps étranger émotionnel” une donnée
connue dont on peut parler avec autrui. Même les rêves sont déréalisés
et indifférenciés en “travail du rêve”, la dispute avec un être aimé en
“travail relationnel” et le contact avec les enfants en “travail
éducatif”. Chaque fois que l’homme moderne veut insister sur le sérieux
de son activité, il a le mot “travail” à la bouche.
L’impérialisme du travail se traduit ainsi dans la langue de tous les
jours. Nous sommes habitués à employer le mot “travail” non seulement à
tout va, mais aussi à deux niveaux de signification différents. Depuis
longtemps, le “travail” ne désigne plus seulement (comme ce serait plus
juste) la forme d’activité capitaliste dans le turbin devenu sa propre
fin, il est devenu synonyme de tout effort dirigé vers un but, faisant
ainsi disparaître ses traces.
Ce flou conceptuel prépare le terrain à une critique aussi douteuse que
courante de la société de travail, critique qui opère à l’envers,
c’est-à-dire en considérant l’impérialisme du travail de façon
positive. On va même jusqu’à accuser la société de travail de ne pas
encore assez dominer la vie avec sa forme d’activité propre, parce
qu’elle donnerait au concept de travail un sens “trop restreint” qui
excommunie moralement le “travail individuel” ou l’“auto-assistance”
non rémunérée (le travail à la maison, l’aide entre voisins, etc.) et
qui n’admet comme “vrai” travail que le travail salarié et
commercialisable. Une réévaluation et une extension du concept de
travail sont censées faire disparaître cette fixation sur un aspect
particulier et les hiérarchisations qui en découlent.
Cette pensée ne vise donc pas l’émancipation des contraintes
dominantes, mais un simple rafistolage sémantique. La conscience
sociale est supposée conférer “réellement” les lettres de noblesse du
travail à des formes d’activité extérieures à la sphère de production
capitaliste et restées jusque-là inférieures : voilà comment on compte
résoudre la crise manifeste de la société de travail. Mais
l’infériorité de ces activités n’est pas seulement due à une certaine
conception idéologique. Elle appartient à la structure fondamentale du
système de production marchande ; et ce ne sont pas de gentilles
redéfinitions morales qui pourront l’abolir.
Dans une société régie par la production marchande comme fin en soi,
seul ce qui est représentable sous une forme monétaire peut passer pour
une richesse réelle. Le concept de travail ainsi déterminé irradie
certes souverainement sur toutes les autres sphères, mais seulement de
manière négative, en montrant qu’elles dépendent de lui. Les sphères
extérieures à la production marchande restent ainsi nécessairement dans
l’ombre de la sphère de production capitaliste parce qu’elles ne
s’intègrent pas à la logique abstraite d’entreprise qui vise l’économie
de temps - aussi et surtout lorsqu’elles sont essentielles à la vie,
comme le secteur d’activité séparé (défini comme “féminin”) du foyer,
de l’affection, etc.
À l’inverse d’une critique radicale du concept de travail, l’extension
moralisatrice de ce concept ne voile pas seulement l’impérialisme
social réel de l’économie marchande, mais s’intègre également à
merveille dans les stratégies autoritaires de la gestion de la crise
par l’État. Donner une “reconnaissance” sociale également au “travail
ménager” et aux activités du “tiers-secteur” [2] en en faisant du
travail à part entière, cette revendication, apparue dans les années
70, spéculait d’abord sur des transferts d’argent public. Mais l’État,
à l’époque de la crise, inverse les rôles en mobilisant l’élan moral de
cette revendication dans le sens du fameux “principe de subsidiarité”
[3], et contre les espoirs matériels mêmes que cette revendication
véhiculait.
Ce n’est pas l’autorisation de pouvoir racler les marmites déjà quasi
vides des finances publiques qui se trouve au centre des louanges du
“bénévolat” et du “service citoyen”. Ces louanges vont plutôt servir de
prétexte au repli social de l’État, au programme de travail forcé en
cours et à la lamentable tentative de faire supporter le poids de la
crise en priorité aux femmes. Les institutions sociales officielles
abandonnent leurs engagements sociaux et les remplacent par un appel à
la mobilisation aussi aimable que peu coûteux : il appartient désormais
à chacun de combattre la misère - la sienne et celle des autres - par
sa propre initiative et bien sûr en oubliant les revendications
matérielles. C’est ainsi qu’interprété faussement comme programme
émancipateur, le fait de jongler avec la définition de la toujours
sacro-sainte notion du travail favorise grandement l’État dans sa
tentative de réaliser le dépassement du travail salarié en liquidant le
salaire et en conservant le travail sur la terre brûlée de l’économie
de marché. Cela prouve involontairement qu’aujourd’hui l’émancipation
sociale ne peut pas avoir pour contenu la revalorisation du travail,
mais seulement sa dévalorisation consciente.
« Des services simples et personnalisés peuvent, outre la prospérité
matérielle, faire croître également la prospérité immatérielle. Ainsi
le bien-être d’un client peut-il être augmenté lorsque des prestataires
de services effectuent à sa place un travail pénible qu’il aurait dû
faire lui-même. En même temps le bien-être des prestataires augmente
quand leur amour-propre croît à la suite de quelque activité. Rendre un
service simple et personnalisé vaut mieux pour le psychisme que de
rester au chômage. » Rapport de la Commission sur les questions
d’avenir des États libres de Saxe et de Bavière, 1997.
« Tiens-toi fermement au savoir-faire qui fait ses preuves dans le
travail ; car la nature elle-même le confirme et y donne son
consentement. Au fond, tu n’as guère d’autre savoir-faire que celui qui
est acquis par le travail, le reste n’est qu’une hypothèse du Savoir. »
Thomas Carlyle, Travailler et non pas désespérer, 1843.
XV - La crise de la lutte d’intérêts.
On a beau refouler la crise fondamentale du travail et en faire un
tabou, elle n’en marque pas moins tous les conflits sociaux actuels. Le
passage d’une société d’intégration de masse à un ordre de sélection et
d’apartheid n’a pas conduit à un nouveau round de la vieille lutte des
classes entre capital et travail, mais à une crise idéologique de la
lutte d’intérêts catégoriels qui reste enfermée dans la logique du
système. Déjà, à l’époque de la prospérité, après la Seconde Guerre
mondiale, le vieux pathos de la lutte des classes avait perdu de son
éclat. Non pas parce que le sujet révolutionnaire “en soi” aurait été
“intégré” par des menées manipulatrices ou corrompu par une prospérité
douteuse, mais à l’inverse parce que le niveau de développement
fordiste a fait apparaître l’identité logique du capital et du travail
en tant que catégories socio-fonctionnelles d’une même formation
sociale fétichiste. Enfermé dans la logique du système, le désir de
vendre le plus cher possible la marchandise force de travail cessa
d’apparaître pour ce qu’il n’était pas -.au-delà du système.- et se
révéla pour ce qu’il était - un élément à l’intérieur du système.
Si, jusque dans les années 70, il s’agissait encore de conquérir, pour
le plus grand nombre, une participation aux fruits vénéneux de la
société de travail, les nouvelles conditions de crise engendrées par la
troisième révolution industrielle ont même fait disparaître ce
mobile-là. C’est seulement tant que la société de travail était en
expansion que ses catégories socio-fonctionnelles ont pu mener leurs
luttes d’intérêts à grande échelle. Mais, à mesure que la base commune
tombe en ruine, les intérêts qui restent enfermés dans la logique du
système ne peuvent plus être agrégés au niveau de toute la société.
Commence alors une désolidarisation générale. Les travailleurs salariés
désertent les syndicats, et les managers les organisations patronales.
Chacun pour soi et le Dieu du système capitaliste contre tous :
l’individualisation tant invoquée n’est qu’un autre symptôme de la
crise dans laquelle se trouve la société de travail.
Pour autant que des intérêts puissent encore être agrégés, cela ne se
produit qu’à l’échelle micro-économique. Car, de même que faire broyer
sa vie pour l’entreprise - au mépris de toute tentative de libération
sociale - est presque devenu un privilège, de même la représentation
des intérêts de la marchandise force de travail dégénère en un lobbying
impitoyable pratiqué par des segments sociaux toujours plus petits. Qui
accepte la logique du travail, doit maintenant accepter aussi la
logique de l’apartheid. Garantir à sa propre clientèle étroitement
délimitée qu’elle puisse vendre sa peau aux dépens de toutes les
autres, c’est désormais le seul enjeu. Il y a belle lurette que
salariés et délégués du personnel ne voient plus leur véritable
adversaire dans le management de leur entreprise, mais dans les
salariés des entreprises et des “sites” concurrents, peu importe que ce
soit dans la localité voisine ou en Extrême-Orient. Et quand se pose la
question de savoir qui sera liquidé lors de la prochaine poussée de
rationalisation d’entreprise, alors même le département voisin et le
collègue immédiat deviennent des ennemis.
La désolidarisation radicale ne concerne pas les seuls conflits
économiques et syndicaux. Comme, dans la crise même de la société de
travail, toutes les catégories fonctionnelles s’accrochent avec un
acharnement accru à la logique de la société de travail - laquelle veut
que tout bien-être humain ne soit que le sous-produit d’une
valorisation rentable - le principe “Après moi le déluge” régit toutes
les luttes d’intérêts. Tous les lobbies connaissent la règle du jeu et
agissent en conséquence. Chaque franc perçu par la clientèle de l’un
est perdu pour la clientèle de l’autre. Chaque coupe claire à l’autre
bout du réseau social augmente la chance d’obtenir un petit délai de
grâce supplémentaire. Le retraité devient l’adversaire naturel de tous
les cotisants, le malade l’ennemi de tous les assurés sociaux et
l’immigré l’objet de haine de tous les nationaux pris de panique.
C’est ainsi que le projet d’utiliser cette lutte d’intérêts qui reste
prisonnière de la logique du système en tant que levier de
l’émancipation sociale perd inéluctablement tout contenu. C’est alors
que sonne le glas de la gauche classique. La renaissance d’une critique
radicale du capitalisme suppose la rupture catégorielle avec le
travail. Aussi seul l’établissement d’un nouveau but d’émancipation
sociale au-delà du travail et de ses catégories-fétiches dérivées
(valeur, marchandise, argent, État, forme juridique, nation,
démocratie, etc.) rendra possible une resolidarisation à un niveau
supérieur et à l’échelle de toute la société. Et ce n’est que dans
cette perspective que des luttes défensives et menées dans le cadre du
système contre la logique de la lobbysation et de l’individualisation
pourront être réagrégées ; mais désormais en se référant aux catégories
dominantes, non plus de façon positive, mais de façon négatrice et
stratégique.
Jusqu’à présent, la gauche s’est efforcée d’esquiver la rupture avec
les catégories de la société de travail. Elle banalise les contraintes
du système en une simple idéologie et la logique de la crise en un
simple projet politique des “dominants”. La nostalgie social-démocrate
et keynésienne se substitue à la rupture avec les catégories du
travail. Au lieu de viser une nouvelle universalité concrète de
formation sociale située au-delà du travail abstrait et de la
forme-argent, la gauche essaie désespérément de s’accrocher à la
vieille universalité abstraite de l’intérêt enfermé dans la logique du
système. Mais ces tentatives restent elles-mêmes abstraites et ne
peuvent plus intégrer aucun mouvement social de masse, parce qu’elles
feignent d’ignorer les conditions réelles de la crise.
Cela vaut surtout pour la revendication d’un salaire social ou d’un
revenu minimum garanti. Au lieu d’associer les luttes concrètes de
résistance sociale contre certaines mesures du régime d’apartheid à un
programme général contre le travail, ce type de revendication crée une
fausse universalité de la critique sociale. Mais cette critique reste
totalement abstraite, dans la logique du système et impuissante. Quant
à la concurrence engendrée par la crise sociale, on ne la dépassera pas
de la sorte. Par ignorance, on suppose que la société de travail
globalisée continuera de se perpétuer éternellement, car d’où viendrait
l’argent pour financer ce revenu minimum garanti par l’État, sinon de
procès de valorisation réussis ? Qui mise sur un tel “dividende social”
(l’expression en dit long) mise aussi subrepticement sur la position
privilégiée de “son” pays au sein de la concurrence globale. Car seule
la victoire dans la guerre mondiale des marchés permettrait
provisoirement de nourrir chez soi quelques millions de bouches
“inutiles” (au sens capitaliste du terme) - à l’exclusion de tous ceux
qui n’ont pas le bon passeport, cela va sans dire.
Les bricoleurs réformistes de la revendication du salaire social
veulent ignorer la nature capitaliste de la forme-argent. En
définitive, il ne s’agit pour eux que de sauver entre le sujet de
travail capitaliste et le sujet consommateur de marchandises, ce
dernier. Plutôt que de mettre en cause le mode de vie capitaliste tout
court, il faut que le monde continue, malgré la crise du travail,
d’être enseveli sous des avalanches de carcasses d’automobiles puantes,
d’ignobles tours de béton et de camelote marchande, et ce, pour la
seule liberté que les hommes sont encore à même d’imaginer : la liberté
de choix devant les rayons des supermarchés.
Mais même cette perspective triste et bornée demeure illusoire. Ses
partisans à gauche et les théoriciens analphabètes qui la défendent ont
oublié que, dans le capitalisme, la consommation marchande ne sert
jamais simplement à satisfaire les besoins, mais qu’elle est toujours
une fonction du mouvement de valorisation. Quand la force de travail
est invendable, même les besoins élémentaires sont considérés comme
d’éhontées prétentions luxueuses qu’il convient de réduire au minimum.
Et c’est justement à cela que le programme du salaire social servira de
vecteur : il sera l’instrument de la baisse des dépenses publiques et
la version misérable de l’aide sociale, qui remplace les systèmes de
protection sociale en pleine décomposition. C’est en ce sens que le
maître à penser du néo-libéralisme, Milton Friedman, a inventé le
concept de salaire social, avant qu’une gauche désarmée n’y découvre
une “planche de salut”. Et c’est avec ce contenu qu’il deviendra
réalité - ou pas du tout.
« Il s’avère que, selon les inéluctables lois de notre monde, certains
êtres humains doivent être dans le besoin. Ce sont les malheureux qui,
à la grande loterie de la vie, ont tiré un numéro perdant. » Thomas
Robert Malthus.
XVI - Le dépassement du travail.
Contrairement à la lutte d’intérêts catégoriels qui reste prisonnière
de la logique du système, la rupture avec les catégories du travail ne
peut pas compter sur un camp social tout fait et objectivement
déterminé. Elle rompt avec les faux impératifs d’une “seconde nature” :
son exécution ne sera donc pas quasi automatique, mais une “conscience”
négatrice - un refus et une révolte sans l’appui d’une quelconque ”loi
de l’histoire”. Le point de départ de cette rupture ne peut pas être un
nouveau principe abstraitement universel, mais seulement le dégoût
qu’éprouve l’individu face à sa propre existence en tant que sujet de
travail et face à la concurrence, ainsi que le refus catégorique de
devoir continuer à survivre ainsi à un niveau toujours plus misérable.
Malgré sa suprématie absolue, le travail n’est jamais parvenu à effacer
tout à fait la répulsion à l’égard des contraintes qu’il impose. À côté
de tous les fondamentalismes régressifs et de toute la folie
concurrentielle engendrée par la sélection sociale, il existe aussi un
potentiel de protestation et de résistance. Le malaise dans le
capitalisme existe massivement, mais il est refoulé dans la
clandestinité socio-psychique, où il n’est pas sollicité. C’est
pourquoi il faut créer un nouvel espace intellectuel libre où l’on
puisse penser l’impensable. Il faut briser le monopole de
l’interprétation du monde détenu par le camp du travail. La critique
théorique du travail joue ici le rôle d’un catalyseur. Elle doit
combattre de manière frontale les interdits de pensée dominants et
énoncer aussi ouvertement que clairement ce que personne n’ose savoir,
mais que beaucoup ressentent : la société de travail est arrivée à sa
fin ultime. Et il n’y a aucune raison de regretter son trépas.
Seule une critique du travail, nettement formulée et accompagnée du
débat théorique nécessaire, peut créer ce nouveau contre-espace public,
condition indispensable pour que se constitue un mouvement social
pratique contre le travail. Les querelles internes du camp du travail
se sont épuisées et deviennent toujours plus absurdes. Il est d’autant
plus urgent de redéfinir les lignes de conflit social sur lesquelles
peut se sceller un pacte contre le travail.
Il s’agit donc d’esquisser les objectifs qui sont possibles pour un
monde qui aille au-delà du travail. Le programme contre le travail ne
se nourrit pas d’un corpus de principes positifs, mais de la force de
la négation. Si, pour les hommes, l’instauration du travail est allée
de pair avec une vaste expropriation des conditions de leur propre vie,
alors la négation de la société de travail ne peut reposer que sur la
réappropriation par les hommes de leur lien social à un niveau
historique plus élevé. Les ennemis du travail aspireront donc à la
formation de fédérations mondiales d’individus librement associés qui
arracheront à la machine du travail et de la valorisation tournant à
vide les moyens d’existence et de production et en prendront les
commandes. Seule la lutte contre la monopolisation de toutes les
ressources sociales et des potentiels de richesse par les puissances
aliénantes du marché et de l’État permet de conquérir les espaces
sociaux de l’émancipation.
Cela implique aussi de combattre la propriété privée d’une manière
nouvelle. Jusqu’à présent, la gauche ne considérait pas la propriété
privée comme la forme juridique du système de production marchande,
mais uniquement comme le mystérieux pouvoir subjectif que les
capitalistes auraient de “disposer” des ressources. Ainsi a pu naître
l’idée absurde de vouloir dépasser la propriété privée sur le terrain
même de la production marchande. En général, la propriété d’État
(“nationalisation”) apparaissait donc comme le contraire de la
propriété privée. Mais l’État n’est que la communauté coercitive
extérieure ou l’universalité abstraite des producteurs de marchandises
socialement atomisés. Et par conséquent la propriété d’État n’est
qu’une forme dérivée de propriété privée - peu importe qu’elle soit
affublée ou non de l’adjectif “socialiste ”.
Avec la crise de la société de travail, la propriété privée devient
aussi obsolète que la propriété d’État, car ces deux formes de
propriété présupposent le procès de valorisation. Voilà pourquoi les
moyens matériels qui leur correspondent sont en friche et mis sous
séquestre. Et les employés de l’État, des entreprises ou de l’appareil
judiciaire veillent jalousement à ce que cela reste ainsi et que les
moyens de production pourrissent plutôt que de servir à un autre but.
La conquête des moyens de production par les associations libres contre
la gestion coercitive de l’État et de l’appareil judiciaire ne peut
donc avoir qu’une signification : les moyens de production ne seront
plus mobilisés dans le cadre de la production marchande pour
approvisionner des marchés anonymes.
La discussion directe, l’accord et la décision commune des membres de
la société sur l’utilisation judicieuse des ressources remplaceront la
production marchande, tandis que se réalisera l’identité
socio-institutionnelle entre producteurs et consommateurs (impensable
sous le joug de la fin en soi capitaliste). Les institutions aliénées
du marché et de l’État seront remplacées par un réseau de conseils dans
lequel, du quartier au monde entier, les associations libres
détermineront le flux des ressources en fonction d’une raison sensible,
sociale et écologique.
Ce ne sera plus la fin en soi du travail et de l’“emploi” qui
déterminera la vie, mais l’organisation de l’utilisation judicieuse de
possibilités communes, contrôlée par l’action sociale consciente et non
par quelque “main invisible” automate. On s’appropriera la richesse
produite directement en fonction des besoins et non de la
“solvabilité”. En même temps que le travail disparaîtront ces
universalités abstraites que sont l’argent et l’État. Les nations
séparées seront remplacées par une société mondiale qui n’aura plus
besoin de frontières : chaque homme pourra y circuler librement et
solliciter partout l’hospitalité.
La critique du travail est une déclaration de guerre à l’ordre
existant, elle ne vise pas à la création d’espaces “protégés”, de
niches, coexistant pacifiquement avec l’ordre existant et ses
contraintes. Le mot d’ordre de l’émancipation sociale ne peut être que
: Prenons ce dont nous avons besoin ! Ne courbons plus l’échine sous le
joug des marchés de l’emploi et de la gestion démocratique de la crise
! La condition en est que de nouvelles formes d’organisations sociales
(associations libres, conseils) contrôlent les conditions de la
reproduction à l’échelle de toute la société. Cette revendication
distingue radicalement les ennemis du travail de tous les politiciens
aménageurs de niches et de tous les esprits bornés qui visent un
socialisme alternatif à la sauce rouge-verte.
La domination du travail divise l’individu. Elle sépare le sujet
économique du citoyen, l’homme du travail de l’homme du temps libre, ce
qui est abstraitement public de ce qui est abstraitement privé, la
masculinité socialement instituée de la féminité socialement instituée,
et elle place les individus isolés devant leur propre lien social comme
devant quelque chose d’étranger qui les domine. Les ennemis du travail
aspirent au dépassement de cette schizophrénie grâce à l’appropriation
concrète du lien social par des hommes agissant de manière consciente
et autoréflexive.
« Le “travail” est par nature l’activité asservie, inhumaine, asociale,
déterminée par la propriété privée et créatrice de la propriété privée.
Par conséquent l’abolition de la propriété privée ne devient une
réalité que si on la conçoit comme abolition du “travail”. » Karl Marx,
À propos de Friedrich List, le Système national de l’économie
politique, 1845.
XVII - Contre les partisans du travail : un programme des abolitions.
On reprochera aux ennemis du travail de n’être que des rêveurs.
L’histoire aurait prouvé qu’une société qui ne se fonde pas sur les
principes du travail, de la contrainte à la performance, de la
concurrence libérale et de l’égoïsme individuel ne peut pas
fonctionner. Voulez-vous donc prétendre, vous qui faites l’apologie de
l’état de choses existant, que la production marchande capitaliste a
vraiment donné à la majorité des hommes une vie à peu près acceptable ?
Appelez-vous cela “fonctionner”, quand c’est justement la croissance
vertigineuse des forces productives qui rejette des milliards d’hommes
en dehors de l’humanité et que ceux-ci doivent s’estimer heureux de
survivre sur des décharges publiques ? Quand des milliards d’autres
hommes ne peuvent supporter la vie harassante sous le diktat du travail
qu’en s’isolant des autres, qu’en se mortifiant l’esprit et qu’en
tombant malades physiquement et mentalement ? Quand le monde est
transformé en désert simplement pour que l’argent engendre davantage
d’argent ? Soit.! C’est effectivement la façon dont “fonctionne” votre
grandiose système du travail. Eh bien, nous ne voulons pas accomplir de
tels exploits !
Votre autosatisfaction se fonde sur votre ignorance et votre mauvaise
mémoire. La seule justification que vous trouvez à vos crimes présents
et futurs, c’est l’état du monde et celui-ci n’est fondé que sur vos
crimes passés. Vous avez oublié et refoulé les massacres d’État
nécessaires à l’intériorisation de votre “loi naturelle”, loi selon
laquelle c’est presque une chance d’être “employé” à des activités
déterminées par d’autres et de se faire vampiriser toute son énergie
pour la fin en soi abstraite de l’idole de votre système.
Pour que l’humanité soit en état d’intérioriser la domination du
travail et de l’égoïsme, il a d’abord fallu extirper dans les anciennes
sociétés agraires toutes les institutions d’auto-organisation et de
coopération autodéterminée. Peut-être les jeux sont-ils faits. Nous ne
sommes pas exagérément optimistes. Nous ne pouvons pas savoir si les
hommes réussiront à se libérer de cette existence conditionnée. La
chose est indécise : le déclin du travail peut conduire soit à la
victoire sur la folie du travail, soit à la fin de la civilisation.
Vous nous objecterez qu’avec l’abolition de la propriété privée et de
la contrainte d’avoir à gagner de l’argent, toute activité cessera et
qu’une oisiveté générale s’installera. Vous avouez donc que l’ensemble
de votre système “naturel” ne repose que sur la contrainte ? Et que
c’est pour cette raison que vous craignez la paresse comme un péché
mortel contre l’esprit de l’idole Travail ? Mais les ennemis du travail
n’ont rien contre la paresse. L’un de leurs buts prioritaires est de
rétablir cette culture de l’oisiveté que toutes les sociétés
antérieures ont connue et qui fut anéantie pour que s’impose un
productivisme effréné et privé de sens. C’est pourquoi les ennemis du
travail fermeront d’abord, sans les remplacer, toutes les branches de
la production qui ne servent qu’à maintenir impitoyablement la fin en
soi délirante du système de production marchande.
Nous ne parlons pas seulement des secteurs d’activité qui représentent
manifestement un danger public, comme les industries de l’automobile,
de l’armement ou du nucléaire, mais aussi de la production de ces
nombreuses prothèses de signification et de ces ineptes objets de
divertissement supposés faire miroiter aux hommes de travail un ersatz
d’existenc e pour leurs vies gâchées. Disparaîtra aussi l’immense part
de ces activités qui n’existent que parce qu’il faut que la production
de masse passe dans le moule de la forme-argent et du marché. Ou bien
pensez-vous que les comptables, les spécialistes en marketing et les
vendeurs, les V.R.P. et les publicitaires resteront nécessaires quand
les choses seront produites en fonction des besoins et que tous
prendront simplement ce dont ils ont besoin ? Et pourquoi faudrait-il
encore des inspecteurs des impôts et des policiers, des travailleurs
sociaux et des administrateurs de la misère s’il n’y a plus de
propriété privée à protéger, ni de misère sociale à administrer, et si
personne n’a plus à être dressé au respect des contraintes aliénantes
du système ?
Nous entendons déjà votre cri : “Et tous ces emplois !” Eh bien,
parlons-en. Calculez donc un peu le temps dont l’humanité se prive
chaque jour simplement pour accumuler du “travail mort”, administrer
les hommes et huiler les rouages du système dominant. Du temps pendant
lequel nous pourrions tous nous prélasser au soleil au lieu de nous
éreinter à des choses sur le caractère destructeur, répressif et
grotesque duquel on a écrit des bibliothèques entières. Mais soyez sans
crainte ! La disparition des contraintes du travail n’entraînera
nullement celle de toute activité. C’est l’activité qui changera de
nature dès lors qu’elle ne sera plus enfermée dans une sphère de temps
uniformes et linéaires, désensualisés, et sans autre fin qu’elle-même,
mais qu’elle pourra suivre son propre rythme, variable selon les
individus et s’intégrant dans un projet de vie personnel. Et quand,
également, dans les grandes structures de production, les hommes
détermineront eux-mêmes le rythme au lieu de se laisser dominer par le
diktat de la valorisation d’entreprise. Pourquoi se laisser harceler
par les exigences insolentes d’une concurrence imposée.? Il faut
redécouvrir la lenteur.
Bien sûr, les activités domestiques et de soins apportés aux hommes -
activités qui, dans la société de travail, sont rendues invisibles,
séparées et définies comme “féminines” - ne disparaîtront pas. Il est
aussi peu question d’automatiser des activités telles que cuisiner ou
changer les couches des nouveaux-nés. Quand, en même temps que le
travail, on aura aboli la séparation des sphères sociales, alors ces
activités nécessaires pourront faire partie du domaine de
l’organisation sociale consciente, au-delà des assignations sexuelles.
Elles perdront leur caractère répressif, dès lors qu’elles ne se
subordonneront plus les individus mais qu’elles seront accomplies au
gré des circonstances et des besoins aussi bien par les hommes que par
les femmes.
Nous ne disons pas qu’ainsi toute activité deviendra plaisante.
Quelques-unes le seront plus, d’autres moins. Bien sûr, il y aura
toujours des activités qu’il sera nécessaired’accomplir. Mais pourquoi
s’en faire, si la vie ne s’en trouve plus dévorée ? Et puis les choses
librement accomplies seront toujours plus nombreuses. Car l’activité
constitue un besoin autant que le loisir. Même le travail n’a pas pu
entièrement effacer ce besoin, mais il l’a instrumentalisé et vidé de
son sang comme un vampire.
Les ennemis du travail ne sont les fanatiques ni d’un activisme
aveugle, ni d’une inaction tout aussi aveugle. Le loisir, l’activité
nécessaire et les activités librement choisies doivent être mis dans un
rapport sensé, en conformité avec les besoins et les contextes de vie.
Une fois soustraites aux impératifs capitalistes du travail, les forces
productives modernes étendront massivement le temps libre de tous.
Pourquoi passer des heures jour après jour dans les usines et les
bureaux quand des machines peuvent nous dispenser de la plus grande
part de ces activités ? Pourquoi faire suer des centaines de corps
quand quelques moissonneuses-batteuses suffisent ? Pourquoi laisser
l’esprit se perdre dans une tâche routinière qu’un ordinateur peut
exécuter facilement ?
Cependant, pour atteindre ces buts, on ne peut reprendre qu’une infime
part de la technique dans sa forme capitaliste. La majeure partie des
structures techniques doivent être complètement transformées, car elles
ont été élaborées d’après les normes bornées de la rentabilité
abstraite, tout comme, pour la même raison, bien des possibilités
techniques n’ont pas du tout été développées. Quoique l’électricité à
base d’énergie solaire puisse être produite partout, la société de
travail a besoin de gigantesques centrales nucléaires qui constituent
une menace pour la vie. Et quoique les méthodes d’une production
agricole respectueuse de l’environnement soient connues depuis
longtemps, le calcul financier abstrait déverse des tonnes de poison
dans l’eau, détruit les sols et empoisonne l’air. Et quoiqu’on puisse
produire la plupart des choses facilement, sur place sans avoir à
utiliser beaucoup de moyens de transports, on envoie des pièces
détachées et des vivres faire trois fois le tour du globe pour des
raisons relevant uniquement de la gestion d’entreprise. Une part
considérable de la technique capitaliste est aussi insensée et
superflue que la dépense d’énergie humaine qui lui est liée.
Par là, nous ne vous disons rien de nouveau. Et pourtant vous ne
tirerez jamais aucune conséquence de ce que vous savez très bien
vous-mêmes. Car vous vous refusez à toute décision consciente : quels
moyens de production, de transport et de communication est-il
raisonnable d’utiliser ? Quels sont ceux qui sont nuisibles ou
simplement superflus ? Plus vite vous ânonnez votre mantra de la
liberté démocratique, plus grand est votre acharnement à refuser la
liberté de décision sociale la plus élémentaire, parce que vous voulez
continuer à servir le cadavre dominant du travail et ses pseudo “lois
naturelles”.
« Le travail lui-même est nuisible et funeste, non seulement dans les
conditions présentes, mais en général dans la mesure où son but est le
simple accroissement de la richesse ; voilà ce que démontrent les
économistes, sans en être conscients. » Karl Marx, Manuscrits de 1844.
« Notre vie, c’est d’être assassinés par le travail. Nous gigotons au
bout de la corde pendant soixante ans. Mais nous allons la couper à
présent. À la lanterne ! » Georg Büchner, la Mort de Danton, 1835.
XVIII - La lutte contre le travail est une lutte antipolitique.
Le dépassement du travail n’est pas une douce utopie. Sous sa forme
actuelle, la société mondiale ne pourra pas durer encore cinquante ou
cent ans. Mais que les ennemis du travail aient à faire à une idole
Travail déjà cliniquement morte ne rend pas forcément leur tâche plus
facile. Car plus la crise de la société de travail s’aggrave et les
tentatives de rafistolage avortent, plus se creuse le fossé entre
l’isolement des monades sociales impuissantes et les exigences d’un
mouvement d’appropriation qui englobe toute la société. La
barbarisation croissante des rapports sociaux dans de vastes régions du
monde montre que la vieille conscience dominée par la concurrence et le
travail se maintient mais à un niveau toujours plus bas. Malgré tous
les signes d’un malaise dans le capitalisme, la crise paraît
spontanément prendre la forme d’une décivilisation qui s’effectue par
poussées.
C’est justement face à des perspectives aussi négatives qu’il serait
fatal de faire passer au second plan la critique pratique du travail
comme programme social global, en se limitant à l’instauration d’une
économie de survie précaire sur les ruines de la société de travail. La
critique du travail n’a de chance que si elle lutte contre le courant
de la désocialisation, au lieu de se laisser emporter par lui.
Cependant, ce n’est plus par la politique démocratique qu’il faut
défendre ce qui fonde la civilisation, mais contre elle.
Qui aspire à l’appropriation émancipatrice de l’ensemble du système
social et à sa transformation peut difficilement ignorer l’instance
qui, jusqu’à présent, en organise les conditions générales. Il est
impossible de se révolter contre l’expropriation des potentiels sociaux
sans se trouver confrontés à l’État. Car l’État ne gère pas seulement à
peu près la moitié de la richesse sociale : il garantit aussi la
subordination de tous les potentiels sociaux aux impératifs de la
valorisation. De même que les ennemis du travail ne peuvent ignorer
l’État et la politique, de même ils refuseront de jouer le jeu de
l’État et de la politique.
Puisque la fin du travail est aussi la fin de la politique, un
mouvement politique pour le dépassement du travail serait une
contradiction dans les termes. Les ennemis du travail font valoir des
revendications face à l’État, mais ils ne constituent pas un parti
politique et ils n’en constitueront jamais un. Le but de la politique
ne peut être que la conquête de l’appareil d’État pour perpétuer la
société de travail. Les ennemis du travail ne veulent donc pas
s’emparer des commandes du pouvoir, mais les détruire. Leur lutte n’est
pas politique, elle est antipolitique.
Puisque à l’époque moderne l’État et la politique se confondent avec le
système coercitif du travail, ils doivent disparaître avec lui. Tout le
verbiage à propos d’une renaissance de la politique n’est que la
tentative désespérée de ramener la critique de l’horreur économique à
une action étatique positive. Mais l’auto-organisation et
l’autodétermination sont le contraire même de l’État et de la
politique. La conquête de libres espaces socio-économiques et culturels
ne s’effectue pas par les voies détournées de la politique, voies
hiérarchiques ou fausses, mais par la constitution d’une contre-société.
La liberté ne consiste pas à se faire broyer par le marché ni régir par
l’État, mais à organiser le lien social soi-même - sans l’entremise
d’appareils aliénés. Par conséquent, les ennemis du travail ont à
trouver de nouvelles formes de mouvement social et à créer des têtes de
pont pour reproduire la vie au-delà du travail. Il s’agit de lier les
formes d’une pratique de contre-société au refus offensif du travail.
Les puissances dominantes peuvent bien nous considérer comme des fous
parce que nous voulons rompre avec leur système coercitif irrationnel !
Nous n’avons à y perdre que la perspective d’une catastrophe vers
laquelle ils nous conduisent. Au-delà du travail, nous avons un monde à
gagner.
Prolétaires de tous les pays, finissez-en !
1. Les exemples sont, bien
entendu, empruntés à la réalité allemande. Le lecteur francophone
transposera aisément à la réalité de son pays, très peu différente
(NdT).
2. Désigne la part de l’économie qui ne relève pas directement de
l’économie de marché officielle ou de l’État, à savoir le travail
personnel, l’économie souterraine, l’économie alternative (NdT).
3. Terme emprunté au jargon des eurocrates. Désigne le principe selon
lequel toute décision doit être prise à l’échelon national le plus
proche du citoyen, à moins qu’elle ne relève des instances européennes
(NdT).
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