Lewis Mumford

Les fous gouvernent nos affaires

- Paru le 2 mars 1946 dans The Saturday Review of Litterature -


Ē Mais je ne veux pas aller chez les fous, dit Alice. Oh, mais tu ne peux rien y faire, rŽpondit le Chat : nous sommes tous fous ici,  tu es folle, je suis fou. Comment savez-vous que je suis folle ? Dit Alice. Tu dois lՐtre, rŽpondit le Chat, sinon, tu ne serais pas venue ici. Č Lewis Carroll


Les fous gouvernent nos affaires au nom de lÕordre et de la sŽcuritŽ. Les fous Ē en chef Č se rŽclament du titre de gŽnŽral, dÕamiral, de sŽnateur, de savant, dÕadministrateur, de secrŽtaire dՃtat ou mme de prŽsident. Et le sympt™me fatal de leur folie est celui-ci : ils ont menŽ ˆ bien une sŽrie dÕactes qui, Žventuellement, entra”neront la destruction de lÕhumanitŽ, avec la solennelle conviction quÕils sont des tres normaux et responsables, vivant sainement et poursuivant des buts raisonnables et justifiŽs.

Jour aprs jour, sans le moindre Žcart, les fous suivent leur route et leurs habitudes dÕinexorable folie : route et habitudes tellement stŽrŽotypŽes, tellement communes, quÕelles semblent tre les voies normales dÕhommes normaux, et non pas les chemins perdus dÕhommes penchŽs sur la mort totale. Sans mandat public dÕaucune sorte, les fous ont pris sur eux de nous mener graduellement ˆ ce dernier acte de folie qui corrompra le visage de la terre, balayera les nations des hommes, et, peut-tre, mettra fin ˆ toute existence sur la plante elle-mme.

Ces fous tiennent une comte par la queue, et ils croient faire preuve dՎquilibre mental en la traitant comme si cՎtait un pŽtard dÕenfant. Ils font joujou. Ils lÕexpŽrimentent ; ils rvent de comtes plus brillantes et plus rapides. Leurs professeurs ne leur ont transmis aucune rgle pour contr™ler la comte. Alors ils prennent des prŽcautions dÕenfants faisant sauter des pŽtards. Sans demander la permission ˆ personne, ils ont dŽcidŽ dÕorganiser un autre jeu avec cette force cosmique, juste pour voir ce qui arrivera en mer dans une guerre Ē qui ne doit jamais venir Č.

Pourquoi laissons-nous les fous jouer sans Žlever nos voix.? Pourquoi demeurer calmes jusquՈ lÕinertie en face dÕun tel danger.? Il y a une raison.: nous sommes aussi fous quÕils le sont. Nous considŽrons la folie de nos dirigeants comme lÕexpression de la sagesse traditionnelle et du bon sens. Nous les regardons placidement, comme un agent de police droguŽ qui verrait dÕun coup dÕĻil fatiguŽ et tolŽrant le vol dÕune banque, le meurtre dÕun enfant ou le placement dÕune machine infernale dans une gare. Notre crŽation donne la mesure de notre folie. Nous regardons les Fous et continuons notre petit bonhomme de chemin.

En vŽritŽ, ce sont des machines infernales que les fous, par nous Žlus et nommŽs, sont en train de placer. Quand les machines exploseront, les villes sauteront, lÕune aprs lÕautre, comme un cordon de pŽtards, anŽantissant et bržlant les derniers vestiges de la vie. Nous savons que les fous construisent encore de telles machines, et nous ne leur demandons mme pas pour quelles raisons ; bien plus, nous ne les arrtons mme pas. Aussi bien sommes-nous aussi fous quÕeux : fous vivant parmi les fous ; mme pas Žmus par lÕhorreur qui sÕapproche rapidement de nous. Nous ne pensons quՈ lÕheure de venir, au jour suivant, ˆ la semaine prochaine, et cÕest une preuve de plus de notre folie. Car si nous continuons ainsi, demain sera plus lourd de mort quÕun cimetire.

Pourquoi sommes-nous saisis dÕune telle folie ? Ē Ne le demandez plus ; cÕest un fait acquis. Č Ne sommes-nous donc plus assez sains et forts pour nous Žlever contre les fous, pour les combattre ? NÕavons-nous pas le pouvoir dՎtouffer les machines infernales quÕils ont crŽŽes et dÕenrayer le suicide de la race humaine ? Personne nÕa-t-il levŽ la main pour stopper les fous ? Si Š.ici et lˆ, venant des Žgouts et des toits, jetŽs dans une bo”te aux lettres, glissŽs sous une porte par une main silencieuse, parviennent des bribes de message adressŽs ˆ nous tous. Ces messages ont ŽtŽ Žcrits par les plus fous dÕentre eux, par ceux qui ont inventŽ cette machine super-infernale. Ces hommes, que les derniers soubresauts de la dŽmence ont rendus sains dÕesprit. [É]

Les fous dirigeants nÕosent pas nous laisser lire en entier le message des emprisonnŽs, de peur que nous retrouvions notre luciditŽ. Le prŽsident, les gŽnŽraux, les amiraux, les administrateurs craignent que leur propre folie devienne trop Žvidente si les mots ŽparpillŽs que nous envoient les ŽveillŽs Žtaient rassemblŽs pour former une phrase intelligible. Car le prŽsident, les gŽnŽraux, les amiraux et les administrateurs nous ont menti au sujet de cette machine infernale. Ils ont menti dans leurs dŽclarations, et encore bien plus dans leurs silences. Ils mentent parce ce que ce nÕest pas une machine infernale, mais des centaines de machines infernales ; et ˆ ce jour, non plus des centaines, mais des milliers. Ces fous dŽbridŽs auront bient™t assez de puissance pour dŽmanteler, en appuyant sur un bouton, la structure terrestre. De jour en jour, sÕaugmentent les rŽserves de chaos.

La puissance que les fous dŽtiennent est dÕun tel ordre, que les seuls sains dÕesprit savent quÕelle ne doit pas tre utilisŽe. Mais les fous ne veulent pas que nous sachions que cette puissance est trop absolue, trop divine, pour tre placŽe dans des mains humaines : car les fous font gentiment sauter la machine infernale sur leurs genoux, pendant que leurs mains tremblent du dŽsir de presser sur le bouton. Ils nous sourient, ces fous. Ils posent devant les photographes toujours souriants. Ils disent : Ē Nous sommes plus optimistes que jamais Č, et leur grimace malsaine prophŽtise la catastrophe qui nous attend.

De mme quÕils nous mentent ˆ propos du secret qui nÕen est pas un, les fous se mentent aussi ˆ eux-mmes, pour donner ˆ leur mensonge une plus grande apparence de vŽritŽ, et ˆ leur folie les dehors de lՎquilibre. Ne connaissant ˆ leur machine dÕautre emploi que la destruction, ils multiplient nos capacitŽs de destruction. [É] Les fous agissent comme si rien nÕarrivait, comme si rien nÕallait arriver : ils prennent les prŽcautions habituelles du fou avec la confiance du fou. Les fous prŽparent la fin du monde. Ce quÕils appellent Ē progrs continuel Č signifie lÕextermination universelle, et ce quÕils appellent Ē sŽcuritŽ nationale Č est un suicide organisŽ. Il y a un seul devoir pour le moment : tout autre t‰che appartient au rve ou au cynisme. Arrtez le nuclŽaire ! Arrtez les constructions ! Abandonnez la bombe atomique dŽfinitivement. Supprimez tous les plans dÕutilisation. Car les plans intelligents sont issus de la plus pure folie. DŽtr™nez les fous immŽdiatement en Žlevant une clameur de protestation telle, quÕils seront projetŽs dans lÕunivers de lՎquilibre et de la raison. Nous avons vu la machine infernale en action, et nous affirmons quÕune telle puissance ne doit pas tre invoquŽe par les hommes.

Nous savons quÕon ne peut sortir de lՎtat de folie rapidement, car la coopŽration des tres humains ne peut sÕacheter bon marchŽ, au prix dÕune terreur quelconque. Mais le premier pas, le seul et efficace pas prŽliminaire, est de dŽtruire la bombe atomique. On ne peut parler comme des hommes sains autour dÕune table de paix pendant quÕelle fume sous cette mme table. ConsidŽrez la menace nuclŽaire telle quÕelle se prŽsente vŽritablement : la visible insanitŽ dÕune civilisation qui a cessŽ de respecter la vie et dÕobŽir aux lois de la vie. Dites quÕen tant quÕhommes, nous sommes trop fiers pour vouloir la destruction du reste de lÕhumanitŽ, mme si cette folie pouvait nous Žpargner pendant quelques instants dŽpourvus de signification. Dites que nous sommes trop sages pour imaginer que notre vie aurait une valeur et un but, sŽcuritŽ ou continuitŽ, dans un monde ruinŽ par la terreur ou paralysŽ par la menace de la terreur. [É]

Cessons de croire que la puissance cosmique que nous dŽtenons est un pŽtard dÕenfant. Aucun de nous ne devra jamais utiliser la puissance atomique. Laissons-la de c™tŽ, comme si elle nՎtait pas conue, comme si elle Žtait inconcevable ! Car nous nÕavons rien ˆ craindre les uns des autres en dehors de notre folie normale : la folie de ceux qui amnent calmement la fin du monde en barrant leur Ē t Č et en mettant des points sur les Ē i Č, comme ils lÕont toujours fait. En dehors de cette foi commune en notre cause commune, le monde est condamnŽ.

En attendant, le systme dÕhorlogerie ˆ lÕintŽrieur de la machine infernale fait tic-tac, et le jour final se rapproche. Le moment de lÕaction est venu. Les gestes automatiques des fous doivent tre brutalement arrtŽs. Que les ŽveillŽs soient libŽrŽs, et que chacun dÕentre eux soit placŽ contre le coude de tout individu tenant une haute fonction publique, de mme que le prtre fut un temps au coude du roi pour chuchoter les mots Ē HumanitŽ Č et Ē Un seul Monde Č dans lÕoreille du chef quand il glissait dans le langage de mort de lÕisolement tribal. Le secret qui nÕest pas un secret doit tre dŽvoilŽ ˆ tous. La sŽcuritŽ qui nÕest pas une sŽcuritŽ doit tre abandonnŽe. Le pouvoir qui est annihilation doit laisser place au pouvoir qui sera naissance. CÕest ˆ nous quÕincombe le premier pas ˆ faire vers un monde plus sain. Abandonnez le nuclŽaire ! Arrtez-le ds maintenant ! Tel est lÕunique ordre du jour. Lorsque nous aurons accompli cette t‰che, le prochain pas sera Žvident, et la prochaine t‰che qui ajoutera une nouvelle protection contre lÕautomatisme bien rodŽ des fous.

Mais nous devons faire vite pour surmonter notre propre folie. DŽjˆ le mŽcanisme dÕhorlogerie va vite, et la fin est plus prs que quiconque ose lÕimaginer.