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Lewis Mumford Techniques
autoritaires et techniques démocratiques - Discours prononcé à New York, le 21 janvier 1963 - (Traduction française, Annie Gouilleux) |
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« Démocratie » est un mot dont le sens est désormais confus et compliqué par l’usage
abusif qu’on en fait, souvent avec un mépris condescendant. Quelles que soient
nos divergences par la suite, pouvons-nous convenir que le principe qui
sous-tend la démocratie est de placer ce qui est commun à tous les hommes
au-dessus de ce que peuvent revendiquer une organisation, une institution ou un
groupe ? Ceci
ne remet pas en cause les droits de ceux qui bénéficient de talents naturels
supérieurs, d’un savoir spécialisé, d’une compétence technique, ou ceux des
organisations institutionnelles : tous peuvent, sous contrôle
démocratique, jouer un rôle utile dans l’économie humaine. Mais la démocratie
consiste à conférer l’autorité au tout plutôt qu’à la partie ; et seule
des êtres humains vivants sont, en tant que tels, une expression authentique du
tout, qu’ils agissent seuls ou en s’entraidant. De
ce principe central se dégage un faisceau d’idées et de pratiques connexes que
l’histoire met en évidence depuis longtemps, bien qu’elles ne se trouvent pas
dans toutes les sociétés, ou du moins pas au même degré. On peut citer parmi
ces éléments : l’auto-gouvernement collectif, la libre communication entre
égaux, la facilité d’accès aux savoirs communs, la protection contre les
contrôles extérieurs arbitraires, et un sentiment de responsabilité morale
individuelle quand le comportement touche toute la communauté. Tous
les organismes vivants possèdent un certain degré d’autonomie, dans la mesure
où ils se conforment à leur propre forme de vie ; mais chez l’homme, cette
autonomie est la condition essentielle de son développement. Lorsque nous
sommes malades ou handicapés, nous renonçons en partie à notre autonomie :
mais y renoncer quotidiennement, et en toute chose, transformerait notre vie
même en maladie chronique. La meilleure vie possible — et
ici j’ai parfaitement conscience d’ouvrir un débat — est une vie qui
exige plus d’auto-organisation, d’expression et d’accomplissement de soi. Dans
ce sens, la personnalité, autrefois attribut exclusif des rois, appartient à
tous les hommes en vertu du principe démocratique. La vie, dans sa plénitude et
son intégrité, ne se délègue pas. En
formulant cette définition provisoire, j’espère qu’au nom du consensus, je n’ai
rien oublié qui soit important. La démocratie — je l’emploierai au
sens primitif du terme — se manifeste forcément surtout dans de
petites communautés ou de petits groupes, dont les membres ont de fréquents
contacts personnels, interagissent librement et se connaissent personnellement.
Dès qu’il s’agit d’un nombre important de personnes, il faut compléter
l’association démocratique en lui donnant une forme plus abstraite et
impersonnelle. Comme
le prouve l’expérience acquise au cours de l’histoire, il est beaucoup plus
facile d’anéantir la démocratie en créant des institutions qui ne confèreront
l’autorité qu’à ceux qui se trouvent au sommet de la hiérarchie sociale que
d’intégrer des pratiques démocratiques dans un système bien organisé, dirigé à
partir d’un centre, et qui atteint son plus haut degré d’efficacité mécanique
lorsque ceux qui y travaillent n’ont ni volonté ni but personnels. La tension entre l’association à
échelle réduite et l’organisation à grande échelle, entre l’autonomie
personnelle et la règlementation institutionnelle, entre le contrôle à distance
et l’intervention locale diffuse, nous met à présent dans une situation
critique. Si nous avions été lucides, nous aurions peut-être compris depuis
longtemps que ce conflit s’était aussi enraciné profondément dans la technique. Comme
j’aimerais pouvoir décrire la technique avec le même espoir d’obtenir votre
assentiment que pour ma définition de la démocratie, quelles que soient vos
réserves et vos doutes ! Mais je dois avouer que
l’intitulé de cet article est lui-même polémique ; et il m’est impossible
de pousser plus avant mon analyse sans recourir à des interprétations qui n’ont
pas encore été suffisamment diffusées, et encore moins abondamment discutées ou
critiquées et évaluées de façon rigoureuse. Pour parler sans ménagement, la
thèse que je défends est celle-ci : depuis la fin des temps néolithiques
au Moyen-Orient, jusqu’à nos jours, deux techniques ont périodiquement existé
côte à côte, l’une autoritaire et l’autre démocratique ; la première émanant du centre du système, extrêmement puissant, mais
par nature instable, la seconde dirigée par l’homme, relativement faible, mais
ingénieuse et durable. Si j’ai raison, à moins que nous ne changions
radicalement de comportement, le moment est proche où ce qui nous reste de
technique démocratique sera totalement supprimé ou remplacé, et ainsi toute
autonomie résiduelle sera anéantie ou n’aura d’existence autorisée que dans des
stratégies perverses de gouvernement, comme les scrutins nationaux pour élire
des dirigeants déjà choisis dans les pays totalitaires. Les
données sur lesquelles cette thèse est basée sont connues ; mais je pense que l’on a négligé leur
importance. Ce que j’appellerais technique démocratique est la méthode de
production à échelle réduite, reposant principalement sur la compétence humaine
et l’énergie animale, mais toujours activement dirigée par l’artisan ou
l’agriculteur.; chaque groupe raffinant ses
propres talents par le biais des arts et des cérémonies sociales qui lui
conviennent, tout en faisant un usage modéré des dons de la nature. Cette
technique a des ambitions limitées, mais, précisément parce qu’elle se diffuse
largement et exige relativement peu, elle est très facilement adaptable et
récupérable. C’est cette technique démocratique qui a sous-tendu et soutenu
fermement toutes les cultures historiques jusqu’à notre époque, et c’est elle
qui a corrigé le penchant perpétuel de la technique autoritaire à faire un mauvais
usage de ses pouvoirs. Même pour des peuples contraints à rendre hommage aux
régimes autoritaires les plus agressifs, dans les ateliers et les cours de
ferme, on pouvait encore jouir d’un certain degré d’autonomie, de discernement
et de créativité. La massue royale, le fouet du meneur d’esclaves, les ordres
bureaucratiques n’ont laissé aucune trace sur les textiles de Damas ou la
poterie de l’Athènes du cinquième siècle. Alors
que cette technique démocratique remonte aussi loin que l’usage primitif des
outils, la technique autoritaire est une réalisation beaucoup plus récente :
elle apparaît à peu près au quatrième millénaire avant notre ère, dans une
nouvelle configuration d’invention technique, d’observation scientifique et de
contrôle politique centralisé qui a donné naissance au mode de vie que nous
pouvons à présent identifier à la civilisation, sans en faire l’éloge. Sous la
nouvelle institution de la royauté, des activités auparavant disséminées,
diversifiées, à la mesure de l’homme, furent rassemblées à une échelle
monumentale dans une sorte de nouvelle organisation de masse à la fois
théologique et technique. Dans la personne d’un monarque absolu, dont la parole
avait force de loi, les puissances cosmiques descendirent sur terre,
mobilisèrent et unifièrent les efforts de milliers d’hommes, jusqu’alors bien
trop autonomes et indépendants pour accorder volontairement leurs actions à des
fins situées au-delà de l’horizon du village. Cette
nouvelle technique autoritaire n’était entravée ni par la coutume villageoise
ni par le sentiment humain : ses prouesses herculéennes d’organisation
mécanique reposaient sur une contrainte physique impitoyable, sur le travail
forcé et l’esclavage, qui engendrèrent des machines capables de fournir des
milliers de chevaux-vapeur plusieurs siècles avant l’invention du harnais pour
les chevaux ou de la roue. Des inventions et des découvertes scientifiques d’un
ordre élevé inspiraient cette technique centralisée : la trace écrite
grâce aux rapports et aux archives, les mathématiques et l’astronomie,
l’irrigation et la canalisation ; et surtout la création de machines
humaines complexes composées de pièces interdépendantes, remplaçables,
standardisées et spécialisées – l’armée des travailleurs, les troupes, la
bureaucratie. Les armées de travailleurs et les troupes haussèrent les
réalisations humaines à des niveaux jusqu’alors inimaginables, dans la
construction à grande échelle pour les premières et dans la destruction en
masse pour les secondes. Sur ses territoires d’origine, cette technique
totalitaire était tolérée, voire souhaitée, malgré sa continuelle propension à
détruire, car elle organisait la première économie d’abondance
règlementée : notamment d’immenses cultures vivrières qui n’assuraient pas
seulement l’alimentation d’une population urbaine nombreuse, mais aussi
libérait une importante minorité professionnelle pour des activités militaires,
bureaucratiques, scientifiques ou purement religieuses. Mais des faiblesses qui
n’ont jamais été surmontées jusqu’à notre époque réduisaient l’efficacité de ce
système. Tout
d’abord, l’économie démocratique du village agricole résista à l’incorporation
dans le nouveau système autoritaire. C’est pourquoi après avoir brisé les
résistances et collecté l’impôt, même l’Empire romain jugea opportun d’accorder
une grande autonomie locale en matière de religion et de gouvernement. De plus,
tant que l’agriculture absorba le travail de quelque 90% de la population, la
technique de masse s’appliqua principalement dans les centres urbains populeux.
Parce que la technique autoritaire prit d’abord forme à une époque de rareté
des métaux, et parce que la matière première humaine, grâce aux captures de
guerre, était aisément transformable en machines, ses dirigeants ne prirent
jamais la peine d’inventer des moyens de substitution mécaniques et
inorganiques. Mais elle souffrait d’autres faiblesses, plus graves encore. Ce
système ne possédait aucune cohérence interne : il suffisait d’une rupture
dans la communication, d’un chaînon manquant dans la chaîne de commandement,
pour que les grandes machines humaines se désintègrent. Enfin, les mythes qui
sous-tendaient le système tout entier — et en particulier le mythe
fondamental de la royauté — étaient irrationnels à cause de leurs
suspicions et animosités paranoïdes et de leurs prétentions paranoïaques à
l’obéissance inconditionnelle et au pouvoir absolu. En dépit de toutes ses
impressionnantes réalisations constructives, la technique autoritaire
traduisait une hostilité profonde envers la vie. À
ce point de ma brève digression historique, je pense que vous voyez clairement
où je veux en venir : à savoir que la technique autoritaire réapparaît
aujourd’hui sous une forme habilement perfectionnée et extrêmement renforcée.
Jusqu’à présent, confiants dans les principes optimistes de penseurs du
dix-neuvième siècle comme Auguste Comte et Herbert Spencer, nous
avons vu le développement de la science expérimentale et des inventions
mécaniques comme le meilleur gage d’une société industrielle pacifique,
productive, et avant tout démocratique. Nombreux sont ceux qui, pour se
rassurer, ont choisi de penser qu’il existait un rapport de causalité entre la
révolte contre le pouvoir politique arbitraire au dix-septième siècle et la
révolution industrielle qui l’accompagna. Mais il s’avère que ce que nous
avons interprété comme la nouvelle liberté est une version beaucoup plus
sophistiquée du vieil esclavage : car l’émergence de la démocratie
politique au cours de ces derniers siècles est de plus en plus neutralisée par
la résurrection accomplie de la technique autoritaire centralisée –
technique qui s’était relâchée dans maintes parties du monde. Ne
nous laissons pas abuser plus longtemps. Au moment même où les nations
occidentales renversaient l’ancien régime absolutiste, gouverné par un roi
autrefois d’essence divine, elles restauraient le même système sous une forme
beaucoup plus efficace de leur technique, réintroduisant des contraintes de
nature militaire, non moins draconiennes dans l’organisation de l’usine que
dans la nouvelle organisation de l’armée pourvue d’uniformes et rigoureusement
entraînée. Au
cours des deux derniers siècles, qui constituent des stades transitoires, on
pouvait être perplexe devant l’orientation finale de ce système, car on
assistait à de fortes résistances démocratiques en de nombreux endroits.; mais avec l’unification de l’idéologie
scientifique, elle-même dégagée des limites qu’imposaient la théologie et les
fins de l’humanisme, la technique autoritaire eut à sa portée un instrument qui
lui donne maintenant le contrôle absolu d’énergies physiques de dimensions
cosmiques. Les inventeurs des bombes
atomiques, des fusées spatiales et des ordinateurs sont les bâtisseurs de
pyramides de notre temps : leur psychisme est déformé par le même mythe de
puissance illimitée, ils se vantent de l’omnipotence, sinon de l’omniscience,
que leur garantit leur science, ils sont agités par des obsessions et des
pulsions non moins irrationnelles que celles des systèmes absolutistes antérieurs,
et en particulier cette notion que le système lui-même doit s’étendre, quel
qu’en soit le coût ultime pour la vie. Par
la mécanisation, l’automatisation, l’organisation cybernétique, cette technique
autoritaire a enfin réussi à surmonter ses faiblesses les plus graves : sa
dépendance originelle à l’égard de servomécanismes résistants et parfois
activement indisciplinés, encore assez humains pour aspirer à des fins parfois
contradictoires avec celles du système. Tout
comme sa version primitive, cette nouvelle technique est merveilleusement
dynamique et productive : sa puissance sous toutes ses formes tend à
augmenter de manière illimitée, dans des proportions qui défient le pouvoir
d’assimilation et empêchent tout contrôle, que ce soit dans la productivité du
savoir scientifique ou dans celle des chaînes de montage industrielles. Porter l’énergie, la vitesse et
l’automatisation à leur développement maximum, sans se soucier des conditions
diverses et subtiles qui soutiennent la vie organique, est devenu une fin en
soi. Et si l’on en juge par les budgets nationaux, comme dans les premières
formes de techniques autoritaires, tout l’effort se porte sur des instruments
de destruction totalitaires, conçus à des fins totalement irrationnelles dont
le principal effet serait la mutilation ou l’extermination de la race humaine.
Même Assurbanipal et Gengis Khan s’acquittaient de leurs sanglantes entreprises
dans les limites de la normalité humaine. Dans ce nouveau système, le centre
de l’autorité n’est plus une personnalité distincte, un roi
tout-puissant : même dans les dictatures totalitaires, le centre se trouve
désormais à l’intérieur même du système, invisible, mais omniprésent ; tous ses composants humains, y compris l’élite technique et dirigeante
et la prêtrise scientifique sacrée, qui seule a accès au savoir secret qui va
permettre le contrôle total, sont eux aussi piégés par la perfection même de
l’organisation qu’ils ont inventée. Tels
les pharaons de l’âge des pyramides, ces serviteurs du système identifient ses
bienfaits à leur propre bien-être ; comme le dieu-roi, leur apologie du système est un acte
d’auto-adoration ; et comme le roi encore, ils
sont en proie à un besoin irrépressible et irrationnel d’étendre leurs moyens
de contrôle et de repousser les limites de leur autorité. Dans ce collectif
placé au centre du système, ce Pentagone de la puissance, aucune présence
visible ne donne des ordres : contrairement au Dieu de Job, on ne peut pas
faire face aux nouvelles divinités, et encore moins s’opposer à elles. Sous prétexte d’alléger le
travail, le but ultime de cette technique est d’évincer la vie, ou plutôt d’en
transférer les propriétés à la machine et au collectif mécanique, ne légitimant
que la partie de l’organisme susceptible d’être contrôlé et manipulé. Ne
vous méprenez pas sur cette analyse. Le danger pour la démocratie ne provient
pas de découvertes scientifiques spécifiques ou d’inventions électroniques. Les
pulsions humaines qui dominent la technique autoritaire de nos jours remontent
à une époque à laquelle la roue n’avait même pas encore été inventée. Le danger
vient du fait que, depuis que Francis Bacon et Galilée ont défini les
nouveaux buts et méthodes de la technique, nos grandes transformations
physiques ont été accomplies par un système qui élimine délibérément la
personnalité humaine dans sa totalité, ne tient aucun compte du processus
historique, exagère le rôle de l’intelligence abstraite, et fait de la
domination de la nature physique, et finalement de l’homme lui-même, le but
principal de l’existence. Ce système a pénétré la société occidentale si
insidieusement que mon analyse de son détournement et de ses desseins peut
effectivement paraître plus discutable — plus choquante en vérité —
que les faits eux-mêmes. Comment
expliquer que notre époque se soit livrée si facilement aux contrôleurs, aux
manipulateurs, aux préparateurs d’une technique autoritaire ? La réponse à cette
question est à la fois paradoxale et ironique. La technique actuelle se distingue
de celle des systèmes du passé, ouvertement brutaux et absurdes, par un détail
particulier qui lui est hautement favorable : elle a accepté le principe
démocratique de base en vertu duquel chaque membre de la société est censé
profiter de ses bienfaits. C’est en s’acquittant progressivement de cette
promesse démocratique que notre système a acquis une emprise totale sur la
communauté, qui menace d’annihiler tous les autres vestiges démocratiques. Le
marché qui nous est proposé se présente comme un généreux pot-de-vin. D’après
les termes du contrat social démocratico-autoritaire, chaque membre de la
communauté peut prétendre à tous les avantages matériels, tous les stimulants
intellectuels et émotionnels qu’il peut désirer, dans des proportions jusque-là
tout juste accessibles même à une minorité restreinte : nourriture,
logement, transports rapides, communication instantanée, soins médicaux,
divertissements et éducation. Mais à une seule condition : non seulement
que l’on n’exige rien que le système ne puisse pas fournir, mais encore que l’on
accepte tout ce qui est offert, dûment transformé et produit artificiellement,
homogénéifié et uniformisé, dans les proportions exactes que le système, et non
la personne, exige. Si l’on choisit le système, aucun autre choix n’est
possible. En un mot, si nous abdiquons notre vie au départ, la technique
autoritaire nous rendra tout ce qui peut être calibré mécaniquement, multiplié
quantitativement, manipulé et amplifié collectivement. « N’est-ce pas là un marché loyal ? » demanderont ceux qui
parlent au nom du système. « Les bienfaits
que promet la technique autoritaire ne sont-ils pas réels ? » N’est-ce
pas la corne d’abondance dont l’humanité rêve depuis si longtemps, et que
toutes les classes dominantes ont tenté de s’approprier, avec toute la
brutalité et l’injustice nécessaires ? » Je ne voudrais surtout pas
nier que cette technique a créé de nombreux produits admirables, ni les
dénigrer, car une économie autorégulée pourrait en faire bon usage. Je souhaite seulement suggérer
qu’il est temps de faire le compte des coûts et des inconvénients humains, pour
ne rien dire des dangers, auxquels nous expose notre adhésion inconditionnelle
au système lui-même. Même les coûts immédiats sont élevés, car ce système est
si loin d’être soumis à une direction humaine efficace qu’il pourrait nous
empoisonner en masse pour nous nourrir ou nous exterminer pour assurer notre
sécurité nationale avant que nous ne puissions jouir de ses bienfaits. Est-il
humainement avantageux de renoncer à la possibilité de passer quelques années à
Walden Pond [1] pour le privilège de passer sa vie à Walden Deux [2] ? Quand
notre technique autoritaire aura consolidé son pouvoir, grâce à ses nouvelles
formes de contrôle des masses, sa panoplie de tranquillisants, de sédatifs et
d’aphrodisiaques, comment la démocratie pourrait-elle survivre ? C’est une
question idiote : la vie elle-même n’y résistera pas, excepté ce que nous
en débitera la machine collective. Une intelligence scientifique
aseptisée se propageant sur toute la planète ne serait pas l’heureux
aboutissement du dessein divin, comme Teilhard de Chardin l’a si naïvement
imaginé, ce serait plutôt la condamnation définitive de tout nouveau progrès
humain. Encore
une fois, ne vous méprenez pas sur ce que je veux dire. Je ne prédis pas un
avenir certain, mais j’avertis de ce qui peut advenir. Que
devons-nous faire pour échapper à ce sort ? En décrivant la technique autoritaire qui entreprend de nous dominer,
je n’ai pas oublié la grande leçon de l’histoire : « Préparez-vous à l’inattendu ! » Pas plus que je n’ignore
les immenses réserves de vitalité et de créativité qu’une tradition
démocratique plus humaine tient encore à notre disposition. Je souhaite
persuader ceux dont le souci est de préserver les institutions démocratiques
que les efforts qu’ils feront dans ce sens doivent aussi inclure la technique.
Il s’agit là aussi de replacer l’homme au centre. Nous devons nous opposer à ce
système autoritaire qui confère à une idéologie trop peu développée et à la
technique l’autorité qui appartient à la personnalité humaine. Je le
répète : la vie ne se délègue pas. Singulièrement
et d’une manière symbolique délicieusement appropriée, la première citation à
l’appui de cette thèse nous est venue d’un agent bien disposé à l’égard de
cette nouvelle technique autoritaire – ce qui en fait presque l’archétype
de la victime ! Il s’agit de l’astronaute John Glenn, dont la vie fut mise en
danger à cause du dysfonctionnement de ses contrôles automatiques, actionnés à
distance. Après avoir sauvé sa vie de justesse grâce à sa propre intervention,
il émergea de la capsule spatiale en s’écriant : « Que l’homme prenne désormais les commandes ! » Ce
qui est plus facile à dire qu’à faire. Mais si nous ne voulons pas être amenés
à prendre des mesures encore plus draconiennes, comme celles qu’évoque Samuel Butler
dans Erewhon [3], nous serions bien inspirés d’envisager une solution plus
constructive : à savoir la reconstitution, à la fois de notre science et
de notre technique, de manière à pouvoir y introduire, à chaque étape du
processus, les aspects de la personnalité humaine qui en ont été exclus. Cela signifie qu’il faut sacrifier
sans regret la quantité seule afin de restaurer la possibilité d’un choix
qualitatif.; il faut
transmettre l’autorité, actuellement aux mains de la machine collective, à la
personnalité humaine et au groupe autonome ; il faut donner la préférence à la variété et à la complexité
écologique au lieu d’accentuer l’uniformité et la standardisation excessives ; et surtout, il faut affaiblir la pulsion qui fait croître le système
au lieu de le contenir fermement dans des limites humaines, et par là libérer
l’homme pour lui permettre de poursuivre d’autres fins. La
question que nous devons nous poser n’est pas de savoir ce qui est bon pour la
science, et encore moins pour General Motors, Union Carbide, IBM ou le
Pentagone, mais c’est de savoir ce qui est bon pour l’homme : non pas
l’homme des masses, soumis à la machine et enrégimenté par le système, mais
l’homme en tant que personne, libre de se mouvoir dans tous les domaines de la
vie. Le
processus démocratique peut récupérer de larges pans de la technique, si nous
surmontons les pulsions infantiles et les automatismes qui menacent à présent
d’annuler tout ce que nous avons acquis de réellement positif. Le loisir même
que la machine procure dans les pays avancés peut être utilisé avec profit, non
pas pour s’inféoder à d’autres machines qui offrent une détente mécanisée, mais
pour entreprendre des tâches dont le sens et la portée ne sont ni rentables ni
techniquement possibles dans un système de production de masse : tâches
qui nécessitent un talent, un savoir, un sentiment esthétique particuliers. Le
mouvement qui encourageait le bricolage s’est prématurément enlisé parce qu’il
a essayé de vendre encore plus de machines, mais son slogan visait juste [4], à
condition d’avoir encore un moi qui
puisse en faire usage. Nous ne pourrons venir à bout de la surabondance des
automobiles qui encombrent et détruisent nos villes qu’en redessinant ces
villes de façon à favoriser un agent humain plus efficace : le marcheur. Et si
l’on considère la naissance et l’accouchement, on voit heureusement régresser
la procédure autoritaire importune, souvent mortelle, centrée sur la routine
hospitalière, en faveur d’un procédé plus humain qui redonne l’initiative à la
mère et aux rythmes naturels du corps. Compléter et enrichir la technique
démocratique est de toute évidence un sujet trop important pour être traité en
une ou deux phrases de conclusion : mais j’espère avoir clairement
démontré que les avantages authentiques que procure la technique basée sur la
science ne peuvent être préservés qu’à condition que nous revenions en arrière,
à un point où l’homme pourra avoir le choix, intervenir, faire des projets à
des fins entièrement différentes de celles du système. Dans
les circonstances actuelles, si la démocratie n’existait pas, il nous faudrait
l’inventer afin de sauvegarder le caractère et le génie de l’homme et de
recommencer à le perfectionner. Notes [1] ↑
Walden Pond était situé à Concord, Massachusetts. C’est là que Henry David
Thoreau a vécu et a écrit Walden, ou la vie, dans les bois. [NdT] [2] ↑
Walden Two : utopie moderne écrite par B. F. Skinner en 1948 et qui a
suscité de nombreux débats. Elle décrit une société dans laquelle les problèmes
humains sont résolus par une technologie scientifique appropriée, le
behaviorisme ou comportementalisme (approche de la psychologie à travers l’étude
des interactions de l’individu avec le milieu). Ce livre a été réédité en 2005.
[NdT] [3] ↑
Erewhon est une “satire inversée” (le titre est une inversion du mot nowhere, nulle part) de la société
anglaise de la seconde moitié du XIXe siècle. Butler imagine que dans cette
société toutes les inventions techniques effectuées au-delà d’une certaine date
ont été proscrites suite à une révolte contre l’hégémonie grandissante des
machines. [NdT] |