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Marat Du commerce - Les chanes de lĠesclavage - |
Il
exige que les diffrents peuples communiquent entrĠeux. Or le dsir
dĠtre bien venus les uns des autres les rend sociables, il adoucit
leurs manires, et les gurit de lĠopinion trop avantageuse quĠils ont
dĠeux-mmes, des prjugs ridicules de lĠamour-propre. En procurant chacun les productions des divers climats, il les assujettit de nouveaux besoins, il leur donne de nouvelles jouissances, il les amollit par le got des superfluits, et les corrompt par les plaisirs du luxe. Si le commerce adoucit les mÏurs agrestes, il dprave les mÏurs simples et pures : sĠil fait disparatre quelques ridicules nationaux, il donne mille ridicules trangers : sĠil efface bien des prjuges funestes, il dtruit bien des prodiges utiles. Dans ce flux et reflux dĠallants et de venant quĠil ncessite, chacun porte quelque chose de son pays : bientt les manires, les usages, la police, le culte se mlent et se confondent ; peu peu on se rconcilie avec tous les gouvernements, et on oublie celui sous lequel on a reu le jour. Le marchand, habitu vivre avec des trangers, regarde du mme oeil ses compatriotes, et finit par ne plus les connatre. Un Europen qui a voyag nĠest plus ni Anglais, ni Hollandais, ni Allemand, ni Franais, ni Espagnol : mais un peu de tout cela. Le commerce ne confond pas seulement les usages et les manires ; mais les mÏurs de tous les pays : lĠivrognerie le luxe, le faste, la passion du jeu, la dbauche viennent de mode, et chaque peuple joint ses vices plus dĠun vice tranger. Un vrai marchand est citoyen du monde. Avide de richesses, il parcourt la terre pour en amasser, il sĠattache aux pays qui lui offrent le plus de ressources, et sa patrie est toujours celui o il fait le mieux ses affaires. Sans cesse occup de ses gains, il nĠa la tte meuble que dĠobjets de commerce, de spculations lucratives, de calculs, de moyens dĠamasser de lĠor, et dĠen dpouiller autrui. tranger tout le reste, son cÏur se ferme aux affections les plus nobles, et lĠamour de la libert sĠy teint avec celui de la patrie. Mme chez les hommes les plus honntes, lĠesprit mercantile avilit lĠme, et dtruit lĠamour de lĠindpendance. Ë force de tout soumettre au calcul, le marchand parvient par degrs valuer chaque chose : pour lui tout est vnal, et lĠor nĠest pas moins le prix des bons offices, des actions hroques, des talents, des vertus, que le salaire du travail, des productions de la terre, et des ouvrages de lĠart. En calculant sans cesse ses intrts avec rigueur, il contracte un caractre dĠquit stricte ou plutt dĠavarice, ennemi de toute gnrosit de sentiments, de toute noblesse de procds, de toute lvation dĠme ; qualits sublimes qui tirent leur source du sacrifice que lĠhomme fait de ses intrts personnels au bonheur de ses semblables, la dignit de son tre. LĠesprit mercantile faisant regarder les richesses comme le souverain bien, la soif de lĠor entre dans tous les cÏurs ; et lorsque les moyens honntes dĠen acqurir viennent manquer, il nĠest point de bassesses et de turpitudes dont on ne soit prt se couvrir. Ces effets sautent aux yeux les moins clairvoyants ; en voici qui ne sont sensibles quĠaux yeux exercs. Des spculations en tout genre amnent ncessairement la formation des compagnies privilgies pour certaines branches de commerce exclusif : compagnies toujours formes au prjudice du commerce particulier, des manufactures, des arts et de la main-dĠÏuvre ; par cela seul quĠelles dtruisent toute concurrence. Ainsi les richesses qui auraient coul par mille canaux divers pour fconder lĠtat, se concentrent dans les mains de quelques associations qui dvorent la substance du peuple et sĠengraissent de sa sueur. Avec les compagnies privilgies naissent les monopoles de toute espce, les accaparements des ouvrages de lĠart, des productions de la nature, et surtout des denres de premire ncessit : accaparements qui rendent prcaire la subsistance du peuple, et le mettent la merci des ministres, chefs ordinaires de tous les accapareurs. Sur le systme des monopoles se modle graduellement lĠadministration des finances. Les revenus de lĠtat sont afferms des traitants, qui se mettent ensuite la tte des compagnies privilgies, et qui dtournent leur profit les sources de lĠabondance publique. Bientt la nation devient la proie des malttiers, des financiers, des publicains, des concessionnaires : vampires insatiables qui ne vivent que de rapines, dĠextorsions, de brigandages, et qui ruinent la nation pour se charger de ses dpouilles. Les compagnies de ngociants, de financiers, de traitants, de publicains et dĠaccapareurs donnent toujours naissance une foule de courtiers, dĠagents de change et dĠagioteurs : chevaliers dĠindustrie uniquement occups propager de faux bruits pour faire hausser ou baisser les fonds, enlacer leurs dupes dans des filets dors, et dpouiller les capitalistes en ruinant le crdit public. Bientt la vue des fortunes immenses de tant dĠaventuriers inspire le got des spculations, la fureur de lĠagiotage sĠempare de tous les rangs, et la nation nĠest plus compose que dĠintrigant cupide, dĠentrepreneurs de banques, de tontines ou de caisses dĠescompte, de faiseurs de projets, dĠescrocs et de fripions, toujours occups rechercher les moyens de dpouiller les sots, et de btir leur fortune particulire sur les ruines de la fortune publique. De tant dĠintrigants qui sĠattachent la roue de fortune, la plupart sont prcipits : la soif de lĠor leur fait aventurer ce quĠils ont, pour acqurir ce quĠils nĠont pas ; et la misre en fait bientt de vils coquins, toujours prts se vendre et servir la cause dĠun matre. Lorsque les richesses sont accumules dans les mains des faiseurs de spculations, la foule immense des marchands nĠa plus que son industrie pour subsister ou assouvir sa cupidit ; et comme le luxe leur a donn une foule de nouveaux besoins, et que la multiplicit de ceux qui courent aprs la fortune leur te les moyens de les satisfaire, presque tous se voient rduits aux expdients ou la fraude ; ds lors plus de bonne foi dans le commerce : pour sĠenrichir ou se soustraire lĠindigence, chacun sĠtudie tromper les autres : les marchands de luxe dpouillent les citoyens drangs, les fils prodigues, les dissipateurs : toutes les marchandises sont sophistiques, jusquĠaux comestibles ; lĠusure sĠtablit, la cupidit nĠa plus de frein, et les friponneries nĠont plus de bornes. Aux vertus douces et bienfaisantes qui caractrisent les nations simples, pauvres et hospitalires, succdent tous les vices de lĠaffreux gosme, froideur, duret, cruaut, barbarie, la soif de lĠor dessche tous les cÏurs, ils se ferment la piti, la voix de lĠamiti est mconnue, les liens du sang sont rompus, on ne soupire quĠaprs la fortune, et on vend jusquĠ lĠhumanit. Ë lĠgard des rapports politiques de la horde des spculateurs, il est de fait quĠen tout pays les compagnies de ngociants, de financiers, de traitants, de publicains, dĠaccapareurs, dĠagents de change, dĠagioteurs, de faiseurs de projets, dĠexasteurs, de vampires et de sangsues publiques, toutes lies avec le gouvernement, en deviennent les plus zles suppts. Chez les nations commerantes, les capitalistes et les rentiers faisant presque tous cause commune avec les traitants, les financiers et les agioteurs ; les grandes villes ne renferment que deux classes de citoyens, dont lĠune vgte dans la misre, et dont lĠautre regorge de superfluits : celle-ci possde tous les moyens dĠoppression ; celle-l manque de tous les moyens de dfense. Ainsi, dans les rpubliques, lĠextrme ingalit des fortunes met le peuple entier sous le joug dĠune poigne dĠindividus. CĠest ce quĠon vit Venise, Gnes, Florence, lorsque le commerce y eut fait couler les richesses de lĠAsie. Et cĠest ce quĠon voit dans les Provinces-Unies o les citoyens opulents, seuls matres de la rpublique, ont des richesses de princes, tandis que la multitude manque de pain. Dans les monarchies, les riches et les pauvres ne sont les uns et les autres que des suppts du prince. CĠest de la classe des indigents quĠil tire ces lgions de satellites stipendis qui forment les armes de terre et de mer ; ces nues dĠalguazils, de sbires, de barigels, dĠespions et de mouchards soudoys pour opprimer le peuple et le mettre la chane. CĠest de la classe des opulents que sont tirs les ordres privilgis, les titulaires, les dignitaires, les magistrats, et mme les grands officiers de la couronne ; lorsque la noblesse, les terres titres, les grands emplois, les dignits et les magistratures sont vnales : alors la fortune bien plus que la naissance rapproche du trne, ouvre les portes du snat, lve toutes les places dĠautorit, qui mettent les classes infrieures dans la dpendance des ordres privilgis ; tandis quĠils sont eux-mmes dans la dpendance de la cour. CĠest ainsi que le commerce mtamorphose les citoyens opulents et indigents, en instruments dĠoppression ou de servitude. Si le commerce corrompt presque tous les agents, il a une influence bien plus tendue sur la socit entire, par le luxe quĠil trane toujours sa suite. |