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Jean-Paul Marat Sottise des peuples |
Ce
ne sont pas seulement les projets ambitieux des princes, leurs trames
perfides, leurs noirs attentats qui amnent la servitude : presque
toujours la sottise des sujets prte la main lĠtablissement du
despotisme. Chez tout peuple o le pouvoir lgislatif nĠa pas soin de rappeler sans cesse le gouvernement son principe, mesure quĠon sĠloigne des temps o il prit naissance, les citoyens perdent de vue leurs droits, ils les oublient peu peu, et ils en viennent ne plus sĠen souvenir ; force de les perdre de vue, de ne plus avoir le lgislateur sous les yeux, et de voir le prince commander seul, ils le comptent pour tout dans lĠtat, et ils finissent par se compter pour rien. Le vulgaire pense bonnement que les grands de ce monde ont de grandes mes ; quĠils rougissent dĠune action basse ; quĠils sĠindignent de procds honteux. Fausse opinion bien favorable au despotisme ! Il suffit un prince estim de faire quelque ordonnance quitable, pour avoir lĠassentiment gnral, pour que le peuple lĠadmette lĠinstant comme une loi, pour quĠil sanctionne lui-mme lĠusurpation faite de sa puissance : cĠest ce que fit voir lĠexemple de Henry III dĠAngleterre, dont les simples proclamations avaient force de loi. Le bonheur commun est le seul but lgitime de toute association politique ; et quelles que soient les prtentions de ceux qui commandent, il nĠest aucune considration qui ne doive cder cette loi suprme. Mais les peuples ne regardent comme sacre que lĠautorit des princes ; ils sont prts tout sacrifier, plutt que de svir contre lĠoint du Seigneur ; ils ne se croient jamais en droit de recourir la force contre son injuste empire, et ils pensent quĠil nĠest permis de le flchir que par des prires. O ne va pas leur stupidit ! QuĠune nation nombreuse gmisse sous le joug, peine quelquĠun y trouve-t-il redire ; mais quĠune nation entire punisse un tyran, chacun crie lĠoutrage. Quand le prince peut soustraire un coupable la justice, on mprise le devoir, et on recherche la protection. Est-on protg ? fier du joug humiliant du despote, on est honteux du joug honorable des lois. Les rois, les magistrats, les chefs dĠarmes, tous ceux en un mot qui paraissent revtus des marques de la puissance, tiennent les rnes de lĠtat, et dirigent les affaires publiques, sont lĠobjet de lĠadmiration des peuples. Vieilles idoles quĠon adore et quĠon encense btement ! Que le prince dissipe en ftes, en banquets, en tournois, les deniers publics ; on voit ses stupides sujets, loin de sĠindigner de ces odieuses prodigalits, admirer en extase ses folies, et vanter sa magnificence. Outre la pompe, le peuple respecte dans les princes lĠavantage de la naissance, la richesse de la taille, la beaut de la figure ; et ces frivoles avantages ne servent pas moins augmenter leur empire, quĠils ne font celui de lĠamour. La bonne fortune des princes leur tient lieu de mrite auprs du peuple : car, quelque fortuits que soient les vnements, il prend toujours leurs brillants succs pour des effets de leur habilet ; et cette erreur augmente encore la vnration quĠil a pour eux. Mais rien ne lĠaugmente davantage que sa folle admiration pour certains caractres saillants. QuĠun prince ait de la vigilance, de la fermet, de la valeur ; quĠil soit superbe, entreprenant, magnifique : en voil assez ; il peut dĠailleurs tre ptri de dfauts et de vices, quelques brillantes qualits le rachtent de tout. Pourquoi ne pas juger les princes de la mme manire que des particuliers ? Nous ne considrons les actions des hommes dĠtat, que comme hardies, grandes, extraordinaires ; au lieu de les considrer comme justes, bonnes, vertueuses. Nous leur pardonnons le mpris de leur parole, le manque de foi, lĠartifice, le parjure, la trahison, la cruaut, la barbarie : que dis-je, nous encensons leurs folies, au lieu de nous en indigner ; nous clbrons leurs attentats, au lieu de les noter dĠinfamie : aveugles que nous sommes, souvent mme nous leur dcernons des couronnes, pour des forfaits que nous devrions punir du dernier supplice. Laissons-l les louanges prodigues, aux Alexandre, aux Csar, aux Charles Quint ; et parmi tant dĠautres exemples que fournit lĠhistoire, bornons-nous celui de Louis XIV, ce comdien magnifique, que tant de courtisans, tant de potes, tant de rhteurs, tant dĠhistrions ont bassement prn ; que tant de sots ont stupidement admir, et dont la mmoire, fltrie par les vrais sages, doit tre en horreur tout homme de bien. Un bon prince doit toujours se proposer le bonheur des peuples : mais quĠon examine la conduite de ce monarque. Durant le long cours de son rgne, il ne sĠtudia jamais quĠ chercher ce quĠil pourrait entreprendre pour sa gloire : tous ses dsirs, tous ses discours, toutes ses actions ne tendirent quĠ faire parler de lui : dplorable manie laquelle le royaume fut sans cesse sacrifi ! Au lieu dĠadministrer avec sagesse les revenus publics, il les prodiguait ses cratures, ses favoris, ses matresses, ses valets ; il les dissipait en bals, en spectacles, en tournois, en ftes, il les consommait faire des jets dĠeau, btir des palais, transporter des montagnes, forcer la nature : au lieu de laisser ses sujets jouir en paix du fruit de leurs travaux, il immolait au vain titre de conqurant, leur repos, leur bien-tre, leur vie mme ; et tandis quĠil disputait lĠennemi de nouveaux lauriers, il les faisait prir de faim au milieu de ses victoires. Que dis-je ? Pour satisfaire ses caprices, son fol orgueil, ses besoins toujours renaissants ; il ne se contenta pas dĠpuiser le produit des annes passes, il ruina lĠesprance des annes venir, il obra lĠtat. Voyez-le enivr de la gloriole de commander ; faire tout plier sous son bras, renverser tout ce qui sĠopposait ses volonts, et, pour montrer jusquĠo allait son pouvoir, porter la tyrannie jusque dans les cÏurs, armer une brutale soldatesque contre une partie de ses sujets, et livrer mille rigueurs quiconque dĠentrĠeux refusait de trahir le devoir. Il rigea en faveur du public quelques monuments dĠostentation, jusquĠici tant clbrs : mais quĠon y rflchisse un peu ; sĠil eut laiss son peuple les sommes immenses quĠils ont cot, elles auraient bien autrement contribu au bonheur de lĠtat. Pour quelques soldats impotents nourris aux invalides, une multitude de laboureurs nĠaurait pas t rduite la mendicit. Avec lĠargent quĠil leur a enlev, ils auraient cultiv leurs champs, amlior leur patrimoine, assure leur subsistance, et leur malheureuse postrit ne languirait pas aujourdĠhui dans lĠindigence. Pour quelques oisifs qui vont tuer le temps dans les vastes jardins de ses palais, une multitude innombrable dĠouvriers utiles nĠaurait pas t rduite de mchantes chaumires, expose la rigueur des saisons ; et combien de milliers de manÏuvres nĠauraient point pri sous des ruines ou dans des marais ! Il a encourag le commerce, les arts, les lettres ; mais que sont ces frivoles avantages compars aux maux quĠil a causs ? Que sont ils, compars aux flots de sang quĠa fait couler sa folle ambition, la misre o son orgueil a rduit ses peuples, aux souffrances de cette foule dĠinfortuns quĠil a livrs aux horreurs de la famine ? Que sont ils, compars aux malheurs quĠentrane la manie dĠavoir toujours sur pied des armes formidables de satellites ? Manie dont il donna lĠexemple ; manie qui a saisi tous les tats, et qui causera enfin la ruine de lĠEurope entire. Les rois sont si accoutums ne compter quĠeux dans les entreprises publiques, et ce funeste penchant est la source de tant de maux, quĠon ne saurait trop leur ter lĠenvie de lĠexercer. La vraie gloire des princes est de faire rgner les lois, de maintenir la paix, de procurer lĠabondance, de rendre leurs peuples heureux : mais pour le malheur des hommes, ce nĠest pas de cette gloire dont ceux qui commandent sont jaloux. Stupides que nous sommes, nĠest-ce pas assez de leurs vices pour nous dsoler ? Faut-il quĠune sotte admiration pour leurs folies serve encore appesantir nos fers ? |