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«
La guerre est une affaire d’importance vitale pour l’Etat, c’est la
province de la vie et de la mort, le chemin qui conduit à la survie ou
à l’anéantissement. Il est indispensable de l’étudier à fond. » Sun Tse, L’Art de la guerre
Le néolibéralisme, comme système mondial, est une nouvelle guerre de
conquête de territoires. La fin de la troisième guerre mondiale, ou
guerre froide, ne signifie nullement que le monde ait surmonté la
bipolarité et retrouvé la stabilité sous l’hégémonie du vainqueur. Car,
s’il y a eu un vaincu (le camp socialiste), il est difficile de nommer
le vainqueur. Les Etats-Unis ? L’Union européenne ? Le Japon ? Tous trois ? La défaite de l’« Empire du mal » ouvre de nouveaux marchés, dont la conquête provoque une nouvelle guerre mondiale, la quatrième.
Comme tous les conflits, celui-ci contraint les Etats nationaux à
redéfinir leur identité. L’ordre mondial est revenu aux vieilles
époques des conquêtes de l’Amérique, de l’Afrique et de l’Océanie.
Etrange modernité qui avance à reculons. Le crépuscule du XXe siècle
ressemble davantage aux siècles barbares précédents qu’au futur
rationnel décrit par tant de romans de science-fiction.
De vastes territoires, des richesses et, surtout, une immense force
de travail disponible attendent leur nouveau seigneur. Unique est la
fonction de maître du monde, mais nombreux sont les candidats. D’où la
nouvelle guerre entre ceux qui prétendent faire partie de l’« Empire du bien ».
Si la troisième guerre mondiale a vu l’affrontement du capitalisme
et du socialisme sur divers terrains et avec des degrés d’intensité
variables, la quatrième se livre entre grands centres financiers, sur
des théâtres mondiaux et avec une formidable et constante intensité.
La « guerre froide »,
la mal nommée, atteignit de très hautes températures : des catacombes
de l’espionnage international jusqu’à l’espace sidéral de la fameuse « guerre des étoiles » de Ronald Reagan ; des sables de la baie des Cochons, à Cuba, jusqu’au delta du Mékong, au Vietnam ; de la course effrénée aux armes nucléaires jusqu’aux coups d’Etat sauvages en Amérique latine ;
des coupables manœuvres des armées de l’OTAN aux menées des agents de
la CIA en Bolivie, où fut assassiné Che Guevara. Tous ces événements
ont fini par faire fondre le camp socialiste comme système mondial, et
par le dissoudre comme alternative sociale.
La troisième guerre mondiale a montré les bienfaits de la « guerre totale »
pour le vainqueur : le capitalisme. L’après-guerre laisse entrevoir un
nouveau dispositif planétaire dont les principaux éléments conflictuels
sont l’accroissement important des no man’s land (du fait de la débâcle
de l’Est), le développement de quelques puissances (les Etats-Unis,
l’Union européenne et le Japon), la crise économique mondiale et la
nouvelle révolution informatique.
Grâce aux ordinateurs, les marchés financiers, depuis les salles de
change et selon leur bon plaisir, imposent leurs lois et leurs
préceptes à la planète. La « mondialisation »
n’est rien de plus que l’extension totalitaire de leurs logiques à tous
les aspects de la vie. Naguère maîtres de l’économie, les Etats-Unis
sont désormais dirigés, télédirigés, par la dynamique même du pouvoir
financier : le libre-échange commercial. Et cette logique a profité de
la porosité provoquée par le développement des télécommunications pour
s’approprier tous les aspects de l’activité du spectre social. Enfin
une guerre mondiale totalement totale ! Une
de ses premières victimes est le marché national. A la manière d’une
balle tirée à l’intérieur d’une pièce blindée, la guerre déclenchée par
le néolibéralisme ricoche et finit par blesser le tireur. Une des bases
fondamentales du pouvoir de l’Etat capitaliste moderne, le marché
national, est liquidée par la canonnade de l’économie financière
globale. Le nouveau capitalisme international rend les capitalismes
nationaux caducs, et en affame jusqu’à l’inanition les pouvoirs
publics. Le coup a été si brutal que les Etats nationaux n’ont pas la
force de défendre les intérêts des citoyens.
La belle vitrine héritée de la guerre froide — le nouvel ordre
mondial — a été brisée en mille morceaux par l’explosion néolibérale.
Quelques minutes suffisent pour que les entreprises et les Etats
s’effondrent ; non pas à cause du souffle des révolutions prolétariennes, mais en raison de la violence des ouragans financiers.
Le fils (le néolibéralisme) dévore le père (le capital national) et,
au passage, détruit les mensonges de l’idéologie capitaliste : dans le
nouvel ordre mondial, il n’y a ni démocratie, ni liberté, ni égalité,
ni fraternité. La scène planétaire est transformée en nouveau champ de
bataille où règne le chaos.
Vers la fin de la guerre froide, le capitalisme a créé une horreur
militaire : la bombe à neutrons, arme qui détruit la vie tout en
respectant les bâtiments. Mais une nouvelle merveille a été découverte
à l’occasion de la quatrième guerre mondiale : la bombe financière. A
la différence de celles d’Hiroshima et de Nagasaki, cette nouvelle
bombe non seulement détruit la polis (ici, la nation) et impose
la mort, la terreur et la misère à ceux qui y habitent, mais elle
transforme sa cible en simple pièce dans le puzzle de la mondialisation
économique. Le résultat de l’explosion n’est pas un tas de ruines
fumantes ou des milliers de corps inertes, mais un quartier qui
s’ajoute à une mégalopole commerciale du nouvel hypermarché planétaire
et une force de travail reprofilée pour le nouveau marché de l’emploi
planétaire.
L’Union européenne vit dans sa chair les effets de la quatrième
guerre mondiale. La mondialisation a réussi à y effacer les frontières
entre des Etats rivaux, ennemis depuis des siècles, et les a obligés à
converger vers l’union politique. Des Etats-nations jusqu’à la
fédération européenne, le chemin sera pavé de destructions et de
ruines, à commencer par celles de la civilisation européenne.
Les mégapoles se reproduisent sur toute la planète. Les zones
d’intégration commerciale constituent leur terrain de prédilection. En
Amérique du Nord, l’Accord de libre échange nord-américain (Alena)
entre le Canada, les Etats-Unis et le Mexique précède l’accomplissement
d’un vieux rêve de conquête : « L’Amérique aux Américains ». Les mégapoles remplacent-elles les nations ?
Non, ou plutôt pas seulement. Elles leur attribuent de nouvelles
fonctions, de nouvelles limites et de nouvelles perspectives. Des pays
entiers deviennent des départements de la méga-entreprise néolibérale,
qui produit ainsi, d’un côté, la destruction/dépeuplement, et, de
l’autre, la reconstruction/réorganisation de régions et de nations.
Si les bombes nucléaires avaient un caractère dissuasif,
comminatoire et coercitif lors de la troisième guerre mondiale, les
hyperbombes financières, au cours de la quatrième, sont d’une autre
nature. Elles servent à attaquer les territoires (Etats-nations) en
détruisant les bases matérielles de leur souveraineté et en produisant
leur dépeuplement qualitatif, l’exclusion de tous les inaptes à la
nouvelle économie (par exemple, les indigènes). Mais, simultanément,
les centres financiers opèrent une reconstruction des Etats-nations et
les réorganisent selon la nouvelle logique : l’économique l’emporte sur
le social.
Le monde indigène est plein d’exemples illustrant cette stratégie :
M. Ian Chambers, directeur du Bureau pour l’Amérique centrale de
l’Organisation internationale du travail (OIT), a déclaré que la
population indigène mondiale (300 millions de personnes) vit dans des
zones qui recèlent 60 % des ressources naturelles de la planète. « Il n’est donc pas surprenant que de multiples conflits éclatent pour s’emparer de leurs terres (...). L’exploitation
des ressources naturelles (pétrole et mines) et le tourisme sont les
principales industries qui menacent les territoires indigènes en
Amérique (1). » Après viennent la pollution, la prostitution et les drogues.
Dans cette nouvelle guerre, la politique, en tant que moteur de
l’Etat-nation, n’existe plus. Elle sert seulement à gérer l’économie,
et les hommes politiques ne sont plus que des gestionnaires
d’entreprise. Les nouveaux maîtres du monde n’ont pas besoin de
gouverner directement. Les gouvernements nationaux se chargent
d’administrer les affaires pour leur compte. Le nouvel ordre, c’est
l’unification du monde en un unique marché. Les Etats ne sont que des
entreprises avec des gérants en guise de gouvernements, et les
nouvelles alliances régionales ressemblent davantage à une fusion
commerciale qu’à une fédération politique. L’unification que produit le
néolibéralisme est économique ; dans le gigantesque hypermarché planétaire ne circulent librement que les marchandises, pas les personnes.
Cette mondialisation répand aussi un modèle général de pensée. L’American way of life,
qui avait suivi les troupes américaines en Europe lors de la deuxième
guerre mondiale, puis au Vietnam et, plus récemment, dans le Golfe,
s’étend maintenant à la planète par le biais des ordinateurs. Il s’agit
d’une destruction des bases matérielles des Etats-nations, mais
également d’une destruction historique et culturelle. Toutes les
cultures que les nations ont forgées — le noble passé indigène de
l’Amérique, la brillante civilisation européenne, la sage histoire des
nations asiatiques et la richesse ancestrale de l’Afrique et de
l’Océanie — sont corrodées par le mode de vie américain. Le
néolibéralisme impose ainsi la destruction de nations et de groupes de
nations pour les fondre dans un seul modèle. Il s’agit donc bien d’une
guerre planétaire, la pire et la plus cruelle, que le néolibéralisme
livre contre l’humanité.
Nous voici face à un puzzle. Pour le reconstituer, pour comprendre
le monde d’aujourd’hui, beaucoup de pièces manquent. On peut néanmoins
en retrouver sept afin de pouvoir espérer que ce conflit ne s’achèvera
pas par la destruction de l’humanité. Sept pièces pour dessiner,
colorier, découper et tenter de reconstituer, en les assemblant à
d’autres, le casse-tête mondial.
La première de ces pièces est la double accumulation de richesse et
de pauvreté aux deux pôles de la société planétaire. La deuxième est
l’entière exploitation du monde. La troisième est le cauchemar d’une
partie désoeuvrée de l’humanité. La quatrième est la relation
nauséabonde entre le pouvoir et le crime. La cinquième est la violence
de l’Etat. La sixième est le mystère de la mégapolitique. La septième,
ce sont les formes multiples de résistance que déploie l’humanité
contre le néolibéralisme.
PIÈCE NUMÉRO 1
CONCENTRATION DE LA RICHESSE ET RÉPARTITION DE LA PAUVRETÉ
La figure 1 se construit en dessinant un signe monétaire.
Dans l’histoire de l’humanité, divers modèles se sont disputé pour
proposer l’absurde comme marque de l’ordre mondial. Le néolibéralisme
occupera une place privilégiée lors de la remise des médailles. Sa
conception du « partage »
de la richesse est doublement absurde : accumulation des richesses pour
quelques-uns, et de besoins pour des millions d’autres. L’injustice et
l’inégalité sont les signes distinctifs du monde actuel. La Terre
compte 5 milliards d’êtres humains : 500 millions vivent
confortablement, 4,5 milliards souffrent de pauvreté. Les riches
compensent leur minorité numérique grâce à leurs milliards de dollars.
A elle seule, la fortune des 358 personnes les plus riches du monde,
milliardaires en dollars, est supérieure au revenu annuel de la moitié
des habitants les plus pauvres de la planète, soit environ
2,6 milliards de personnes.
Le progrès des grandes entreprises transnationales ne suppose pas
l’avancée des nations développées. Au contraire, plus ces géants
s’enrichissent, et plus s’aggrave la pauvreté dans les pays dits
riches. L’écart entre riches et pauvres est énorme ; loin de s’atténuer, les inégalités sociales se creusent.
Ce signe monétaire que vous avez dessiné représente le symbole
du pouvoir économique mondial. Maintenant, donnez-lui la couleur vert
dollar. Négligez l’odeur nauséabonde ; cet arôme de fumier, de fange et de sang est d’origine.
PIÈCE NUMÉRO 2
GLOBALISATION DE L’EXPLOITATION
La figure 2 se construit en dessinant un triangle
L’un des mensonges néolibéraux consiste à dire que la croissance
économique des entreprises produit une meilleure répartition de la
richesse et de l’emploi. C’est faux. De même que l’accroissement du
pouvoir d’un roi n’a pas pour effet un accroissement du pouvoir de ses
sujets (c’est plutôt le contraire), l’absolutisme du capital financier
n’améliore pas la répartition des richesses et ne crée pas de travail.
Pauvreté, chômage et précarité sont ses conséquences structurelles.
Dans les années 1960 et 1970, le nombre de pauvres (définis par la
Banque mondiale comme disposant de moins de 1 dollar par jour)
s’élevait à quelque 200 millions. Au début des années 1990, leur nombre
était de 2 milliards.
Davantage d’êtres humains pauvres et appauvris. Moins de personnes
riches et enrichies, telles sont les leçons de la pièce 1 du puzzle.
Pour obtenir ce résultat absurde, le système capitaliste mondial « modernise »
la production, la circulation et la consommation de marchandises. La
nouvelle révolution technologique (l’informatique) et la nouvelle
révolution politique (les mégapoles émergentes sur les ruines de
l’Etat-nation) produisent une nouvelle « révolution » sociale, en fait une réorganisation des forces sociales, principalement de la force du travail.
La population économiquement active (PEA) mondiale est passée de
1,38 milliard en 1960 à 2,37 milliards en 1990. Davantage d’êtres
humains capables de travailler, mais le nouvel ordre mondial les
circonscrit dans des espaces précis et en réaménage les fonctions (ou
les non-fonctions, comme dans le cas des chômeurs et des précaires). La
population mondiale employée par activité (PMEA) s’est modifiée
radicalement au cours des vingt dernières années. Le secteur agricole
et la pêche sont tombés de 22 % en 1970 à 12 % en 1990, le manufacturier de 25 % à 22 %, mais le tertiaire (commerce, transports, banque et services) est passé de 42 % à 56 %. Dans les pays en voie de développement, le tertiaire a crû de 40 % en 1970 à 57 % en 1990, l’agriculture et la pêche chutant de 30 % à 15 % (2).
De plus en plus de travailleurs sont orientés vers des activités de
haute productivité. Le système agit ainsi comme une sorte de mégapatron
pour lequel le marché planétaire ne serait qu’une entreprise unique,
gérée de manière « moderne ». Mais la « modernité » néolibérale semble plus proche de la bestiale naissance du capitalisme que de la « rationalité »
utopique. Car la production capitaliste continue de faire appel au
travail des enfants. Sur 1,15 milliard d’enfants dans le monde, au
moins 100 millions vivent dans la rue et 200 millions travaillent — ils
seront, d’après les prévisions, 400 millions en l’an 2000. Rien qu’en
Asie, on en compterait 146 millions dans les manufactures. Et, dans le
Nord aussi, des centaines de milliers d’enfants travaillent pour
compléter le revenu familial ou pour survivre. On emploie également
beaucoup d’enfants dans les industries du plaisir : selon les Nations
unies, chaque année, un million d’enfants sont jetés dans le commerce
sexuel.
Le chômage et la précarité de millions de travailleurs dans le
monde, voilà une réalité qui ne semble pas à la veille de disparaître.
Dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE), le chômage est passé de 3,8 % en 1966 à 6,3 % en 1990 ; en Europe, il est passé de 2,2 % à 6,4 %.
Le marché mondialisé détruit les petites et moyennes entreprises. Avec
la disparition de marchés locaux et régionaux, celles-ci, privées de
protection, ne peuvent supporter la concurrence des géants
transnationaux. Des millions de travailleurs se retrouvent ainsi au
chômage. Absurdité néolibérale : loin de créer des emplois, la
croissance de la production en détruit — l’ONU parle de « croissance sans emploi ».
Mais le cauchemar ne s’arrête pas là. Les travailleurs doivent
accepter des conditions précaires. Une plus grande instabilité, des
journées de travail plus longues et des salaires plus bas. Telles sont
les conséquences de la mondialisation et de l’explosion du secteur des
services.
Tout cela produit un excédent spécifique : des êtres humains en
trop, inutiles au nouvel ordre mondial parce qu’ils ne produisent plus,
ne consomment plus et n’empruntent plus aux banques. Bref, ils sont
jetables. Chaque jour, les marchés financiers imposent leurs lois aux
Etats et aux groupes d’Etats. Ils redistribuent les habitants. Et, à la
fin, ils constatent qu’il y a encore des gens en trop.
Voilà donc une figure qui ressemble à un triangle, la représentation de la pyramide de l’exploitation mondiale.
PIÈCE NUMÉRO 3
MIGRATION, LE CAUCHEMAR ERRANT
La figure 3 se construit en dessinant un cercle.
Nous avons déjà parlé de l’existence, à la fin de la troisième
guerre mondiale, de nouveaux territoires (les anciens pays socialistes)
à conquérir, et d’autres à reconquérir. D’où la triple stratégie des
marchés : les « guerres régionales » et les « conflits internes » prolifèrent ; le capital poursuit un objectif d’accumulation atypique ;
et de grandes masses de travailleurs sont mobilisées. Résultat : une
grande roue de millions de migrants à travers la planète. « Etrangers » dans un monde « sans frontières »,
selon la promesse des vainqueurs de la guerre froide, ils souffrent de
persécutions xénophobes, de la précarité de l’emploi, de la perte de
leur identité culturelle, de la répression policière et de la faim,
quand on ne les jette pas en prison ou qu’on ne les assassine. Le
cauchemar de l’émigration, quelle qu’en soit la cause, continue de
croître. Le nombre de ceux qui relèvent du Haut-Commissariat des
Nations unies pour les réfugiés a littéralement explosé, passant de
2 millions en 1975 à plus de 27 millions en 1995.
La politique migratoire du néolibéralisme a davantage pour but de
déstabiliser le marché mondial du travail que de freiner l’immigration.
La quatrième guerre mondiale — avec ses mécanismes de
destruction-dépeuplement, reconstruction-réorganisation — entraîne le
déplacement de millions de personnes. Leur destinée est d’errer, leur
cauchemar sur le dos, afin de constituer une menace pour les
travailleurs disposant d’un emploi, un épouvantail de nature à faire
oublier le patron et un prétexte pour le racisme.
PIÈCE NUMÉRO 4
MONDIALISATION FINANCIÈRE ET GÉNÉRALISATION DU CRIME
La figure 4 se construit en dessinant un rectangle.
Si vous pensez que le monde de la délinquance est synonyme
d’outre-tombe et d’obscurité, vous vous trompez. Durant la période dite
de guerre froide, le crime organisé a acquis une image plus
respectable. Non seulement il a commencé à fonctionner comme une
entreprise moderne, mais il a aussi pénétré profondément les systèmes
politiques et économiques des Etats-nations.
Avec le début de la quatrième guerre mondiale, le crime organisé a
globalisé ses propres activités. Les organisations criminelles des cinq
continents se sont approprié l’« esprit de coopération mondial »
et, associées, participent à la conquête des nouveaux marchés. Elles
investissent dans des affaires légales, non seulement pour blanchir
l’argent sale, mais pour acquérir du capital destiné à leurs affaires
illégales. Activités préférées : l’immobilier de luxe, les loisirs, les
médias, et... la banque.
Ali Baba et les 40 banquiers ? Pis. Les banques commerciales utilisent l’argent sale pour leurs activités légales. Selon un rapport des Nations unies, « le
développement des syndicats du crime a été facilité par les programmes
d’ajustement structurel que les pays endettés ont été contraints
d’accepter pour avoir accès aux prêts du Fonds monétaire international (3) ».
Le crime organisé compte aussi sur les paradis fiscaux. Il y en a
quelque 55 — l’un d’eux, les îles Caïman, occupe la cinquième place
comme centre bancaire et possède plus de banques et de sociétés
enregistrées que d’habitants. Outre le blanchiment de l’argent sale,
les paradis fiscaux servent à échapper aux impôts. Ce sont des lieux de
contact entre gouvernants, hommes d’affaires et chefs mafieux.
Voici donc le miroir rectangulaire dans lequel légalité et
illégalité échangent leurs reflets. De quel côté du miroir se trouve le
criminel ? De quel côté celui qui le poursuit ?
PIÈCE NUMÉRO 5
LÉGITIME VIOLENCE D’UN POUVOIR ILLÉGITIME ?
La figure 5 se construit en dessinant un pentagone.
Dans le cabaret de la globalisation, l’Etat se livre à un
strip-tease au terme duquel il ne conserve que le minimum
indispensable : sa force de répression. Sa base matérielle détruite, sa
souveraineté et son indépendance annulées, sa classe politique effacée,
l’Etat-nation devient un simple appareil de sécurité au service des
méga-entreprises. Au lieu d’orienter l’investissement public vers la
dépense sociale, il préfère améliorer les équipements qui lui
permettent de contrôler plus efficacement la société.
Que faire quand la violence découle des lois du marché ? Où est la violence légitime ? Où l’illégitime ?
Quel monopole de la violence peuvent revendiquer les malheureux
Etats-nations quand le libre jeu de l’offre et la demande défie un tel
monopole ? N’avons-nous pas montré, dans la
pièce no 4, que le crime organisé, le gouvernement et les centres
financiers sont tous intimement liés ? N’est-il pas évident que le crime organisé compte de véritables armées ?
Le monopole de la violence n’appartient plus aux Etats-nations : le
marché l’a mis à l’encan... Si la contestation du monopole de la
violence invoque, non les lois du marché, mais les intérêts de « ceux d’en bas »,
alors le pouvoir mondial y verra une agression. C’est l’un des aspects
les moins étudiés (et les plus condamnés) du défi lancé par les
indigènes en armes et en rébellion de l’Armée zapatiste de libération
nationale (EZLN) contre le néolibéralisme et pour l’humanité.
Le symbole du pouvoir militaire américain est le Pentagone. La
nouvelle police mondiale veut que les armées et les polices nationales
soient un simple corps de sécurité garantissant l’ordre et le progrès
dans les mégapoles néolibérales.
PIÈCE NUMÉRO 6
LA MÉGAPOLITIQUE ET LES NAINS
La figure 6 se construit en faisant un gribouillage.
Nous avons dit que les Etats-nations sont attaqués par les marchés
financiers et contraints de se dissoudre au sein de mégapoles. Mais le
néolibéralisme ne mène pas seulement sa guerre en « unissant »
des nations et des régions. Sa stratégie de destruction-dépeuplement et
de reconstruction-réorganisation produit, de surcroît, des fractures
dans les Etats-nations. C’est l’un des paradoxes de cette quatrième
guerre : destinée à éliminer les frontières et à unir des nations, elle
provoque une multiplication des frontières et une pulvérisation des
nations.
Si quelqu’un doute encore que cette globalisation soit une guerre
mondiale, qu’il prenne en compte les conflits qui ont provoqué
l’éclatement de l’URSS, de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie,
victimes de ces crises qui brisent les fondements économiques des
Etats-nations et leur cohésion.
La construction des mégapoles et la fragmentation des Etats sont une
conséquence de la destruction des Etats-nations. S’agit-il d’événements
séparés ? Sont-ce des symptômes d’une mégacrise à venir ? Des faits isolés ?
La suppression des frontières commerciales, l’explosion des
télécommunications, les autoroutes de l’information, la puissance des
marchés financiers, les accords internationaux de libre-échange, tout
cela contribue à détruire les Etats-nations. Paradoxalement, la
mondialisation produit un monde fragmenté, fait de compartiments
étanches à peine reliés par des passerelles économiques. Un monde de
miroirs brisés qui reflètent l’inutile unité mondiale du puzzle
néolibéral.
Mais le néolibéralisme ne fragmente pas seulement le monde qu’il
voudrait unifier, il produit également le centre politico-économique
qui dirige cette guerre. Il est urgent de parler de la mégapolitique.
La mégapolitique englobe les politiques nationales et les relie à un
centre qui a des intérêts mondiaux, avec, pour logique, celle du
marché. C’est au nom de celle-ci que sont décidés les guerres, les
crédits, l’achat et la vente de marchandises, les reconnaissances
diplomatiques, les blocus commerciaux, les soutiens politiques, les
lois sur les immigrés, les ruptures internationales, les
investissements. Bref, la survie de nations entières.
Les marchés financiers n’ont que faire de la couleur politique des
dirigeants des pays : ce qui compte, à leurs yeux, c’est le respect du
programme économique. Les critères financiers s’imposent à tous. Les
maîtres du monde peuvent tolérer l’existence d’un gouvernement de
gauche, à condition que celui-ci n’adopte aucune mesure pouvant nuire
aux intérêts des marchés. Ils n’accepteront jamais une politique de
rupture avec le modèle dominant.
Aux yeux de la mégapolitique, les politiques nationales sont
conduites par des nains qui doivent se plier aux diktats du géant
financier. Il en sera toujours ainsi... jusqu’à ce que les nains se
révoltent.
Voici donc la figure qui représente la mégapolitique. Impossible de lui trouver la moindre rationalité.
PIÈCE NUMÉRO 7
LES POCHES DE RÉSISTANCE
La figure 7 se construit en dessinant une poche.
« Pour commencer, je te prie de ne point
confondre la Résistance avec l’opposition politique. L’opposition ne
s’oppose pas au pouvoir, et sa forme la plus aboutie est celle d’un
parti d’opposition ;
tandis que la Résistance, par définition, ne peut être un parti :
elle n’est pas faite pour gouverner, mais... pour résister. » (Tomás Segovia, Alegatorio, Mexico, 1996.)
L’apparente infaillibilité de la mondialisation se heurte à
l’obstinée désobéissance de la réalité. Tandis que le néolibéralisme
poursuit sa guerre, des groupes de protestataires, des noyaux de
rebelles se forment à travers la planète. L’empire des financiers aux
poches pleines affronte la rébellion des poches de résistance. Oui, des
poches. De toutes tailles, de différentes couleurs, de formes variées.
Leur seul point commun : une volonté de résistance au « nouvel ordre mondial » et au crime contre l’humanité que représente cette quatrième guerre.
Le néolibéralisme tente de soumettre des millions d’êtres, et veut se défaire de tous ceux qui seraient « de trop ». Mais ces « jetables »
se révoltent. Femmes, enfants, vieillards, jeunes, indigènes,
écologistes, homosexuels, lesbiennes, séropositifs, travailleurs, et
tous ceux qui dérangent l’ordre nouveau, qui s’organisent et qui
luttent. Les exclus de la « modernité » tissent les résistances.
Au Mexique, par exemple, au nom du Programme de développement
intégral de l’isthme des Tehuantepec, les autorités voudraient
construire une grande zone industrielle. Cette zone comprendra des « usines-tournevis »,
une raffinerie pour traiter le tiers du brut mexicain et pour élaborer
des produits de la pétrochimie. Des voies de transit interocéaniques
seront construites : des routes, un canal et une ligne ferroviaire
transisthmique. Deux millions de paysans deviendraient ouvriers de ces
usines. De même, dans le sud-est du Mexique, dans la forêt Lacandone,
on met sur pied un Programme de développement régional durable, avec
l’objectif de mettre à la disposition du capital des terres indigènes
riches en dignité et en histoire, mais aussi en pétrole et en uranium.
Ces projets aboutiraient à fragmenter le Mexique, en séparant le
Sud-Est du reste du pays. Ils s’inscrivent, en fait, dans une stratégie
de contre-insurrection, telle une tenaille cherchant à envelopper la
rébellion anti-néolibérale née en 1994 : au centre, se trouvent les
indigènes rebelles de l’Armée zapatiste de libération nationale.
Sur la question des indigènes rebelles, une parenthèse s’impose :
les zapatistes estiment que, au Mexique, la reconquête et la défense de
la souveraineté nationale font partie de la révolution antilibérale.
Paradoxalement, on accuse l’EZLN de vouloir la fragmentation du pays.
La réalité, c’est que les seuls à évoquer le séparatisme sont les
entrepreneurs de l’Etat de Tabasco, riche en pétrole, et les députés
fédéraux originaires du Chiapas et membres du Parti révolutionnaire
institutionnel (PRI). Les zapatistes, eux, pensent que la défense de
l’Etat national est nécessaire face à la mondialisation, et que les
tentatives pour briser le Mexique en morceaux viennent du groupe qui
gouverne et non des justes demandes d’autonomie des peuples indiens.
L’EZLN et l’ensemble du mouvement indigène national ne veulent pas
que les peuples indiens se séparent du Mexique : ils entendent être
reconnus comme partie intégrante du pays, mais avec leurs spécificités.
Ils aspirent à un Mexique rimant avec démocratie, liberté et justice.
Si l’EZLN défend la souveraineté nationale, l’armée fédérale mexicaine,
elle, protège un gouvernement qui en a détruit les bases matérielles et
qui a offert le pays au grand capital étranger comme aux
narcotrafiquants.
Il n’y a pas que dans les montagnes du Sud-Est mexicain que l’on
résiste au néolibéralisme. Dans d’autres régions du Mexique, en
Amérique latine, aux Etats-Unis et au Canada, dans l’Europe du traité
de Maastricht, en Afrique, en Asie et en Océanie, les poches de
résistance se multiplient. Chacune a sa propre histoire, ses
spécificités, ses similitudes, ses revendications, ses luttes, ses
succès. Si l’humanité veut survivre et s’améliorer, son seul espoir
réside dans ces poches que forment les exclus, les laissés-pour-compte,
les « jetables ».
Cela est un exemple de poche de résistance, mais je n’y attache pas
beaucoup d’importance. Les exemples sont aussi nombreux que les
résistances et aussi divers que les mondes de ce monde. Dessinez donc
l’exemple qui vous plaira. Dans cette affaire des poches, comme dans
celle des résistances, la diversité est une richesse.
Après avoir dessiné, colorié et découpé ces sept pièces, vous vous
apercevrez qu’il est impossible de les assembler. Tel est le problème :
la mondialisation a voulu assembler des pièces qui ne s’emboîtent pas.
Pour cette raison, et pour d’autres que je ne peux développer dans ce
texte, il est nécessaire de bâtir un monde nouveau. Un monde pouvant
contenir beaucoup de mondes, pouvant contenir tous les mondes.
Post-scriptum qui raconte des rêves nichés dans l’amour. La
mer repose à mes côtés. Elle partage depuis longtemps des angoisses,
incertitudes, et de nombreux rêves, mais maintenant, elle dort avec moi
dans la nuit chaude de la forêt. Je la regarde onduler comme les blés
dans mes rêves et m’émerveille à nouveau de la retrouver inchangée :
tiède, fraîche, à mes côtés. L’étouffement me tire du lit et prend ma
main et ma plume pour ramener le vieil Antoine, aujourd’hui comme il y
a des années... J’ai demandé au vieil Antoine de m’accompagner dans une
exploration en aval du fleuve. Nous n’emportons qu’un peu de
nourriture. Durant des heures, nous poursuivons le cours capricieux, et
la faim et la chaleur nous saisissent. Nous passons l’après-midi à
poursuivre une harde de sangliers. Il fait presque nuit lorsque nous
les rejoignons, mais un énorme porc sauvage se détache du groupe et
nous attaque. Je fais appel à tout mon savoir militaire : je jette mon
arme, et je grimpe à l’arbre le plus proche. Le vieil Antoine reste
impassible devant l’attaque et, au lieu de courir, il se place derrière
un taillis. Le gigantesque sanglier, de toutes ses forces, fonce droit
sur lui, et s’encastre dans les branchages et les épines. Avant qu’il
ne parvienne à se libérer, le vieil Antoine lève sa vieille carabine,
et, d’un coup, fournit le repas du soir. A l’aube, lorsque j’ai fini de
nettoyer mon moderne fusil automatique (M-16, calibre 5,56 mm avec
sélecteur de cadence et une portée réelle de 460 mètres, une mire
télescopique, et un chargeur de 90 balles), je rédige mon Journal de
campagne. Omettant ce qui est arrivé, je note seulement : « Avons rencontré sanglier et A. a tué une pièce. Hauteur 350 mètres. Il n’a pas plu. »
Pendant que nous attendons que la viande grille, je raconte au vieil
Antoine que ma part servira pour les fêtes qu’on prépare au campement. « Des fêtes ? », me demande-t-il, pendant qu’il attise le feu. « Oui, lui dis-je. Quel que soit le mois, il y a toujours quelque chose à fêter. »
Et je poursuis par une brillante dissertation sur le calendrier
historique et les célébrations zapatistes. Le vieil Antoine m’écoute en
silence ; imaginant que cela ne l’intéresse
pas, je m’installe pour dormir. Plongé dans mes rêves, je vois le vieil
Antoine saisir mon cahier et y écrire quelque chose. Le lendemain,
après le petit déjeuner, nous partageons la viande, et chacun s’en va
de son côté. Une fois au campement, je fais mon rapport et je montre le
cahier pour qu’on sache ce qui s’est passé. « Ce n’est pas ton écriture »,
me dit-on en me montrant la feuille du cahier. Là, après ce que j’avais
noté moi-même, le vieil Antoine a écrit en grosses lettres : « Si
tu ne peux pas avoir, et la raison, et la force, choisis toujours la
raison et abandonne à l’ennemi la force. Dans de nombreuses batailles,
la force permet d’obtenir la victoire, mais une guerre ne se gagne que
grâce à la raison. Le puissant ne pourra jamais tirer de la raison de
sa force, tandis que nous pourrons toujours tirer force de notre raison. »
Et plus bas, en petits caractères : « Joyeuses fêtes. »
Evidemment, je n’avais plus faim. Les fêtes zapatistes, comme d’habitude, furent effectivement joyeuses.
Le sous-commandant Marcos
Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), Chiapas, Mexique.
Notes
(1) Entretien avec Martha Garcia, La Jornada, 28 mai 1997.
(2) Ochoa Chi et Juanita del Pilar, Mercado mundial de fuerza de trabajo en el capitalismo contemporaneo, UNAM, Economia, Mexico, 1997.
(3) La globalisation du crime, Nations unies, New York, 1995.
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