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Au
fond, la conquête n’est pas seulement l’origine, elle est aussi le but
suprême de tous les Etats, grands ou petits, puissants ou faibles,
despotiques ou libéraux, monarchiques, aristocratiques, démocratiques,
et voire même socialistes, en supposant que l’idéal des socialistes
allemands, celui d’un grand Etat communiste, se réalise jamais.
Qu’elle ait été le point de départ de tous les Etats, anciens et
modernes, cela ne pourra être mis en doute par personne, puisque chaque
page de l’histoire universelle le prouve suffisamment. Nul ne
contestera non plus que les grands Etats actuels n’aient pour objet,
plus ou moins avoué, la conquête. Mais les Etats moyens et surtout les
petits Etats, dira-t-on, ne pensent qu’à se défendre et il serait
ridicule de leur part de rêver la conquête.
Ridicule tant qu’on voudra, mais néanmoins c’est leur rêve, comme c’est
le rêve du plus petit paysan propriétaire de s’arrondir au détriment de
son voisin ; s’arrondir, s’agrandir, conquérir à tout prix et toujours,
c’est une tendance fatalement inhérente à tout Etat, quelle que soit
son extension, sa faiblesse ou sa force, parce que c’est une nécessité
de sa nature. Qu’est-ce que l’Etat si ce n’est l’organisation de la
puissance ; mais il est dans la nature de toute puissance de ne point
pouvoir souffrir ni de supérieure ni d’égale, - la puissance ne pouvant
avoir d’autre objet que la domination, et la domination n’étant réelle
que lorsque tout ce qui l’entrave lui est assujetti. Aucune puissance
n’en souffre une autre que lorsqu’elle y est forcée, c’est-à-dire que
lorsqu’elle se sent impuissante à la détruire ou à la renverser. Le
seul fait d’une puissance égale est une négation de son principe et une
menace perpétuelle contre son existence ; car c’est une manifestation
et une preuve de son impuissance. Par conséquent, entre tous les Etats
qui existent l’un à côté de l’autre, la guerre est permanente et leur
paix n’est qu’une trêve.
Il est dans la nature de l’Etat de se poser aussi bien pour lui-même
que pour tous ses sujets comme l’objet absolu. Servir sa prospérité, sa
grandeur, sa puissance, c’est la vertu suprême du patriotisme. L’Etat
n’en reconnaît point d’autre : tout ce qui lui sert est bon, tout ce
qui est contraire à ses intérêts est déclaré criminel, telle est la
morale de l’Etat.
C’est pourquoi la morale politique a été de tout temps non seulement
étrangère, mais absolument contraire à la morale humaine. Cette
contradiction est une conséquence forcée de son principe : l’Etat
n’étant qu’une partie, se pose et s’impose comme le tout ; il ignore le
droit de tout ce qui n’étant pas lui-même, se trouve en dehors de lui,
et quand il le peut sans danger pour lui-même, il le viole. L’Etat est
la négation de l’humanité.
Y a-t-il un droit humain et une morale humaine absolus ? Par le temps
qui court et en voyant tout ce qui se passe et se fait aujourd’hui en
Europe, on est bien forcé de se poser cette question.
D’abord, l’absolu existe-t-il et tout n’est-il pas relatif dans le
monde ? Ainsi pour la morale et le droit : ce qui s’appelait droit,
hier, ne l’est plus aujourd’hui, et ce qui parait moral en Chine peut
ne pas être considéré comme tel en Europe. A ce point de vue chaque
pays, chaque époque ne devraient être jugés qu’au point de vue des
opinions contemporaines ou locales, et il n’y aurait ni droit humain
universel, ni morale humaine absolue.
De cette manière, après avoir rêvé l’un et l’autre, quand nous avons
été métaphysiciens ou chrétiens, devenus positivistes aujourd’hui, nous
devrions renoncer à ce rêve magnifique pour retomber dans l’étroitesse
morale de l’antiquité, qui ignore jusqu’au nom même de l’humanité, au
point que tous les dieux ne furent que des dieux exclusivement
nationaux et accessibles seulement aux cuites privilégiés.
Mais aujourd’hui que le ciel est devenu désert et que tous les dieux, y
compris naturellement le Jéhovah des juifs, l’Allah des mahométans et
le bon Dieu des chrétiens, se trouvent détrônés, aujourd’hui ce serait
peu encore : nous retomberions dans le matérialisme crasse et brutal
des Bismarck, des Thiers et des Frédéric II, selon lesquels Dieu était toujours du côté des gros bataillons,
comme l’a excellemment dit ce dernier ; l’unique objet digne de culte,
le principe de toute morale, de tout droit serait la force ; c’est la
vraie religion de l’Etat.
Eh bien, non ! Quelque athées que nous soyons, et précisément parce que
nous sommes des athées, nous reconnaissons une morale humaine et un
droit humain absolus. Seulement, il s’agit de s’entendre sur la
signification de ce mot absolu. L’absolu universel, embrassant la
totalité infinie des mondes et des êtres, nous ne le concevons pas,
parce que non seulement nous sommes incapables de le percevoir par nos
sens, mais nous ne pouvons pas même l’imaginer. Toute tentative de ce
genre nous ramènerait dans le vide, tant aimé des métaphysiciens, de
l’abstraction absolue.
L’absolu que nous entendons est un absolu très relatif et notamment
relatif exclusivement à l’espèce humaine. Cette dernière est loin
d’être éternelle : née sur la terre, elle mourra avec elle, peut-être
même avant elle, faisant place, selon le système de Darwin, à une
espèce plus puissante, plus complète, plus parfaite. Mais tant qu’elle
existe, elle a un principe qui lui est inhérent et qui la fait
précisément ce qu’elle est : c’est ce principe qui constitue, par
rapport à elle, l’absolu. Voyons quel est ce principe.
De tous les êtres vivant sur cette terre, l’homme est à la fois le plus social et le plus individualiste. Il est sans contredit aussi le plus intelligent.
Il existe peut-être des animaux qui sont même plus sociaux que lui, par
exemple les abeilles, les fourmis ; mais par contre, ils sont si peu
individualistes, que les individus appartenant à ces espèces sont
absolument absorbés par ces dernières et comme anéantis dans leur
société : ils sont tout pour la collectivité, rien ou presque rien pour
eux-mêmes. Il paraît qu’il existe une loi naturelle, conformément à
laquelle plus une espèce d’animaux est élevée dans l’échelle des êtres,
par son organisation plus complète, plus elle laisse de latitude, de
liberté et d’individualité à chacun. Les animaux féroces, qui occupent
incontestablement le rang le plus élevé, sont individualistes au
suprême degré.
L’homme, animal féroce par excellence, est le plus individualiste de
tous. Mais en même temps, et c’est un de ses traits distinctifs, il est
éminemment, instinctivement et fatalement socialiste. C’est tellement
vrai, que son intelligence même qui le rend si supérieur à tous les
êtres vivants et qui le constitue en quelque sorte le maître de tous,
ne peut se développer et arriver à la conscience d’elle-même qu’en
société et par le concours de la collectivité tout entière.
Et en effet, nous savons bien qu’il est impossible de penser sans
paroles ; en dehors ou avant la parole, il peut y avoir sans doute des
représentations ou des images des choses, mais il n’y a point de
pensées. La pensée naît et ne se développe qu’avec la parole. Penser
c’est donc parler mentalement en soi-même. Mais toute conversation
suppose au moins deux personnes, l’une c’est vous ; qui est l’autre ?
C’est tout le monde humain que vous connaissez.
L’homme, en tant qu’individu animal, comme les animaux de toutes les
autres espèces, a de prime abord et dès qu’il commence à respirer, le
sentiment immédiat de son existence individuelle ; mais il n’acquiert
la conscience réfléchie de lui-même, conscience qui constitue
proprement sa personnalité, qu’au moyen de l’intelligence, et par
conséquent seulement dans la société. Votre personnalité la plus
intime, la conscience que vous avez de vous-même dans votre for
intérieur, n’est en quelque sorte que le reflet de votre propre image,
répercuté et à vous renvoyé comme par autant de miroirs, par la
conscience tant collective qu’individuelle de tous les êtres humains
qui composent votre monde social. Chaque homme que vous connaissez et
avec lequel vous vous trouvez en rapports, soit directs soit indirects,
détermine, plus ou moins, votre être le plus intime, contribue à vous
faire ce que vous êtes, à constituer votre personnalité. Par
conséquent, si vous êtes entouré d’esclaves, fussiez-vous leur maître,
vous n’en êtes pas moins un esclave, la conscience des esclaves ne
pouvant vous renvoyer que votre image avilie. La bêtise de tout le
monde vous abêtit, tandis que l’intelligence de tous vous illumine,
vous élève ; les vices de votre milieu social sont vos vices, et vous
ne sauriez être un homme réellement libre, si vous n’êtes entouré
d’hommes également libres, l’existence d’un seul esclave suffisant pour
amoindrir votre liberté. Dans l’immortelle déclaration des droits de
l’homme, faite par la Convention nationale, nous trouvons clairement
exprimée cette vérité sublime que l’esclavage d’un seul être humain est
l’esclavage de tous.
Elle contient toute la morale humaine, précisément ce que nous avons
appelé la morale absolue, absolue sans doute par rapport à l’humanité
seulement, non par rapport au reste des êtres, ni encore moins par
rapport à la totalité infinie des mondes, à nous éternellement
inconnue. Nous la retrouvons en germe, plus ou moins, dans tous les
systèmes de morale qui se sont produits dans l’histoire et dont elle
fut en quelque sorte comme la lumière latente, lumière qui ne s’y est
manifestée d’ailleurs, le plus souvent, que par des reflets aussi
incertains qu’imparfaits. Tout ce que nous voyons d’absolument vrai,
c’est-à-dire d’humain, n’est dû qu’à elle seule. Et comment en
serait-il autrement, puisque tous les systèmes de morale qui se sont
successivement développés, dans le passé, aussi bien que tous les
autres développements de l’homme dans l’histoire, y compris les
développements théologiques et métaphysiques, n’ont jamais eu d’autre
source que la nature humaine, n’en ont été que les manifestations plus
ou moins imparfaites. Mais cette loi morale que nous appelons absolue,
qu’est-elle, sinon l’expression la plus pure, la plus complète, la plus
adéquate, comme diraient les métaphysiciens, de cette même nature
humaine, essentiellement socialiste et individualiste à la fois.
Le défaut principal des systèmes de morale enseignés dans le passé,
c’est d’avoir été ou exclusivement socialiste ou exclusivement
individualiste. Ainsi la morale civique, telle qu’elle nous a été
transmise par les Grecs et les Romains, fut une morale exclusivement
socialiste, dans ce sens qu’elle sacrifia toujours l’individualité à la
collectivité. Sans parler des myriades des esclaves qui constituèrent
toute la base de la civilisation antique, ne comptant eux-mêmes que
comme des choses, l’individualité [du] citoyen grec ou romain lui-même
fut toujours patriotiquement immolée au profit de la collectivité
constituée en Etat. Ainsi lorsque les citoyens, fatigués de cette
immolation permanente, se refusèrent au sacrifice, les républiques
grecques d’abord, puis romaines, s’écroulèrent. Le réveil de
l’individualisme causa la mort de l’antiquité.
Il trouva sa plus pure et sa complète expression dans les religions
monothéistes, dans le judaïsme, dans le mahométisme et dans le
christianisme surtout. Le Jéhovah des juifs s’adresse encore à la
collectivité, au moins sous certains rapports, puisqu’il a un peuple
élu, quoiqu’il contienne déjà tous les germes de la morale
exclusivement individualiste.
Il devait en être ainsi : les dieux de l’antiquité grecque et romaine
ne furent, en dernière analyse, que les symboles, les représentants
suprêmes de la collectivité divisée, de l’Etat. En les adorant, on
adorait l’Etat, et toute la morale qui fut enseignée en leur nom ne put
par conséquent avoir d’autre objet que le salut, la grandeur et la
gloire de l’Etat.
Le dieu des juifs, despote jaloux, égoïste et vaniteux s’il en fut, se
garda bien non d’identifier, mais seulement de mêler sa terrible
personne avec la collectivité de son peuple élu, élu pour lui servir de
marche-pied de prédilection tout au plus, mais non pour oser s’élever
jusqu’à lui. Entre lui et son peuple, il y eut toujours un abîme.
D’ailleurs, n’admettant d’autre objet d’adoration que lui-même, il ne
pouvait souffrir le culte de l’Etat. Adoré, n’a-t-il jamais exigé des
juifs, tant collectivement qu’individuellement, que des sacrifices pour
lui-même, jamais pour leur collectivité ou pour la grandeur et la
gloire de l’Etat ?
Au reste, les commandements de Jéhovah, tels qu’ils nous sont transmis
par le Décalogue, ne s’adressent presque exclusivement qu’à l’individu
: ne font exception que ceux d’entre eux dont l’exécution dépassant les
forces d’un individu, exigerait le concours de tous : par exemple,
l’ordre si singulièrement humain qui enjoignit aux juifs d’extirper
jusqu’au dernier, les femmes et les enfants y compris, tous les païens
qu’ils trouveraient sur la terre promise, ordre vraiment digne du Père
de notre sainte Trinité chrétienne qui se distingue, comme on sait, par
son amour exubérant pour cette pauvre espèce humaine.
Tous les autres commandements ne s’adressent qu’à l’individu : tu ne
tueras pas (excepté les cas très fréquents où je l’ordonnerai moi-même,
aurait-il dû ajouter) ; tu ne voleras ni la propriété ni la femme
d’autrui (considérée en quelque sorte aussi comme une propriété) ; tu
respecteras tes parents. Mais surtout tu m’adoreras, moi, le dieu
jaloux, égoïste, vaniteux et terrible, et si tu ne veux encourir ma
colère, tu chanteras mes louanges et t’aplatiras éternellement devant
moi.
Dans le mahométisme il n’y a pas même l’ombre du collectivisme national
et restreint qui domine dans les religions antiques et dont on retrouve
encore quelques faibles restes jusque dans le culte judaïque. Le Coran
ne connaît point de peuple élu ; tous les croyants, à quelque nation ou
quelque communauté qu’ils appartiennent, sont individuellement, non
collectivement, les élus de Dieu. Aussi les califes, successeurs de
Mahomet, ne s’appelèrent-ils jamais autrement que les chefs des
croyants.
Mais nulle religion ne poussa aussi loin le culte de l’individualisme
que la religion chrétienne. Devant les menaces de l’enfer et les
promesses absolument individuelles du paradis, accompagnées de cette
terrible déclaration que sur beaucoup d’appelés il n’y aura que très peu d’élus,
ce fut un désarroi, un sauve-qui-peut général ; une sorte de course au
clocher où chacun n’était stimulé que par une préoccupation unique,
celle de sauver sa pauvre petite âme. On conçoit qu’une telle religion
ait pu et dû donner le coup de grâce à la civilisation antique, fondée
exclusivement sur le culte de la collectivité, de la patrie, de l’Etat
et en dissoudre toutes les organisations à une époque surtout où elle
se mourait déjà de vieillesse. L’individualisme est un si puissant
dissolvant ! Nous en voyons la preuve dans le monde bourgeois actuel.
A notre sens, c’est-à-dire au point de vue de la morale humaine, toutes
les religions monothéistes, mais surtout la religion chrétienne, comme
la plus complète et la plus conséquente de toutes, sont foncièrement,
essentiellement, principalement immorales : en créant leur Dieu, elles
ont proclamé la déchéance de tous les hommes, dont elles n’admirent la
solidarité que dans le péché ; et en posant le principe du salut
exclusivement individuel, elles ont renié et détruit, autant qu’il
était en leur puissance de le faire, la collectivité humaine,
c’est-à-dire le principe même de l’humanité.
N’est-il pas étrange qu’on ait attribué au christianisme l’honneur
d’avoir créé l’idée de l’humanité, dont il fut au contraire la négation
la plus complète et la plus absolue. Toutefois, sous un rapport il put
revendiquer cet honneur, mais seulement sous un seul : il y a contribué
d’une manière négative, en coopérant puissamment à la destruction des
collectivités restreintes et partielles de l’antiquité, en hâtant la
décadence naturelle des patries et des cités qui, s’étant divinisées
dans leurs dieux, formaient un obstacle à la constitution de l’humanité
; mais il est absolument faux de dire que le christianisme ait en
jamais la pensée de constituer cette dernière, ou qu’il ait seulement
compris, ni même pressenti, ce que nous appelons aujourd’hui la
solidarité des hommes, l’humanité c’est une idée toute moderne,
entrevue par la renaissance, mais conçue et énoncée d’une manière
claire et précise seulement au XVIIIe siècle.
Le christianisme n’a absolument rien à faire avec l’humanité, par cette
simple raison qu’il a pour objet unique la divinité, mais l’une exclut
l’autre. L’idée de l’humanité repose sur la solidarité fatale,
naturelle de tous les hommes entre eux. Mais le christianisme,
avons-nous dit, ne reconnaît cette solidarité que dans le péché, et la
repousse absolument dans le salut, dans le règne de ce Dieu qui sur
beaucoup d’appelés ne fait grâce qu’à très peu d’élus, et qui dans sa
justice adorable, poussé sans doute par cet amour infini qui le
distingue, avant même que les hommes fussent nés sur cette terre, en
avait condamné l’immense majorité aux souffrances éternelles de
l’enfer, et cela pour les punir d’un péché commis non par eux-mêmes
mais par leurs premiers ancêtres, qui d’ailleurs furent bien forcés de
le commettre pour en éviter un plus terrible encore, celui d’infliger
un démenti à la prescience divine.
Telle est la logique divine et la base de toute la morale chrétienne.
Qu’ont-elles à faire avec la logique et la morale humaines ?
C’est en vain qu’on s’efforcerait de nous prouver que le christianisme
reconnaît bien la solidarité des hommes, en nous citant des paroles de
l’Evangile qui semblent prédire l’avènement d’un jour où il n’y aura
plus qu’un seul berger et un seul troupeau ; ou en nous montrant
l’Eglise catholique romaine, tendant incessamment à la réalisation de
ce but par la soumission du monde entier au gouvernement du pape. La
transformation de l’humanité tout entière en troupeau, ainsi que la
réalisation, heureusement impossible, de cette monarchie universelle et
divine n’ont absolument rien à faire avec le principe de la solidarité
humaine, qui seul constitue ce que nous appelons l’humanité, Il n’y a
pas même l’ombre de cette solidarité dans la société telle que les
chrétiens la rêvent et dans laquelle on n’est [rien] par la grâce des
hommes, tout par la grâce de Dieu, véritable troupeau de moutons
désagrégés, et qui n’ont et ne doivent avoir aucuns rapports immédiats
et naturels entre eux, au point qu’il leur est même interdit de s’unir
pour la reproduction de l’espèce, sans la permission ou la bénédiction
de leur berger, le prêtre seul ayant le droit de les marier au nom de
ce dieu qui est l’unique trait d’union légitime entre eux : séparés en
dehors de lui, les chrétiens ne s’unissent et ne peuvent s’unir qu’en
lui. En dehors de cette sanction divine, tous les rapports humains,
même les liens de famille, participent à la malédiction générale qui
frappe la création, sont réprouvés : la tendresse des parents, des
époux, des enfants, l’amitié fondée sur la sympathie et sur l’estime
réciproques, l’amour et le respect des hommes, la passion du vrai, du
juste et du bien, celle de la liberté, et la plus grande de toutes,
celle qui implique toutes les autres, la passion de l’humanité, - tout
cela est maudit et ne saurait être réhabilité que par la grâce de Dieu.
Tous les rapports d’hommes à hommes doivent être sanctifiés par
l’intervention divine ; mais cette intervention les dénature, les
démoralise, les détruit. Le divin tue l’humain et tout le culte
chrétien ne consiste proprement que dans cette immolation perpétuelle
de l’humanité en honneur de la divinité.
Qu’on n’objecte pas que le christianisme ordonne aux enfants d’aimer
leurs parents, aux parents d’aimer leurs enfants, aux époux de
s’affectionner mutuellement. Oui, mais il leur commande et ne leur
permet de les aimer non immédiatement, non naturellement et pour
eux-mêmes, mais seulement en Dieu et pour l’amour de Dieu ; il n’admet
tous ces rapports naturels qu’à condition que Dieu s’y trouve en tiers,
et ce terrible tiers tue les conjoints. L’amour divin anéantit l’amour
humain. Le christianisme nous ordonne, il est vrai, d’aimer notre
prochain autant que nous-mêmes, mais il nous ordonne en même temps
d’aimer Dieu plus que nous-mêmes et par conséquent aussi plus que le
prochain, c’est-à-dire de lui sacrifier le prochain pour le salut de
nous-mêmes, car à la fin des comptes le chrétien n’adore Dieu que pour
le salut de son âme.
Dieu étant donné, tout cela est rigoureusement conséquent : Dieu est
l’infini, l’absolu, l’éternel, le tout-puissant ; l’homme est le fini,
l’impuissant. En comparaison de Dieu, sous tous les rapports, il n’est
rien. Le divin seul est juste, vrai, beau et bon, et tout ce qui est
humain dans l’homme doit être par là même déclaré faux, inique,
détestable et misérable. Le contact de la divinité avec cette pauvre
humanité doit donc nécessairement dévorer, consommer, anéantir tout ce
qui reste d’humain dans les hommes.
Mais aussi l’intervention divine dans les affaires humaines n’a-t-elle
jamais manqué de produire des effets excessivement désastreux. Elle a
perverti tous les rapports des hommes entre eux et remplacé leur
solidarité naturelle par la pratique hypocrite et malsaine des
communautés religieuses, où, sous les dehors de la charité, chacun ne
songe qu’au salut de son âme, faisant ainsi, sous le prétexte de
l’amour divin, de l’égoïsme humain excessivement raffiné, plein de
tendresse pour lui-même et d’indifférence, de malveillance, voire même
de cruauté pour le prochain. Cela explique l’alliance intime qui a
toujours existé entre le bourreau et le prêtre, alliance franchement
avouée par le célèbre champion de l’ultramontanisme, M. Joseph de
Maistre, dont la plume éloquente, après avoir divinisé le pape, n’a pas
manqué de réhabiliter le bourreau ; - l’un étant, en effet, le
complément nécessaire de l’autre.
Mais ce n’est pas dans la seule Eglise catholique qu’existe et se
produit cette tendresse excessive pour le bourreau. Les ministres
sincèrement religieux et croyants des différents cultes protestants,
n’ont-ils pas unanimement protesté de nos jours contre l’abolition de
la peine de mort, tant il est vrai que l’amour divin tue dans les cœurs
qui en sont pénétrés, l’amour des hommes ; tant il est vrai aussi que
tous les cultes religieux en général, mais parmi eux le christianisme
surtout, n’ont jamais eu d’autre objet que de sacrifier des hommes à
leurs dieux. Et parmi toutes les divinités dont nous parle l’histoire,
en est-il une seule qui ait fait verser tant de larmes et de sang que
ce bon Dieu des chrétiens ou qui ait perverti au même point les
intelligences, les cœurs et tous les rapports des hommes entre eux ?
Sous cette influence malsaine, l’esprit s’éclipsait et la recherche
ardente de la vérité se transformait en un culte complaisant du
mensonge ; la dignité humaine s’avilissait, l’honnêteté devenait
traître, la bonté cruelle, la justice inique et le respect humain se
transformait en un mépris arrogant pour les hommes ; l’instinct de la
liberté aboutissait à l’établissement du servage, et celui de l’égalité
à la sanction des privilèges les plus monstrueux. La charité, devenant
délatrice et persécutrice, ordonnait le massacre des hérétiques et les
orgies sanglantes de l’Inquisition ; l’homme religieux s’appela
jésuite, mômier ou piétiste - renonçant à l’humanité il visa à la
sainteté - et le saint sous les dehors d’une humilité plus ou moins
hypocrite et de la charité, cacha l’orgueil et l’égoïsme immense d’un
Moi humain absolument isolé et qui s’adore lui-même dans son Dieu. Car
il ne faut pas s’y tromper ; ce que l’homme religieux cherche surtout
et ce qu’il croit trouver dans la divinité qu’il adore, c’est encore
lui-même, mais glorifié, investi de la toute-puissance et immortalisé.
Aussi y a-t-il puisé trop souvent des prétextes et des instruments pour
asservir et pour exploiter le monde humain.
Voilà donc le dernier mot du culte chrétien ; c’est l’exaltation de
l’égoïsme, qui, rompant toute solidarité sociale, s’adore lui-même dans
son Dieu et s’impose à la masse ignorante des hommes au nom de ce Dieu,
c’est-à-dire au nom de son Moi humain, sciemment ou inconsciemment
exalté et divinisé par lui-même. C’est pourquoi aussi les hommes
religieux sont ordinairement si féroces : en défendant leur Dieu, ils
prennent part pour leur égoïsme, pour leur orgueil et pour leur vanité.
De tout cela il résulte que le christianisme est la négation la plus
décisive et la plus complète de toute solidarité entre les hommes,
c’est-à-dire de la société, et par conséquent aussi de la morale,
puisqu’en dehors de la société, il ne peut y avoir de morale, il ne
reste que les rapports religieux de l’homme isolé avec son Dieu,
c’est-à-dire avec lui-même.
Les métaphysiciens modernes, à partir du XVIIe siècle, ont essayé de
rétablir la morale, en la fondant non sur Dieu, mais sur l’homme. Par
malheur, obéissant aux tendances de leur siècle, ils avaient pris pour
point de départ non l’homme social, vivant et réel, qui est le double
produit de la nature et de la société, mais le Moi abstrait de
l’individu, en dehors de tous ses liens naturels et sociaux, celui même
que divinisa l’égoïsme chrétien, et que toutes les Eglises, tant
catholique que protestantes, adorent comme leur Dieu.
Comment est né le Dieu unique des monothéistes ? Par l’élimination nécessaire de tous les êtres réels et vivants.
Pour expliquer ce que nous entendons par là, il devient nécessaire de
dire quelques mots sur la religion. Nous voudrions bien ne pas en
parler du tout, mais par le temps qui court il devient impossible de
traiter les questions politiques et sociales sans toucher à la question
religieuse.
C’est bien à tort qu’on a prétendu que le sentiment religieux n’est
propre qu’aux hommes ; on en retrouve parfaitement tous les éléments
fondamentaux dans le monde animal, et parmi ces éléments le principal,
c’est la peur. « La crainte de Dieu », disent les théologiens, « est le
commencement de la sagesse. » Eh bien, cette crainte ne se
retrouve-t-elle pas, excessivement développée, dans les bêtes, et tous
les animaux ne sont-ils pas constamment effarouchés. Tous éprouvent une
terreur instinctive vis-à-vis de la toute-puissante nature qui les
produit, les élève, les nourrit, il est vrai, mais qui en même temps
les écrase, les enveloppe de toutes parts, en menaçant leur existence à
chaque heure et qui finit toujours par les tuer.
Comme les animaux de toutes les autres espèces n’ont pas cette
puissance d’abstraction et de généralisation dont l’homme seul est
doué, ils ne se représentent pas cette totalité des êtres que nous
appelons la nature, mais ils la sentent et ils en ont peur. C’est là le
vrai commencement du sentiment religieux.
L’adoration même ne manque pas. Sans parler du tressaillement
d’allégresse qu’éprouvent tous les êtres vivants au lever du soleil, ni
de leurs gémissements à l’approche d’une de ces terribles catastrophes
naturelles qui les détruisent par milliers, - on n’a qu’à considérer,
par exemple, l’attitude du chien en présence de son maître. N’est-ce
pas là tout à fait celle de l’homme vis-à-vis de son Dieu ?
L’homme aussi n’a pas commencé par la généralisation des phénomènes
naturels, et il n’est arrivé à la conception de la nature comme être
unique, qu’après bien des siècles de développement social. L’homme
primitif, le sauvage, peu différent du gorille, partagea sans doute
très longtemps toutes les sensations et les représentations
instinctives du gorille ; ce ne fut que très à la longue qu’il commença
à en faire l’objet de ses réflexions, d’abord nécessairement
enfantines, à leur donner un nom, et par là même à les fixer dans son
esprit naissant.
Ce fut ainsi que le sentiment religieux qu’il avait en commun avec les
animaux des autres espèces prit corps, devint en lui une représentation
permanente et comme le commencement d’une idée, celle de l’existence
occulte d’un être supérieur et beaucoup plus puissant que lui et
généralement très hostile et très malfaisant, de l’être qui lui fait
peur, en un mot, de son Dieu. Tel fut le premier Dieu, tellement
rudimentaire, il est vrai, que le sauvage qui le cherche partout pour
le conjurer, crut le trouver parfois dans un morceau de bois, dans un
torchon, un os ou une pierre : ce fut l’époque du fétichisme dont nous retrouvons encore aujourd’hui des vestiges dans le catholicisme.
Il fallut, sans doute, des siècles encore pour que l’homme sauvage
passât du culte des fétiches inanimés à celui des fétiches vivants, à
celui des différents animaux et en dernier lieu à celui des sorciers.
Il y arrive par une longue série d’expériences et par le procédé de
l’élimination : ne trouvant pas la puissance redoutable qu’il voulait
conjurer dans les fétiches, il la cherche dans l’homme-Dieu, le sorcier.
Plus tard et toujours par ce même procédé d’élimination et en faisant
abstraction du sorcier, dont l’expérience lui avait enfin démontré
l’impuissance, l’homme sauvage adora tour à tour les phénomènes les
plus grandioses et les plus terribles de la nature : la tempête, le
tonnerre, le vent et continuant ainsi, d’élimination en élimination, il
monta enfin au culte du soleil et des planètes. Il paraît que l’honneur
d’avoir créé ce culte appartient aux peuples pasteurs.
C’était déjà un très grand progrès. Plus la divinité, c’est-à-dire la
puissance qui fait peur, s’éloignait de l’homme et plus elle paraissait
respectable et grandiose. Il n’y avait plus qu’un seul grand pas à
faire, pour l’établissement définitif du monde religieux, ce fut
d’arriver à l’adoration d’une divinité invisible.
Jusqu’à ce salto mortale de
l’adoration du visible à l’adoration de l’invisible, les animaux des
autres espèces avaient pu, à la rigueur, accompagner leur frère cadet,
l’homme, dans toutes ses expériences théologiques. Car eux aussi
adorent à leur manière tous les phénomènes de la nature. Nous ne savons
pas ce qu’ils peuvent éprouver pour les autres planètes ; toutefois,
nous sommes certains que la lune et surtout le soleil exercent sur eux
une influence très sensible. Mais la divinité invisible n’a pu avoir
été inventée que par l’homme.
Mais l’homme lui-même, par quel procédé a-t-il pu découvrir cet être
invisible, dont aucun de ses sens, pas même sa vue n’ont pu l’aider à
constater la réelle existence, et au moyen de quel artifice a-t-il pu
en reconnaître la nature et les qualités ? Quel est enfin cet être
supposé absolu et que l’homme a cru avoir trouvé au-dessus et en dehors
de toutes choses.
Le procédé ne fut autre que cette opération bien connue de l’esprit que
nous appelons abstraction ou élimination, et le résultat final de cette
opération ne peut être que l’abstrait absolu, le rien, le néant. Et
c’est précisément ce néant que l’homme adore comme son Dieu.
En s’élevant par son esprit au-dessus de toutes les choses réelles et
vivantes, y compris son propre corps, en faisant abstraction de tout ce
qui est sensible ou même seulement visible, y compris le firmament avec
toutes les étoiles, l’homme se trouve en face du vide absolu, du néant
indéterminé, infini, sans aucun contenu, comme sans aucune limite.
Dans ce vide l’esprit de l’homme qui l’avait produit au moyen de
l’élimination de toutes choses, ne put rencontrer nécessairement que
lui-même à l’état de puissance abstractive qui ayant tout détruit et
n’ayant plus rien à éliminer, retombe sur elle-même dans une inaction
absolue, et qui, se considérant elle-même dans cette complète inaction,
qui lui paraît sublime, comme un être différent d’elle-même, se pose
comme son propre Dieu et s’adore.
Dieu n’est donc autre chose que le Moi humain devenu absolument vide à
force d’abstraction ou d’élimination de tout ce qui est réel et vivant.
C’est précisément de cette manière que l’avait conçu Bouddha, qui de
tous les révélateurs religieux, fut certainement le plus profond, le
plus sincère, le plus vrai.
Seulement Bouddha ne savait pas et ne pouvait pas savoir que c’était
l’esprit humain lui-même qui avait créé ce dieu-néant. C’est à peine
vers la fin du siècle dernier qu’on a commencé à s’en apercevoir, et ce
n’est que dans notre siècle à nous que grâce à des études beaucoup plus
approfondies sur la nature et sur les opérations de l’esprit humain, on
est parvenu a s en rendre compte tout à fait.
Alors que l’esprit humain créa Dieu, il procéda avec la plus complète
naïveté ; il n’avait encore aucune connaissance de lui-même et sans
s’en douter le moins du monde, il put s’adorer dans, son dieu-néant.
Cependant il ne pouvait s’arrêter devant ce néant qu’il avait fait
lui-même, il devait à toute force le remplir et le faire redescendre
sur la terre, dans la réalité vivante. Il arriva à cette fin toujours
avec la même naïveté et par le procédé le plus naturel, le plus simple.
Après avoir divinisé son propre moi arrivé à cet état d’abstraction ou
de vide absolu, il s’agenouilla devant lui, l’adora et le proclama la
cause et l’auteur de toutes choses ; ce fut le commencement de la
théologie.
Alors il se fit un revirement complet, décisif, fatal, historiquement
inévitable sans doute, mais tout de même excessivement désastreux dans
toutes les conceptions humaines.
Dieu, le néant absolu, fut proclamé le seul être vivant, puissant et
réel, et le monde vivant et, par une conséquence nécessaire, la nature,
toutes les choses effectivement réelles et vivantes en tant que
comparées à ce Dieu, furent déclarées Néant. C’est le propre de la
théologie de faire du néant le réel, et du réel le néant.
Procédant toujours avec la même naïveté et sans avoir la moindre
conscience de ce qu’il faisait, l’homme usa d’un moyen très ingénieux
et très naturel à la fois pour remplir le vide effrayant de sa divinité
: il lui attribua tout simplement, en les exagérant toutefois jusqu’à
des proportions monstrueuses, toutes les actions, toutes les forces,
toutes les qualités et propriétés, bonnes ou mauvaises, bienfaisantes
ou malfaisantes, qu’il trouva tant dans la nature que dans la société.
Ce fut ainsi que la terre, mise au pillage, s’appauvrit au profit du
ciel, qui s’enrichit de ses dépouilles.
Il en résulta ceci, que plus le ciel, l’habitation de la divinité,
s’enrichissait, et plus la terre devenait misérable, et qu’il suffit
qu’une chose fût adorée dans le ciel, pour que tout le contraire de
cette chose se trouvât réalisé dans ce bas monde. C’est ce qu’on
appelle les fictions religieuses ; à chacune de ces fictions
correspond, on ne le sait que trop bien, quelque réalité monstrueuse ;
- ainsi l’amour céleste n’a jamais eu d’autre effet que la haine
terrestre, la bonté divine n’a jamais produit que le mal, et la liberté
de Dieu signifia l’esclavage ici-bas. Nous verrons bientôt qu’il en est
de même pour toutes les fictions politiques et juridiques, les unes
comme les autres n’étant d’ailleurs que des conséquences ou des
transformations de la fiction religieuse.
Ce n’est pas d’un seul coup que la divinité assuma ce caractère
absolument malfaisant. Dans les religions panthéistes de l’Orient, dans
le culte des brahmanes et dans celui des prêtres de l’Egypte, aussi
bien que dans les croyances phéniciennes et syriennes, elle se présente
déjà sous un aspect bien terrible. - L’Orient fut de tout temps et
reste encore aujourd’hui, dans une certaine mesure au moins, la patrie
de la divinité despotique, écrasante et féroce, négation de l’esprit et
de l’humanité. C’est aussi la patrie des esclaves, des monarques
absolus et des castes.
En Grèce la divinité s’humanise, - son unité mystérieuse reconnue en
Orient seulement par les prêtres, son caractère atroce et sombre sont
relégués dans le fond de la mythologie hellénique, - au panthéisme
succède le polythéisme. L’Olympe, image de la fédération des villes
grecques, est une sorte de république très faiblement gouvernée par le
père des dieux, Jupiter, qui lui-même obéit aux décrets du destin.
Le destin est impersonnel ; c’est la fatalité même, la force
irrésistible des choses, devant laquelle tout doit plier, hommes et
dieux. D’ailleurs, parmi ces dieux, créés par les poètes, aucun n’est
absolu ; chacun représente seulement un côté, une partie soit de
l’homme, soit de la nature en général, sans pourtant cesser d’être pour
cela des êtres concrets et vivants. Ils se complètent mutuellement et
forment un ensemble très vivant, très gracieux et surtout très humain.
Rien de sombre dans cette religion, dont la théologie fut inventée par
les poètes, chacun y ajoutant librement quelque dieu ou quelque dogme
nouveau, selon les besoins des cités grecques, dont chacune tenait à
l’honneur d’avoir sa divinité tutélaire, représentante de son esprit
collectif. Ce fut la religion non des individus, mais de la
collectivité des citoyens d’autant de patries restreintes et
partiellement libres, liées d’ailleurs entre elles plus ou moins par
une sorte de fédération très imparfaitement organisée et très molle.
De tous les cultes religieux que nous montre l’histoire ce fut
certainement le moins théologique, le moins sérieux, le moins divin et
à cause de cela même le moins malfaisant, celui qui entrava le moins le
libre développement de la société humaine. - La seule pluralité des
dieux à peu près égaux en puissance était une garantie contre
l’absolutisme ; persécuté par les uns, on pouvait chercher protection
chez les autres, et le mal causé par un dieu trouvait sa compensation
dans le bien produit par un autre. Il n’y avait donc pas dans la
mythologie grecque cette contradiction logiquement aussi bien que
moralement monstrueuse, que le bien et le mal, la beauté et la laideur,
la bonté et la méchanceté, la haine et l’amour se trouvent concentrés
dans une seule et même personne, comme cela se présente fatalement dans
le dieu unique du monothéisme.
Cette monstruosité, nous la trouvons tout entière dans le dieu des
juifs et des chrétiens. Elle était une conséquence nécessaire de
l’unité divine ; et, en effet, cette unité une fois admise, comment
expliquer la coexistence du bien et du mal ? Les anciens Perses avaient
au moins imaginé deux dieux : l’un, celui de la Lumière et du Bien,
Ormazd ; l’autre, celui du Mal et des Ténèbres, Ahriman ; alors il
était naturel qu’ils se combattent, comme le mal et le bien se
combattent et l’emportent tour à tour dans la nature et dans la
société. Mais comment expliquer qu’un seul et même Dieu, tout-puissant,
toute vérité, tout amour, toute beauté, ait pu donner naissance au mal,
à la haine, à la laideur, au mensonge ?
Pour résoudre cette contradiction, les théologies juive et chrétienne
ont eu recours aux inventions les plus révoltantes et les plus
insensées. D’abord, elles attribuèrent tout le mal à Satan. Mais Satan
d’où vient-il ? Est-il, comme Ahriman, l’égal de Dieu ? Pas du tout ;
comme tout le reste de la création, il est l’œuvre de Dieu. Donc ce fut
Dieu qui engendra le mal. Non, répondent les théologiens, Satan fut
d’abord un ange de lumière, et ce ne fut qu’après sa révolte contre
Dieu qu’il devînt l’ange des ténèbres. Mais si la révolte est un mal, -
ce qui est très sujet à caution, et nous croyons au contraire qu’elle
est un bien, puisque, sans elle, il n’y aurait jamais eu d’émancipation
sociale, - si elle constitue un crime, qui a créé la possibilité de ce
mal ? Dieu, sans doute, vous répondront encore les mêmes théologiens,
mais il n’a rendu le mal possible que pour laisser aux anges comme aux
hommes, le libre arbitre, et qu’est-ce que le libre arbitre ? C’est la
faculté de choisir entre le bien et le mal, et de se décider
spontanément soit pour l’un soit pour l’autre. Mais pour que les anges
et les hommes aient pu choisir le mal, aient pu se décider pour le mal,
il faut que le mal ait existé indépendamment d’eux, et qui a pu lui
donner cette existence, sinon Dieu ?
Aussi, prétendent les théologiens, après la chute de Satan qui précéda
celle de l’homme, Dieu, sans doute éclairé par cette expérience, ne
voulant pas que d’autres anges suivent l’exemple fatal de Satan, les
priva du libre arbitre, ne leur laissant plus que la faculté du bien,
de sorte que désormais ils sont forcément vertueux et ne s’imaginent
plus d’autre félicité que de servir éternellement comme valets ce
terrible seigneur.
Toutefois, il parait que Dieu n’a pas été suffisamment éclairé par sa
première expérience, puisque, après la chute de Satan, il créa l’homme,
et par aveuglement ou méchanceté, ne manqua pas de lui accorder ce don
fatal du libre arbitre qui a perdu Satan et qui devait le perdre aussi.
La chute de l’homme, aussi bien que celle de Satan, était fatale,
puisqu’elle avait été déterminée, de toute éternité, dans la prescience
divine. D’ailleurs, sans remonter si haut, nous nous permettrons
d’observer que la simple expérience d’un honnête père de famille aurait
dû empêcher le bon Dieu de soumettre ces malheureux premiers hommes à
la fameuse tentation. Le plus simple père de famille sait fort bien
qu’il suffit qu’on interdit aux enfants de toucher à une chose pour
qu’un instinct de curiosité invincible les force à y toucher
absolument. Aussi s’il aime ses enfants et s’il est réellement juste et
bon leur épargnera-t-il cette épreuve aussi inutile que cruelle.
Dieu n’eut ni cette raison, ni cette bonté, ni cette justice et
quoiqu’il sut d’avance qu’Adam et Eve devaient succomber à la
tentation, aussitôt cette faute commise, ne voilà-t-il pas qu’il se
laisse emporter par une fureur vraiment divine. Il ne se contente pas
de maudire les malheureux désobéissants, il maudit toute leur
descendance jusqu’à la fin des siècles, vouant [aux] tourments de
l’enfer des milliards d’hommes qui étaient évidemment innocents
puisqu’ils n’étaient pas même nés lorsque la faute fut commise. Il ne
se contenta pas même de maudire les hommes, il maudit avec eux toute la
nature, sa propre création, qu’il avait trouvé lui-même si bien faite.
Si un père de famille en avait agi de même, ne l’aurait-on pas déclaré
fou à lier ? Comment donc les théologiens ont-ils osé attribuer à leur
Dieu ce qu’ils auraient trouvé absurde, cruel, déshonorant, anormal de
la part d’un homme. Ah c’est qu’ils ont eu besoin de cette absurdité !
Comment donc auraient-ils expliqué l’existence du mal dans ce monde qui
devait être sorti parfait des mains d’un ouvrier si parfait, de ce
monde créé par Dieu lui-même ?
Mais une fois la chute de l’homme admise, toutes les difficultés
s’aplanissent et toutes les difficultés s’expliquent. Ils le prétendent
au moins. La nature, d’abord parfaite, devient tout d’un coup
imparfaite, toute la machine se détraque ; à l’harmonie primitive
succède le choc désordonné des forces ; la paix qui régnait d’abord
entre toutes les espèces d’animaux, fait place à un carnage effroyable,
à l’entre-dévorement mutuel ; et l’homme, le roi de la nature, la
surpasse en férocité. La terre devient la vallée de sang et de larmes,
et la loi de Darwin - la lutte pour l’existence impitoyable, atroce -
triomphe dans la nature et dans la société. Le mal déborde le bien,
Satan étouffe Dieu.
Et tout cela parce que les deux premiers hommes désobéissant au
Seigneur et se laissant séduire par le serpent, avaient osé goûter au
fruit défendu !
Et une pareille ineptie, une fable aussi ridicule, révoltante,
monstrueuse a pu être sérieusement répétée par de grands docteurs en
théologie pendant plus de quinze siècles, que dis-je, elle l’est encore
aujourd’hui ; plus que cela, elle est officiellement, obligatoirement
enseignée dans toutes les écoles de l’Europe. Que faut-il donc penser
de l’espèce humaine après cela ? Et n’ont-ils pas mille fois raison
ceux qui prétendent que nous trahissons même encore aujourd’hui notre
très proche parenté avec le gorille ?
Mais là ne s’arrête pas l’esprit [mot illisible]
des théologiens chrétiens. Dans la chute de l’homme et dans ses
conséquences désastreuses tant pour la nature que pour lui-même, ils
ont adoré la manifestation de la justice divine. Puis ils se sont
rappelés que Dieu n’était pas seulement la justice, mais qu’il était
encore l’amour absolu et, pour concilier l’une avec l’autre, voici ce
qu’ils ont inventé : Après avoir laissé cette pauvre humanité pendant
quelques milliers d’années sous le coup de sa terrible malédiction, qui
eut pour conséquence de vouer quelques milliards d’êtres humains à la
torture éternelle, il sentit l’amour se réveiller dans son sein, et
alors que fit-il ? Retira-t-il de l’enfer les malheureux torturés ?
Non, pas du tout ; c’eût été contraire à son éternelle justice. Mais il
avait un fils unique ; comment et pourquoi il l’avait, est un de ces
mystères profonds que les théologiens, qui le lui ont donné, déclarent
impénétrable, ce qui est une manière naturellement commode de se tirer
d’affaire et de résoudre toutes les difficultés. Donc, ce père plein
d’amour, dans sa suprême sagesse, décide d’envoyer ce fils unique sur
la terre, afin qu’il s’y fasse tuer pour les hommes, pour sauver non
les générations passées, ni même les générations à venir, mais, parmi
ces dernières, comme le déclare l’Evangile lui-même, et comme le répète
chaque jour l’Eglise tant catholique que protestante, seulement un fort
petit nombre d’élus.
Et maintenant la carrière est ouverte, c’est, comme nous l’avons dit
plus haut, une sorte de course au clocher, un sauve-qui-peut, à qui
sauvera son âme. Ici les catholiques et les protestants se divisent :
les premiers prétendent qu’on n’entre au paradis qu’avec la permission
spéciale du saint-père le pape ; les protestants affirment, de leur
côté, que la grâce immédiate et directe du bon Dieu seul en ouvre les
portes. Cette grave dispute continue encore aujourd’hui ; nous ne nous
en mêlerons pas.
Résumons en peu de mots la doctrine chrétienne : Il est un Dieu : Etre
absolu, éternel, infini, tout-puissant, il est l’omniscience, la
vérité, la justice, la beauté et la félicité, l’amour et le bien
absolus. En lui tout est infiniment grand, en dehors de lui le Néant.
Il est, à la fin des comptes, l’Etre lui-même, l’Etre unique.
Mais voici que du Néant, - qui par là même parait avoir eu une
existence à part, en dehors de lui, ce qui implique une contradiction
et une absurdité, puisque Dieu existant partout, remplissant de son
être l’espace infini, rien, pas même le Néant ne peut exister en dehors
de lui, ce qui fait croire que le Néant dont nous parle la Bible fut en
Dieu, c’est-à-dire que ce fut l’Etre divin lui-même qui fut le Néant ;
- de ce Néant, Dieu créa le monde.
Ici se pose d’elle-même une question. La création fut-elle accomplie de
toute éternité ou bien dans un moment donné de l’éternité ? Dans le
premier cas, elle est éternelle comme Dieu lui-même et ne peut pas
avoir été créée ni par Dieu ni par personne ; car l’idée de la création
implique la précédence du créateur à la créature. Comme toutes les
autres idées théologiques l’idée de la création est une idée tout
humaine, prise dans la pratique de l’humaine société. Ainsi l’horloger
crée une montre, l’architecte une maison, etc. Dans tous ces cas le
producteur existe avant le produit, en dehors du produit, et c’est là
ce qui constitue essentiellement l’imperfection, le caractère relatif
et pour ainsi dire dépendant tant du producteur que du produit.
Mais la théologie, comme elle le fait d’ailleurs toujours, a pris cette
idée et ce fait tout humains de la production, et l’appliquant à son
Dieu, l’étendant à l’infini et le faisant sortir par là même de ses
proportions naturelles, elle en a fait une imagination aussi
monstrueuse qu’absurde.
Donc, si la création est éternelle, elle n’est point création. Le monde
n’a pas été créé par Dieu, par conséquent il a une existence et un
développement indépendants de lui, - l’éternité du monde est la
négation de Dieu même, - Dieu étant essentiellement le Dieu créateur.
Donc le monde n’est plus éternel, - il y eut une époque dans l’éternité
où il n’existait pas. Donc il se passa toute une éternité pendant
laquelle Dieu absolu, tout-puissant, infini, ne fut pas un Dieu
créateur, ou ne [le] fut qu’en puissance, non dans le fait.
Pourquoi ne le fut-il pas ? Etait-ce par caprice de sa part, ou bien
avait-il besoin de se développer pour arriver à la fin à la puissance
effective de créer ?
Ce sont des mystères insondables, disent les théologiens. Ce sont des
absurdités imaginées par vous-mêmes, leur répondons-nous. Vous
commencez par inventer l’absurde, puis vous nous l’imposez comme un
mystère divin, insondable et d’autant plus profond qu’il est plus
absurde.
C’est toujours le même procédé : Credo quia absurdum est.
Une autre question : La création, telle qu’elle sortit des mains de
Dieu, fut-elle parfaite ? Si elle ne le fut pas, elle ne pouvait être
la création de Dieu, car l’ouvrier, c’est l’Evangile lui-même qui le
dit, se juge d’après le degré de perfection de son œuvre. Une création
imparfaite supposerait nécessairement un créateur imparfait. Donc, la
création fut parfaite.
Mais si elle [le] fut, elle ne put avoir été créée par personne, car
l’idée de la perfection absolue exclut toute idée de dépendance ou même
de relation. En dehors de lui rien ne saurait exister. Si le monde est
parfait, Dieu ne peut exister.
La création, répondront les théologiens, fut assurément parfaite, mais
seulement par rapport à tout ce que la nature ou les hommes peuvent
produire, non par rapport à Dieu. Elle fut parfaite, sans doute, mais
non parfaite comme Dieu.
Nous leur répondrons de nouveau que l’idée de la perfection n’admet pas
de degrés comme ne l’admettent pas l’idée de l’infini, ni celle de
l’absolu. Il ne peut y avoir là ni de plus ni de moins. La perfection
est une. Si donc la création fut moins parfaite que le créateur, elle
fut imparfaite. Et alors nous reviendrons à dire que Dieu créateur d’un
monde imparfait n’est qu’un créateur imparfait, ce serait derechef la
négation de Dieu.
On voit que de toutes les manières l’existence de Dieu est incompatible
avec celle du monde. Le monde existant, Dieu ne peut être. Passons
outre.
Donc, ce Dieu parfait crée un monde plus ou moins imparfait. Il le crée
dans un moment donné de l’éternité, par caprice, et sans doute pour
désennuyer sa majestueuse solitude. Autrement, pourquoi l’aurait-il
créé ? Mystères insondables, nous crient les théologiens. Sottises
insupportables, leur répondrons-nous.
Mais la Bible elle-même nous explique les motifs de la création. Dieu
est un Etre essentiellement vaniteux : il a créé le ciel et la terre
pour être par eux adoré et loué. D’autres prétendent que la création
fut l’effet de son amour infini. - Pour qui ? Pour un monde, pour des
êtres qui n’existaient pas, ou qui n’existaient d’abord que dans son
idée, c’est-à-dire toujours pour lui
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