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Je ne sais pas si le mot « fascisme » a,
du point de vue des idées claires, une signification aussi précise que le
ferait croire l’emploi général du terme dans le langage courant. En même temps,
on ne peut pas dire que le « fait » fascisme n’a pas une
signification assez nette. Ce décalage entre le mot et le fait indique une
confusion fondamentale. La confusion a sa racine en ceci : que le mot « fascisme »
n’exprime pas une idée : au contraire, il est essentiellement équivoque.
Nationalisme et socialisme, antibourgeoisie et restauration de la morale
bourgeoise, catholicisme et exaltation guerrière, dictature et démocratie, le
fascisme prétend être toutes ces choses à la fois et les concilier dans la
pratique.
Un philosophe italien de mes amis me disait une fois :
« Supposez que disparaissent du vocabulaire des mots tels que “communisme”,
“démocratie”, ou “nationalisme”. On pourrait toujours trouver des périphrases
pour faire comprendre ce qu’ils veulent signifier. Mais supposez que
disparaisse le mot “fascisme” : on sera empêtrés dans les tentatives de
définition les plus confuses et les plus contradictoires. »
C’est très juste et très significatif.
Tour à tour appliqué à la façade officielle du
phénomène et à la réalité sociale dont il prétend être l’expression absolue,
aux velléités de subversion les plus extrêmes et à la pratique de compromis la
plus courante, il ne serait pas excessif de dire que le terme « fascisme »
a fini par avoir une seule signification claire : de désigner,
précisément, un des points culminants de la confusion du monde actuel. Et le
monde actuel, pour son compte, a bien des chances de passer à l’histoire comme
l’époque de la confusion de langues la plus parfaite depuis la Tour de Babel.
Mais, du point de vue de la conscience, le fascisme
est un fait qui ne se prête pas à l’équivoque : au contraire, il est un de
ceux qui imposent un choix très net. La nature de ce choix, on la trouve très clairement
synthétisée dans les mots de Pascal : « La force est très
reconnaissable et sans dispute. »
S’il est permis de parler à la première personne, je
dirai que pour moi le fait devint tout à fait clair, et je fis mon choix en
conséquence, à un moment très précis. À quinze ans, j’étais fasciste. Je dois
dire qu’à ce moment, et pour un adolescent appartenant par la naissance et par
l’éducation à la classe moyenne, il était bien difficile de ne pas être
fasciste, en Italie. On avait de ce côté un poète aux gestes et aux paroles
magnifiques : d’Annunzio ; un meneur de foules de premier ordre, qui était
aussi un journaliste à la plume farouche et sarcastique : Mussolini.
Tandis que, de l’autre côté, il n’y avait que des gens « sérieux » et
on n’entendait que des sermons incitant à la froide raison et au calcul
utilitaire. J’étais donc fasciste et j’allais dans les rues de Rome crier,
chanter et bafouer le Gouvernement avec les escouades de mes compagnons d’âge.
Mon père n’en était pas content, ce qui ne faisait que renforcer mon exaltation
lyrique. Je ne fus plus fasciste et je cessai mes promenades enthousiastes à un
moment très précis : quand j’appris que pratiquer le fascisme voulait dire
aller assommer dans leurs lits les paysans de la Vallée du Pô, de la Toscane et
des Pouilles, coupables de ne pas savoir apprécier la beauté des périphrases
dannunziennes — et quand je vis avec mes propres yeux vingt
personnes se précipiter sur un pauvre bougre qui se refusait de crier « vive
l’Italie » et le matraquer à sang. Il n’y avait point de moralisme, dans
ma réaction : tout simplement, je ne trouvais pas cela très héroïque. Les
journaux du parti exaltaient ces faits comme les étapes glorieuses de l’œuvre
de libération de l’Italie du « danger bolchevique ». Plus tard, en
1932, à l’Exposition de la Révolution fasciste, je vis, rangé en bel ordre dans
les vitrines, des revolvers et matraques portant l’indication « revolver
du Martyr… », « matraque du Martyr… ». Je dois dire que ma
vénération pour cette sorte de martyrs ne s’en trouva pas augmentée. Car
c’était là un procédé que je connaissais depuis longtemps : appeler par
des noms sonores des faits qu’autrement n’auraient mérités que des
qualifications honteuses.
Il s’agissait, dans mon cas, d’une réaction de
conscience, dans laquelle l’élément politique n’entrait que pour
constater qu’on ne pouvait qu’être contre
de telles choses. Car, du point de vue de la conscience, ce qui importe c’est
la réalité et les mots ne valent qu’autant qu’ils l’expriment. Du point de vue
de la conscience, ce qui précipite la décision, c’est justement le sens
immédiat que certains faits sont ce qu’ils sont et qu’aucune formule ne peut
les contraindre à signifier autre chose. Et il n’y a pas de sophisme, ou de
nécessité supérieure, qui puissent faire taire en nous l’alarme causée par le
fait de l’homme injustement persécuté — ni de « version
officielle » qui puisse nous persuader qu’un mensonge est une vérité.
Or, on pourrait dire que les doutes qui s’amassent
autour du fascisme au fur et à mesure qu’on apprend à le connaître, viennent
essentiellement de ce simple fait : qu’il semble avoir un intérêt
primordial à appeler les choses autrement que par leur nom le plus simples. Il
commence par dire qu’un crime n’est pas un crime, mais un « moment nécessaire »,
et même « héroïque », de l’histoire, et finit par appeler « unanimité »
le résultat visible de l’excellente organisation de la police politique ; ou par
dénoncer la « volonté agressive » d’une armée qui se retire.
En effet, en présence, par exemple, des persécutions
antisémites en Allemagne, ce qui est insupportable et que je trouve le plus
grave, ce n’est pas tant l’explosion féroce d’un ressentiment accumulé :
c’est que ce ressentiment prétende se justifier et donc rejeter dans l’abstrait
toute responsabilité, par la théorie raciste. Car la passion, même si elle est
féroce, est une chose humaine et sur laquelle, d’homme à homme, on peut
toujours essayer d’avoir prise. Dans le pire des cas, il y a son cours naturel
et l’assouvissement. Mais une théorie absurde raidit la férocité en système; de
sorte qu’aucun discours n’est plus possible. Il y a une frontière
infranchissable qui se dresse : on a pris l’habitude de la gratifier du
nom de « mystique ». Plus exactement, elle marque la limite au-delà de
laquelle l’obtusité devient irréparable.
Je ne veux pas faire de la polémique. Je veux
simplement souligner un fait qui me paraît capital, pour la compréhension du
fascisme. Ce fait est l’altération de vocabulaire qui, en simplifiant
progressivement les notions de la réalité, en nivelle arbitrairement les
aspérités et finit par abolir la conscience de son caractère fondamental, qui
est d’être constituée de choses distinctes et d’actions dont chacune a sa
signification et ses conséquences propres. C’est le phénomène qui constitue la
façade « totalitaire » du fascisme, façade dont la fonction la
plus simple est justement celle de donner une apparence d’uniformité à une
réalité confuse et complexe.
Cette altération de vocabulaire n’est pas chose
nouvelle ni particulière au fascisme, dans le monde actuel. C’est une technique
que le fascisme a poussée jusqu’à une certaine perfection, mais tous les
intérêts établis s’en servent également, à travers leurs services de
propagande, et en utilisant les ressources de la technique moderne de
persuasion. Car tout cela n’est qu’affaire de publicité.
Et, de même que, devant les insistances de la
réclame qui cherche à vous imposer, par les différentes formes d’obsession,
lumineuses ou radiophoniques, l’achat de la marque de savon qui a été le
principal auxiliaire de Cléopâtre dans son œuvre de séduction de Marc-Antoine,
la seule question utile est de savoir s’il nettoie les mains mieux qu’un autre
— de même, devant le fascisme, il importe avant tout de percer
l’écorce totalitaire pour aller voir ce qui se passe derrière. C’est-à-dire, il
importe avant de rétablir les distinctions, les précisions, les diversités de
cette vie réelle et multiple qu’on risque de perdre de vue.
C’est une exigence tout à fait élémentaire, et on ne
pourra pas nous accuser de parti pris si nous lui obéissons dans la pratique et
qu’à la suite de cela, la façade en question s’écroule.
*
* *
Ce travail de rétablissement de la réalité qui est
l’exigence première de la raison, pourra se poursuivre utilement, à l’égard du
fascisme, en partant des circonstances les plus simples. Par exemple : ne
pas admettre a priori une
signification générale du nom, mais bien chercher à se rendre compte des
caractères spécifiques que présente chacune des formes du phénomène. Dans
l’espèce, le fascisme italien et le fascisme allemand.
Je ne veux pas établir ici un parallèle qui ne
demanderait rien moins qu’une analyse des formes différentes que prend, chez
les deux peuples, ce qu’il y a de mieux et ce qu’il y a de pire dans leur nature.
Je me bornerai donc essentiellement à souligner la différence qui
existe entre le fascisme et le nazisme du point de vue des « mythes »
(ou « pseudo-mythes ») qui sont à la base de l’un et de l’autre :
Jules César et Wotan — Rome et l’ancienne Germanie.
Dans cette opposition, on voit déjà apparaître
certaines conséquences. Le nazisme a été pour l’Allemagne un retour à son
anti-européisme atavique. Dès qu’on eut décidé qu’il fallait revenir à quelque
chose de « purement germanique » — en opposition à l’Europe
bâtarde et corrompue — le dangereux esprit de suite propre à la
mentalité allemande revint franchement et loyalement à l’idéal de la pure
barbarie : la forêt de Teutoburg et le monde des « Nibelungen ».
Ayant d’un côté von Blomberg, de l’autre Wotan, et armé de toute la puissance
de la technique moderne, l’esprit de tribu se déchaîna. Rien n’entrava plus le
ressentiment contre cette Europe que l’Allemagne ne réussit pas à s’assimiler
et qui ne réussit pas à s’assimiler l’Allemagne. C’est un élan hystérique qui
s’exprime dans la théorie de la race élue et de son expansion inévitable et
illimitée. Telle une vieille fille aigrie, l’Allemagne déclare, par la bouche
du Führer, que « l’Europe ne la comprend pas » ; en même temps, on
veut une « religion allemande », ainsi qu’un « droit allemand »,
qui trouve ses sources dans les discours de M. Hitler (ce qui simplifie
beaucoup le problème toujours difficile des sources du droit), et un « art
purement allemand » lequel, à vrai dire, ne semble pas encore avoir trouvé
son génie. C’est grotesque, mais c’est aussi très redoutable, car l’Allemagne
représente, simplement par la masse qu’elle forme au milieu de notre continent,
quelque chose qui peut broyer l’Europe.
Par contre, le mythe de Rome et de la puissance impériale
commence par n’évoquer qu’un infini très spécifique : l’infini de l’ennui
que nous avons éprouvé sur les bancs de l’école quand on s’efforçait de nous
bourrer le crâne avec les exemples de civisme des Cincinnatus et des Régulus.
Devant eux, la réaction la plus naturelle était celle que Métastase, notre
charmant poète du XVIIème, a mis en vers : « Que les Dieux en soient
loués — mon âme n’est pas romaine. »
Et, quand on veut nous inculquer l’enthousiasme pour
cette époque, morne entre toutes, qui fut la « paix romaine » sous la
botte du légionnaire, nous avons grande envie de répondre en citant Pétrone ou
Martial. Bref, le mythe de Rome (ou, comme l’a appelé avec un terme heureux un
écrivain français, la « romanite » : le mal romain) ne réussit
qu’à produire des « représentations » rhétoriques, avec les augures,
dans le fond, qui s’échangent des clignements d’œil.
Ce qu’il y a de plus fâcheux, dans ce mythe de Rome,
c’est que l’Europe entière en a été infectée. Il est bien vrai que l’humanisme
européen a vu dans Rome l’agent de diffusion de la culture hellénistique plutôt
que la brutalité des proconsuls et le « zusammenmarschieren » des
légions. N’importe. Ce qui décide la masse, ce n’est pas l’admiration nuancée
des humanistes : ce sont les « slogans » des pédants et des
rhéteurs. Ainsi, devant la « romanite » de Mussolini, surtout quand
elle s’est trouvée en face du « germanisme » de Hitler, on a trouvé
que c’était tout de même bien « occidental », bien « européen »
et vraiment beau comme « tradition ». On a oublié Tacite pour le
manuel d’histoire à l’usage des écoles primaires. On s’est laissé prendre par
les antiques redondances du geste et on n’a pas vu ce qu’il y avait de sinistre
dans cette pitrerie. Ou plutôt, ce qui est bien plus grave, on l’a vu, mais on
s’est efforcé de ne pas s’en apercevoir. Car on avait urgent besoin d’un « bon
européen », d’un garant quelconque de cette chose si douteuse qu’est l’« équilibre
européen ». On a pensé que, charlatan ou César, sa nation militarisée
pouvait être bien commode, si on réussissait à s’en assurer les services. Plus
encore, un peu partout on s’est mis à rêver d’un fascisme « à la romaine »,
illustre et sage.
On commence à s’apercevoir qu’on a eu tort de croire
que le « romain » aurait donné moins de fil à retordre que le « germain »
et de juger les saturnales latines plus inoffensives que la « Walpurgisnacht »
nordique. Ce n’était pas Mussolini qui pouvait servir de contrepoids à
l’informité redoutable de l’Allemagne. Certes, l’élément italien aurait pu être
précieux, au point de vue de l’européisme désintéressé. Mais, laissant de côté
la question très épineuse si, sur les bases actuelles, un européisme
désintéressé n’est pas un songe creux, on aurait dû en tout cas voir que ce
n’était pas sous l’état de siège permanent que l’Italie pouvait collaborer au
maintien d’un ordre et d’un équilibre quelconques. Au contraire, cette simple
circonstance suffisait à en faire fatalement un facteur de désordre et de
déséquilibre.
Mais il se pourrait bien — surtout à l’heure
actuelle — que les gouvernements conçoivent justement l’ordre
suprême et la suprême garantie de l’équilibre sous la forme de l’état de siège.
Puisque la réalité à laquelle il m’a été donné de
participer est la réalité italienne, je voudrais noter ici quelques
considérations sur certains caractères de la tradition italienne qui se
trouvent refoulés par le fascisme, pour en venir ensuite à examiner de plus
près les caractéristiques du phénomène fasciste en Italie.
L’Italie a été, depuis le Moyen âge, le pays de la
liberté conçue d’une manière que j’appellerai « substantielle ».
La liberté, pour l’Italien, fait une seule et même chose avec la vie. Il ne
pourrait pas concevoir la vie sans liberté, en même temps qu’il serait plutôt
incapable de concevoir une liberté en soi, une liberté, je veux dire, qui ne
coïncide pas avec la liberté de se mouvoir, de travailler dans un sens ou dans
un autre, d’aimer ou de haïr. En somme, pour l’Italien, la liberté s’identifie
avec l’être et les fonctions vitales, organiques aussi bien qu’intellectuelles.
Être, c’est être libre. Cela trouve sa contrepartie dans la conviction, ou
plutôt dans l’instinct très enraciné que « tant qu’on existe, on est libre »,
et qu’en somme, la liberté de vivre aucune contrainte ne peut vous l’enlever.
Ainsi, il est arrivé à plusieurs reprises que, pour continuer à vivre, on se
soit accommodé de la contrainte qui enlevait les raisons de vivre. Il y a un
passage de D. H. Lawrence sur les Italiens qui me semble pouvoir assez bien
servir à illustrer cette idée : « L’Italien
est vraiment enraciné en substance, non en rêves ou en idées, mais physiquement
centré sur lui-même, comme un arbre… Le côté plutôt fantastique de leur nature
fait parfois qu’ils veulent être des anges, des lions ailés ou des aigles
s’élançant vers le ciel, et qu’alors ils sont souvent ridicules, bien qu’ils
peuvent être sublimes, à l’occasion… Mais les gens eux-mêmes appartiennent
sainement et profondément à la terre, et continuent de l’être tant qu’ils ne
sont pas pervertis. »
Il y a une chose que les Italiens ont toujours sentie
d’une façon tout aussi sûre et naturelle que la liberté et c’est l’universalisme. On connaît la fière
réponse de Dante quand, banni de sa patrie, on lui proposa d’y rentrer
moyennant le versement d’une somme d’argent : « Telle n’est pas la
voie de faire retour à la patrie. Si on en trouve une autre, qui ne soit pas
déshonorante, je l’accepterai. Mais s’il n’y en a pas, je ne rentrerai jamais à
Florence. Eh, quoi ! ne pourrais-je partout où je serais contempler les
astres et le soleil ? Ne pourrais-je pas méditer de très douces vérités
sous n’importe quel ciel ? » Moins de trois siècles plus tard,
Giordano Bruno donnait ainsi son propre portrait : « Éveilleur de
cerveaux assoupis, dompteur de l’ignorance présomptueuse et obstinée, qui
professe à tout égard un amour total de l’homme et ne se soucie guère plus de
l’Italien que de l’Anglais, du mâle que de la femme, de la mitre que de la
couronne, de la toge que de la cotte de mailles, du circoncis que du non-circoncis ;
mais il aime ceux qui dans le commerce humain sont plus pacifiques, plus polis,
plus aimables et plus serviables. »
Et l’universalisme, en Italie, n’est pas seulement
le fait des intellectuels : on le trouve, à l’état spontané et dans les
formes les plus simples, profondément enraciné dans le peuple. Dans les
Républiques du Moyen âge aussi bien que dans les contrées lointaines où le
besoin matériel l’a amené à vivre, le peuple italien est resté le plus
cosmopolite et le plus inattaquable à cette infection cérébrale qu’on appelle « xénophobie ».
On pourrait même affirmer que c’est surtout dans le peuple et par le peuple que
se continue la grande tradition cosmopolite de l’Italie. En effet, ce ne sont
pas tant, comme autrefois, les marchands, les banquiers, les artistes, qui s’en
vont en terre lointaine; ce sont plutôt les paysans du Midi, les maçons, les
artisans, les ouvriers; le grand courant de l’émigration prolétaire. Leur
intérêt c’est que le monde soit ouvert, qu’il n’y ait pas de barrières infranchissables
entre les Nations : ils sont, si l’on peut dire, naturellement « libre-échangistes »
— tandis que la grande bourgeoisie industrielle est naturellement
protectionniste et nationaliste. Et il fallait la domination de la bourgeoisie
nationaliste pour essayer le tour de force de rendre le peuple italien
xénophobe.
Ainsi, il a fallu le fascisme, avec cette idée
catastrophique de l’État totalitaire, pour instaurer l’« intolérance »
en Italie.
Le peuple italien a été certainement — et
au fond il le reste encore — un peuple factieux : les luttes de
faction les plus acharnées coïncident même avec l’apogée de la civilisation
italienne. Avec ça, l’Italien n’a jamais été fanatique. Et une des raisons de
l’échec de la Réforme en Italie a été certainement la sensation que ce n’était
pas la peine de se débarrasser de l’Église pour tomber dans le rigorisme
moraliste. Passionné et sceptique à la fois, le Florentin du Trecento n’aurait
jamais compris qu’on fasse des motifs de ses luttes intestines des questions
générales : qu’on érige la division en principe abstrait. Et renoncer à
ses luttes (qu’il ne cesse pas, cependant, de considérer comme des calamités)
pour permettre à un pouvoir absolu de s’installer, voilà une chose qui lui eût
été parfaitement incompréhensible. Si un Pouvoir absolu s’installe, tant pis.
Mais alors, ce n’est pas d’ordre qu’il faut parler : il s’agit tout
simplement de force.
Ainsi raisonnait l’Italien quand il croyait que la
civilisation c’est l’épanouissement de la vie des hommes et la création de
formes et savait en donner quelques preuves.
Mais le bourgeois étant venu et s’étant, en
conformité avec l’image qu’il a de la destinée de l’homme, accroché
à l’idée que la civilisation c’est le préfet de police et le chef de gare,
l’ordre totalitaire a pu être idéalisé et se présenter comme l’expression
suprême de la vie humaine. Il est vrai, pourtant, que le peuple continue à s’en
tenir à l’opinion classique, à considérer le pouvoir comme un fait de force
devant lequel, en dernier ressort, quand le cas se présente comme désespéré, il
n’y a qu’à se résigner, en attendant des temps meilleurs.
Car, il faut le dire, en Italie le totalitarisme est
chose parfaitement incongrue et étrangère à la nature de la société. Il peut
bien obtenir une uniformité extérieure de la vie, mais il ne peut compter, dans
la masse, que sur un enthousiasme de façade derrière lequel se cache une
passivité foncière que Mussolini, quand il n’est pas sur la scène, sent très
bien. Ici se place une différence essentielle avec l’Allemagne. L’Allemagne est
la patrie du modèle et prototype de l’État totalitaire : la Prusse.
L’ordre étatique y est considéré comme chose essentielle et raison d’orgueil.
On s’y adapte avec optimisme, sinon avec enthousiasme : « Un ordre est un ordre. »
Tandis qu’en Italie, l’obéissance est toujours sentie sous la forme de la
résignation au Mal et on aura beau y exalter la « Nation guerrière »,
pour le peuple la question restera toujours très exactement dans ces termes :
« service militaire obligatoire. » (Les chansons qu’on chante le plus
souvent à la caserne sont celles qui célèbrent le moment où on la quitte.) En
Allemagne, par contre, on est soldat avec satisfaction et fierté : comme
l’a dit tout récemment le Führer, « il est pénible pour tout Allemand de
ne pas servir ».
Je ne veux pas dire par là que l’Allemagne est
condamnée par décret du Destin au « zusammenmarschieren »
et au totalitarisme éternels. Dieu m’en garde. Je voulais simplement dire que
de telles choses sont dans la tradition allemande. Mais, dans la tradition
allemande, il y a aussi le conflit très typique (et qui se reproduit dans la
forme qu’il peut au sein même du nazisme) entre Fichte et Hegel, le premier voulant
que la Nation soit avant tout « société libre », tandis que pour
l’autre il n’y a pas de vie réelle hors de la volonté étatique et de
l’obéissance délibérée aux Gouvernements que le « Weltgeist »
lui-même a choisi au cours de l’Histoire.
D’autre part, pour être précis, il faut dire qu’une
forme, sinon proprement un État, totalitaire, existait en Italie bien avant le
fascisme. Mais elle s’appelle Église catholique. Pour dominer, l’Église a dû se
faire jésuite, se borner à n’exiger que les formes extérieures de
l’abêtissement. Et, depuis le XVIIe siècle, c’est elle qui détient le pouvoir
politique effectif en Italie. Les princes et les gouvernements, malgré les
efforts qu’ils ont faits pour se débarrasser de son emprise, ont toujours
abouti à des compromis — terrain sur lequel l’Église ne sera jamais
difficile. Pour que l’idée que je viens d’exprimer ne semble pas paradoxale, il
suffit de se rappeler la puissance acquise dans « l’espace d’un matin »
par le parti catholique italien, qui venait de naître, dans l’après-guerre
(quand il sembla bon au Vatican que les catholiques prissent part directement à
la vie politique du pays) et le rôle décisif que sa conduite joua dans
l’avènement du fascisme.
Il y a deux choses qui sont impressionnantes
aujourd’hui, à ce point de vue : l’une est de voir jusqu’à quel point le
fascisme a dû subir, dans les formes les plus classiques du contrôle clérical,
l’influence de l’Église, et l’Église, de son côté, se compromettre avec le
fascisme; l’autre, bien plus impressionnante, est de voir que le fascisme
italien, avec tout le nietzschéanisme et tout le pragmatisme qu’on voudra bien
lui reconnaître, n’aura été, en fin de compte, qu’un épiphénomène de l’Église
catholique. Ce qui confirme l’ancienne thèse qu’en Italie, du moment qu’on
accepte de pactiser avec cette organisation, on ne peut que devenir son
instrument.
Pour illustrer le fascisme, il ne sera pas inutile
de donner des citations doctrinales.
En septembre 1920, dans un discours à ses
partisans, la phrase suivante s’échappa des lèvres de M. Mussolini :
« Pour mon compte, je ne crois pas trop à ces idéaux (il s’agit des idéaux
pacifistes), mais je ne les exclue pas, parce que je n’exclus rien. » Cela est capital : toute la
philosophie du fascisme italien y tient — cette philosophie qui
consiste à accepter sans se gêner les hommes provenant des directions les plus
différentes, pourvu qu’ils renoncent à avoir, dorénavant, une direction propre,
et à trouver bonnes toutes les doctrines, pourvu qu’elles ne soient plus autre
chose que des moyens pour justifier l’opportunité du moment. La proposition
synthétise aussi très bien le sens du fameux machiavélisme du Duce, qui
consiste à garantir les dividendes des capitalistes et à proclamer en même
temps la fin du capitalisme; à trouver que la S. D. N., c’est de la blague
démocratique et de l’hypocrisie, et à vouloir en même temps s’asseoir à la
table de Genève avec tous les honneurs dus aux « gentlemen »
sociétaires, sauf à trouver, comme dans le cas actuel de l’Éthiopie, que
c’est tout de même inouï, de la part de cette institution vermoulue, de
prétendre lui barrer le chemin avec des histoires de procédure. Car, justement,
il « n’exclut rien », et il est sincèrement impatienté de voir que
les autres ne sont pas assez intelligents pour en faire autant : ce serait
tellement plus pratique ! Si bien que, tout naturellement et, il faut le
répéter, en parfaite sincérité, il ne peut s’expliquer de telles attitudes
qu’en supposant une coalition d’intérêts sordides. Comme il « n’exclue
rien », par là-même il est sûr d’être, lui, du côté de la bonne foi. Cela
soit dit en passant, jamais Hitler ne pourra sortir une proposition aussi « catholique ».
Car Hitler, en bon fanatique, pense, au contraire, que le Dieu allemand est
avec lui justement parce qu’il est prêt à « tout exclure ». Il faut
ajouter que les deux perspectives conduisent à des résultats qui sont
sensiblement les mêmes. Pour préciser l’importance qu’on attache aux idées plus
spécialement philosophiques dans le système mussolinien, il y a cette autre
phrase de 1921 : « Je voudrais que, pendant les deux mois qui nous
séparent de l’Assemblée Nationale on crée la philosophie du fascisme italien. »
Le résultat du pieux désir exprimé dans cette phrase a été tel qu’on aurait pu
le prévoir : la phalange des courtisans se mit au travail avec zèle pour
procurer une belle philosophie au Duce. Chaque professeur de lycée, chaque
jouvenceau élevé au grade de « penseur d’office », chaque littérateur
en mal d’Académie a eu sa philosophie du fascisme. L’avantage pour le régime
d’avoir un certain nombre de systèmes de confusions disponibles aux fins de la
propagande a été, somme toute, minime, car la force d’un régime dépend de
facteurs tout de même plus substantiels que les sécrétions de cerveaux en détresse.
Mais les effets sur la culture italienne ont été proprement décourageants,
conformément à la vieille loi économique qui dit que « la mauvaise monnaie
chasse la bonne ». Culture à part, pour ce qui est de la morale générale,
l’état d’esprit nécessaire à la production de justifications sur mesure est un
état d’indifférence à la vérité. Or, l’indifférence à la vérité est le plus
terrible parmi les fléaux qui peuvent ravager une société.
C’est en 1932, avec la « Doctrine du Fascisme »,
que la vérité fondamentale du système fasciste fut officiellement déclarée, par
la bouche de son fondateur : Les
individus sont avant tout et surtout État. La formule est
parfaitement insensée, suivant le destin de toutes les formules hégéliennes
importées en Italie. Mais l’idée qui la gouverne est très claire. Cela
veut dire que la vie n’est pas une affaire personnelle, mais une affaire
d’organisation. En d’autres termes, l’objet premier et ultime de nos pensées,
ce n’est pas la nature et le monde humain, mais le pouvoir établi et ses
mécanismes, parce que c’est de lui uniquement que dépendent le sens et la
valeur de notre vie, et c’est donc lui qui décide sur la « conception du
monde » à adopter. À ce propos, il ne sera peut-être pas inutile de
souligner que, dans l’univers de M. Mussolini, les « conceptions du
monde » les plus diverses se succèdent avec une soudaineté et une
nonchalance quelque peu déroutante, et que l’on peut aujourd’hui y être obligé
à penser le monde selon les coordonnées de l’anglophobie, de l’antisociétarisme,
du colonialisme impérialiste, comme on a été hier forcé à le voir en fonction
de la gallophobie, de l’hitlérisme et du « Plan quinquennal » petit
format des Marais Pontins : tout cela sans préjudice de la « vision
du monde » qui sera de mise demain ou après-demain, sous la pression de ce
que l’incarnation visible du Dieu-État aura jugé être la vérité du moment. De
semblables « transvaluations des valeurs » se succédant à perte de
vue ont, tout naturellement, sur la masse, les effets du vertige : ceux qui
y sont, d’une façon ou de l’autre, intéressés, trouvent que c’est là ce qu’on
appelle « vivre dangereusement » (et, quant aux dangers, ce n’est que
trop vrai) : la majorité finit par perdre complètement le sens de
l’orientation et se résigne à subir et à attendre ce qui va se passer; tandis
que la petite minorité de ceux qui ont la chance de garder leur équilibre voit,
avec la tristesse de l’impuissance, les abîmes qui s’ouvrent sous les pieds de
tous. Mais ce n’est pas seulement le monopole de la « Weltanschauung »
qu’implique la singulière définition de l’individu que nous venons de citer :
elle signifie aussi que ce n’est pas à nos semblables que nous avons à rendre
compte de nos actes, mais aux bureaux politiques et que c’est donc là qu’on
trace les bornes de notre moralité personnelle. Cela veut dire, enfin, que le
fait primordial, ce n’est pas la destinée de l’homme, mais le règlement de
police, et que, par conséquence, ce que dans l’homme donne lieu aux
contemplations, à la joie, à Rembrandt, à Beethoven, à Athènes, à Florence, n’a
pas de droit propre et doit se subordonner aux instructions gouvernementales,
autant dire : se suicider. Et, pour ne pas oublier les détails, le
spectacle de la terre n’a pas de beauté légitime sinon à travers les grandes manœuvres,
ou, plénitude suprême, sous le bombardement. On a ici, très exactement défini
le côté cauchemardesque du fascisme. C’est un cauchemar qui n’a rien de
fantastique. Ce n’est ni le monde parfaitement rationalisé et mécanisé que nous
a décrit A. Huxley dans Brave New
World, ni la région souterraine habitée par une race d’homme que le
magnétisme autoritaire a définitivement allégé du poids de la personnalité
telle qu’a pu l’imaginer Joseph O’Neil dans son Land under England. Il s’agit d’un monde
bien réel et tout à fait normal. Normal, je serais tenté de dire, par
définition, car les seules actions que la discipline totalitaire laisse
vraiment libres et par là même stimulent, ce sont les « actions normales »,
ces actions « sans infamie et sans gloire » que Dante n’a même pas
jugées dignes des supplices infernaux. L’existence humaine est ainsi réduite à
ces « zones d’indifférence » qu’en 1721, à l’époque où naît l’esprit
bourgeois, un auteur français relève ainsi : « Une multitude
innombrable d’actions indifférentes qui ne sont d’aucune valeur, ni en bien ni
en mal… Dieu les a abandonnées aux hommes pour ne leur en demander jamais
compte. »
Il y a une preuve qui est décisive, et c’est celle
indiquée dans les mots d’Augustin : « Ubi magnitudo, ibi veritas » — « Là où
est la grandeur, là est la vérité. » Or, il n’y a pas de grandeur dans le
fascisme. Non seulement à cause de ce fait, pourtant décisif, et qui accompagne
toute forme de fascisme comme une « Némésis », que l’héroïsme n’est
possible que contre lui et le martyre que par lui. Mais surtout parce que, dans
la pratique, le fascisme n’arrive pas à être autre chose qu’une existence
bourgeoise organisée et rendue obligatoire. De là, sa démence spécifique. Car
l’existence bourgeoise organisée et obligatoire n’est pas autre chose que la
caserne. Et la discipline militaire comme fin en soi n’est pas un idéal de vie,
ni, encore moins, une matière d’héroïsme : dans le meilleur des cas, c’est
de la médiocrité qui se raidit. Et les ministres de la Propagande vantent trop
souvent comme un sacrifice héroïque et preuve de l’« horreur de la vie
commode » le fait de subir les circonstances auxquelles on n’aurait pas pu
échapper. |