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On t’a dit :
— Cette affaire Dreyfus ne te regarde pas et tu n’as rien à y voir. Que
t’importe l’injustice dont Dreyfus est victime ? Que t’importe qu’il
agonise de douleur et de rage, là-bas, dans son île ? S’il n’a pas
commis le crime dont on l’accusa et pour lequel il fut condamné à la
plus atroce des tortures, tant pis… Il en a commis d’autres envers toi,
et de plus impardonnables… ceux d’être un riche, un officier, un
éternel ennemi, par conséquent. Il expie tout cela, aujourd’hui. Cette
injustice, par rapport à lui, devient une justice par rapport à toi…
Tout est bien… Passe ton chemin, prolétaire, et si le cœur t’en dit,
passe en chantant.
C’est M. Guesde qui t’apporte ce généreux conseil, et M. Guesde s’y
connaît. C’est un logicien implacable, à ce qu’on prétend et il a une
belle barbe. À toutes les indignités sociales qui vouent Dreyfus, sinon
à ta haine – car on te permet de ne pas le haïr –, du moins à ton
indifférence, M. Guesde, pour un peu, eût ajouté celle-ci, que, étant
juif par surcroît, Dreyfus ne saurait mériter ta pitié. Ne sondons pas
trop avant les raisons de M. Guesde, elles ne sont peut-être pas très
pures.
M. Guesde te dit encore, ou à peu près, ceci :
— Mais considère tous ces gens qui défendent Dreyfus… Il y a Trarieux,
sous le ministère de qui furent votées ces fameuses lois scélérates qui
vous reléguaient un homme aux marais putrides de la Guyane, en un rien
de temps… Il y a Reinach qui, jadis, ne parlait, lui aussi, que de
proscrire, fusiller, guillotiner… Il y a Scheurer-Kestner, un patron
d’usines !… Et les autres ?… Il y a bien Zola, qui est révolutionnaire,
sans doute, mais pas selon l’Évangile de Karl Marx, en qui règne la
vérité unique, et que je représente !… Ce qu’ils défendent en Dreyfus,
ce n’est même pas Dreyfus innocent, c’est, les uns, une caste sociale,
dont tu n’es pas, les autres, une race qui n’est pas la tienne…
ceux-là, enfin, un méprisable idéal de littérateur où tu ne comptes
pour rien, où tu n’es qu’un décor illusoire. Est-ce qu’ils te
défendent, toi ?… Est-ce qu’ils te connaissent seulement ? Quand,
misérable et anonyme soldat, tu pourrissais dans les silos d’Afrique,
quand, pour un mot, pour un geste, pour rien, on te traînait devant les
conseils de guerre, et qu’on te ligotait au poteau, est-ce qu’ils ont
protesté ?… Quand on te pourchassait et qu’on te tuait à
Montceau-les-Mines et à Fourmies , où étaient-ils donc ?… Ils
t’ignorent… Fais comme eux… Ignore-les aussi… Et passe ton chemin.
Et tu n’as pas songé en toi-même :
— Les hommes sont des hommes après tout… Et c’est toujours la même
histoire… Au pouvoir, leur œuvre est mauvaise, contre le pouvoir, elle
est souvent admirable… Profitons-en… Que m’importe d’où vient la parole
de justice, si elle vient, et si elle retentit, en moi, et dans les
autres, pour le bien de l’humanité ?… Est-ce que je vais demander ses
papiers à qui me console et me réconforte ?
Non, tu n’as songé à rien de tout cela, et, comme le voulait M. Guesde,
tu as passé ton chemin, sans écouter aucune de ces voix qui te
parlaient, pourtant, un langage noble, fier et humain, et comme tu n’en
entendis jamais sortir de la bouche de M. Guesde.
Indifférent, d’abord, tu répondais à ceux qui s’inquiétaient, cette
leçon apprise : « Moquons-nous de ce qu’ils font et disent… Ce sont des
bourgeois qui se battent entre eux. Ce n’est pas notre affaire. » Puis,
ton atavisme de servitudes reprenant le dessus, je t’ai entendu, hier,
qui proclamais « Oui, faut pas être un homme ! Faut être un fameux
lâche pour crier : Vive Zola…. Tas de gourdes ! » Et, demain,
peut-être, au nom de la belle logique de M. Guesde, tu feras cortège à
Judet, digne acolyte d’Esterhazy.
Eh bien, tu commets un véritable crime, toi aussi, non seulement envers
un malheureux qui souffre, mais envers toi-même, car vous êtes
solidaires l’un de l’autre.
L’injustice qui frappe un être vivant – fût-il ton ennemi – te frappe
du même coup. Par elle, l’Humanité est lésée en vous deux. Tu dois en
poursuivre la réparation, sans relâche, l’imposer par ta volonté, et,
si on te la refuse, l’arracher par la force, au besoin. En le
défendant, celui qu’oppriment toutes les forces brutales, toutes les
passions d’une société déclinante, c’est toi que tu défends en lui, ce
sont les tiens, c’est ton droit à la liberté, et à la vie, si
précairement conquis, au prix de combien de sang ! Il n’est donc pas
bon que tu te désintéresses d’un abominable conflit où c’est la
Justice, où c’est la Liberté, où c’est la Vie qui sont en jeu et qu’on
égorge ignominieusement, dans un autre. Demain, c’est en toi qu’on les
égorgera une fois de plus…
Et puis, regarde où cette affaire Dreyfus nous a amenés les uns et les autres.
Aujourd’hui, elle surpasse le malheur effroyable d’un innocent. En se
généralisant, et par tout ce que nous avons découvert de mensonges
accumulés sur des infamies, elle est devenue une question de vie ou de
mort pour tout un peuple. C’est de l’histoire, et ton histoire qui se
fait en ce moment. Grâce à elle, nous sentons que l’armée est
mortellement atteinte – non dans son principe de défense nationale, où
nous ne pouvons que la fortifier –, mais dans les antiques et
tyranniques formes de sa constitution, qui ne cadrent plus avec nos
libertés modernes, avec les nouvelles expansions de nos mœurs
publiques. Non seulement l’armée, telle qu’elle est restée, n’est plus
une sauvegarde, elle est un péril… Qui donc l’acclame aujourd’hui ? Les
césariens, qui ne rêvent que d’émeutes sanglantes. Sur qui
s’appuie-t-elle ? Sur les antisémites, qui ne rêvent que de pillage.
Lorsque quelqu’un, en ces jours de folie furieuse, hurle « Vive l’armée
! », il hurle en même temps « Mort à quelque chose ! » Ces deux cris
sont, désormais, associés dans les mêmes bouches. Ils ne font qu’un.
Ouvertement, admirativement, ceux qui applaudissent l’armée nous la
représentent prête au massacre, impatiente de tueries. Elle est devenue
le point de ralliement de toutes les haines sauvages, de tous les
appétits barbares, de toutes les violences insurgées. Volontairement ?
Je ne veux pas le dire… Totalement ? Certes. Et c’est encore au nom de
l’armée, que, dans les rues de Nantes, où semble renaître l’ombre du
hideux et sanguinaire Carrier, de déshonorantes brutes outragent,
poursuivent, lapident, menacent de mort, un grand et admirable savant,
gloire de la France et de l’humanité … Que penses-tu de cela, toi,
Sully-Prudhomme ?… Et ne trouves-tu pas que la Justice ait suffisamment
étendu son ressort, en attendant que la guillotine détende le sien, sur
ta nuque ?
Nous en sommes arrivés à ce moment décisif où il faut que ce soit
l’armée – je dis l’armée, puisqu’il est convenu que l’armée se résume
exclusivement en ses grands chefs – qui subisse la loi d’adaptation au
milieu nouveau dans lequel nous évoluons, ou que ce soit nous qui nous
soumettions à la domination factieuse de l’armée.
Eh bien, nous ne nous soumettrons pas, ça, je le dis ! La résistance
sera longue, peut-être ; peut-être se produira-t-il de terribles
convulsions sociales, comme il se produit de grands remous sur la mer,
alors que sombre un transatlantique désemparé ; peut-être, aussi, en
coûtera-t-il à beaucoup d’entre nous leur liberté, et au train dont
vont les choses, leur vie. Il n’importe… Dès à présent, la vieille
armée des mercenaires est vaincue… Place à l’armée nationale et vois
encore combien tu es injuste et mal-prévoyant.
Grâce à l’affaire Dreyfus, dont M. Guesde te supplie de te
désintéresser, on s’occupe de toi davantage, on t’aime un peu plus.
Certes, dans le tumulte des intérêts et des passions, tu étais toujours
oublié. Tu étais si petit, si petit, qu’on n’apercevait pas souvent,
dans la mêlée, ta face de douleur et de misère… Aujourd’hui, elle
apparaît mieux, sur la face lointaine de l’autre… Les cris du pauvre
damné font mieux entendre les tiens… De tous côtés, on dénonce les abus
de pouvoir, les injustices, les férocités, les crimes, dont tu es, sans
cesse, la victime… Et, en quelques mots, voici, arrachés au poteau des
conseils de guerre, quatre de tes frères, qui eussent subi l’infâme
supplice… C’est au martyre de Dreyfus qu’ils doivent de vivre encore…
Tout cela n’est pas beaucoup, soit… Il ne tient qu’à ton courage, à ta
ténacité, à ton intelligence d’avoir davantage… Ne passe plus ton
chemin, prolétaire… Arrête-toi… Tends l’oreille aux voix douloureuses,
aux voix enfermées, aux voix suppliciées, qui te viennent, à travers la
mer, du fond de la vérité en deuil et de la justice en exil ! Tu
sentiras ton cœur se gonfler d’une pitié fraternelle. Et la pitié est
féconde !
Et écoute Jaurès… C’est un grand logicien, lui aussi, et c’est un grand
poète, un grand apôtre, une grande Parole, et une grande Âme de Justice
!… Il te dira pourquoi tu peux, pourquoi tu dois crier ardemment et
sans remords :
— Vive Zola !…
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