Pankaj Mishra

La Shoah après Gaza

  - London Review of Books -


  
En 1977, un an avant de se suicider, l’écrivain autrichien Jean Améry découvre des articles de presse faisant état de la torture systématique des prisonniers arabes dans les prisons israéliennes. Arrêté en Belgique en 1943 alors qu’il distribuait des tracts antinazis, Améry avait lui-même été sauvagement torturé par la Gestapo, puis déporté à Auschwitz. Il a réussi à survivre, mais n’a jamais pu considérer ses tourments comme appartenant au passé. Il a insisté sur le fait que ceux qui sont torturés le restent et que leur traumatisme est irrévocable. Comme beaucoup de survivants des camps de la mort nazis, Améry en est venu à ressentir un « lien existentiel » avec Israël dans les années 1960. Il a attaqué de manière obsessionnelle les critiques de gauche de l’État juif en les qualifiant de « irréfléchis et sans scrupules », et a peut-être été l’un des premiers à affirmer, habituellement amplifié maintenant par les dirigeants et les partisans d’Israël, que les antisémites virulents se déguisent en anti-impérialistes vertueux. et les antisionistes. Pourtant, les rapports «.certes sommaires » faisant état de torture dans les prisons israéliennes ont incité Améry à réfléchir aux limites de sa solidarité avec l’État juif. Dans l’un des derniers essais qu’il a publiés, il écrit : « J’appelle de toute urgence tous les Juifs qui veulent être des êtres humains à se joindre à moi dans la condamnation radicale de la torture systématique. Là où commence la barbarie, même les engagements existentiels doivent cesser. »

Améry a été particulièrement troublé par l’apothéose en 1977 de Menachem Begin en tant que Premier ministre d’Israël. Begin, qui avait organisé l’attentat à la bombe de 1946 contre l’hôtel King David à Jérusalem, au cours duquel 91 personnes furent tuées, fut le premier des représentants  du suprémacisme juif qui continuent de diriger Israël. Il fut également le premier à invoquer régulièrement Hitler, l’Holocauste et la Bible tout en attaquant les Arabes et en construisant des colonies dans les territoires occupés. Dans ses premières années, l’État d’Israël entretenait une relation ambivalente avec la Shoah et ses victimes. Le premier Premier ministre israélien, David Ben Gourion, considérait initialement les survivants de la Shoah comme des «.débris humains
. affirmant qu’ils avaient survécu uniquement parce qu’ils avaient été «.mauvais, durs et égoïstes.». C’est Begin, le rival de Ben Gourion, un démagogue originaire de Pologne, qui a fait l’assassinat de six millions de Juifs une préoccupation nationale intense et une nouvelle base pour l’identité d’Israël. L’establishment israélien a commencé à produire et à diffuser une version très particulière de la Shoah qui pourrait être utilisée pour légitimer un sionisme militant et expansionniste.

Améry a pris note de la nouvelle rhétorique et s’est montré catégorique quant à ses conséquences destructrices pour les Juifs vivant hors d’Israël. Le fait que Begin « avec la Torah sous le bras et en recourant aux promesses bibliques », de voler la terre palestinienne « serait à lui seul une raison suffisante », écrit-il, « pour que les Juifs de la diaspora revoient leurs relations avec Israël ». Améry a supplié les dirigeants israéliens de « reconnaître que votre liberté ne peut être obtenue qu’avec votre cousin palestinien, et non contre lui ».

Cinq ans plus tard, insistant sur le fait que les Arabes étaient les nouveaux nazis et Yasser Arafat le nouveau Hitler, Begin attaqua le Liban. Au moment où Ronald Reagan l’accusait d’avoir perpétré un « holocauste » et lui ordonnait d’y mettre fin, les Forces de défense israéliennes (FDI) avaient tué des dizaines de milliers de Palestiniens et de Libanais et détruit de grandes parties de Beyrouth. Dans son roman Kapo (1993), l’auteur juif serbe Aleksandar Tišma rend compte du dégoût que de nombreux survivants de la Shoah ont ressenti face aux images venues du Liban : « Les Juifs, ses parents, les fils et petits-fils de ses contemporains, les anciens détenus du camp, se tenaient dans des tourelles de char et traversaient, drapeaux agités, des colonies non défendues, à travers la chair humaine, la déchirant avec des balles de mitrailleuse, rassemblant les survivants dans des camps clôturés de barbelés. »

Primo Levi, qui avait connu les horreurs d’Auschwitz en même temps qu’Améry et ressentait également une affinité émotionnelle avec le nouvel État juif, a rapidement organisé une lettre ouverte de protestation et donné une interview dans laquelle il a déclaré « Israël est en train de tomber rapidement dans l’isolement total… Nous devons étouffer les élans de solidarité émotionnelle avec Israël pour raisonner froidement sur les erreurs de l’actuelle classe dirigeante israélienne. Il faut se débarrasser de cette classe dirigeante ». Dans plusieurs œuvres de fiction et de non-fiction, Levi a médité non seulement sur son séjour dans le camp de la mort et sur son héritage angoissant et insoluble, mais aussi sur les menaces permanentes qui pèsent sur la décence et la dignité humaines. L’exploitation de la Shoah par Begin l’a particulièrement irrité. Deux ans plus tard, il affirmait que « le centre de gravité du monde juif doit revenir en arrière, quitter Israël et retourner dans la diaspora ».

Les craintes exprimées par Améry et Levi sont aujourd’hui condamnées comme étant grossièrement antisémites. Il convient de rappeler que bon nombre de ces réexamens du sionisme et des inquiétudes concernant la perception des Juifs dans le monde ont été suscités parmi les survivants et les témoins de la Shoah par l’occupation du territoire palestinien par Israël et sa nouvelle mythologie manipulatrice. Yeshayahu Leibowitz, théologien lauréat du Prix Israël en 1993, mettait déjà en garde en 1969 contre la « nazification » d’Israël. En 1980, le chroniqueur israélien Boaz Evron décrivait soigneusement les étapes de cette corrosion morale : la tactique consistant à confondre les Palestiniens avec les nazis et à crier qu’une autre Shoah est imminente libérait, craignait-il, les Israéliens ordinaires de «.toute restriction morale, puisque celui qui est en danger d’anéantissement se voit exempté de toute considération morale qui pourrait restreindre ses efforts pour se sauver ». Les Juifs, écrit Evron, pourraient finir par traiter les «
.non-juifs comme des sous-humains.» et reproduire les « attitudes racistes des nazis.».

Evron a également appelé à la prudence à l’égard des partisans (alors nouveaux et ardents) d’Israël au sein de la population juive américaine. Pour eux, affirmait-il, défendre Israël était devenu «
.nécessaire en raison de la perte de tout autre point focal de leur identité juive.» – en fait, leur manque existentiel était si grand, selon Evron, qu’ils ne souhaitaient pas qu’Israël se libère de sa dépendance croissante à l’égard du soutien juif étasunien.

Ils ont besoin de se sentir nécessaires. Ils ont également besoin du « héros israélien » comme compensation sociale et émotionnelle dans une société dans laquelle le Juif n’est généralement pas perçu comme incarnant les caractéristiques du combattant viril et coriace. Ainsi, l’Israélien donne au juif américain une double image contradictoire – celle du surhomme viril et celle de la victime potentielle de l’Holocauste – dont les deux composantes sont éloignées de la réalité.

Zygmunt Bauman, philosophe juif d’origine polonaise et réfugié du nazisme et qui a passé trois ans en Israël dans les années 1970 avant de fuir son attitude de perfection morale belliqueuse, se désespérait de ce qu’il considérait comme la « privatisation » de la Shoah par Israël et ses partisans. On en est venu à s’en souvenir, écrivait-il en 1988, « comme d’une expérience privée des Juifs, comme d’une affaire entre les Juifs et ceux qui les haïssent », alors même que les conditions qui l’ont rendue possible réapparaissaient dans le monde entier. De tels survivants de la Shoah, qui avaient été plongés d’une croyance sereine en l’humanisme séculier dans la folie collective, ont eu l’intuition que la violence à laquelle ils avaient survécu – d’une ampleur sans précédent – n’était pas une aberration dans une civilisation moderne essentiellement saine. Elle ne pouvait pas non plus être entièrement imputée à un vieux préjugé contre les Juifs. La technologie et la division rationnelle du travail avaient permis à des gens ordinaires de contribuer à des actes d’extermination massive avec une conscience claire, même avec des frissons de vertu, et les efforts de prévention contre des modes de mise à mort aussi impersonnels et disponibles exigeaient plus qu’une vigilance contre l’antisémitisme.

Lorsque je me suis récemment tourné vers mes livres pour préparer cet article, j’ai découvert que j’avais déjà souligné de nombreux passages que je cite ici. Dans mon journal, il y a des lignes copiées de George Steiner .L’État-nation hérissé d’armes est une relique amère, une absurdité dans le siècle des hommes surpeuplés ») et d’Abba Eban (« il est temps que nous nous tenions debout sur nos propres pieds et non sur ceux des six millions de morts
.»). La plupart de ces annotations remontent à ma première visite en Israël et dans ses territoires occupés, alors que je cherchais à répondre, dans mon innocence, à deux questions déroutantes : comment Israël en est-il arrivé à exercer un si terrible pouvoir de vie et de mort sur une population de réfugiés ; et comment le courant politique et journalistique occidental peut-il ignorer, voire justifier, ses cruautés et injustices clairement systématiques ?

J’avais grandi en m’imprégnant d’une partie du sionisme révérencieux de ma famille de nationalistes hindous de caste supérieure en Inde. Le sionisme et le nationalisme hindou sont tous deux apparus à la fin du XIXe siècle à partir d’une expérience d’humiliation ; nombre de leurs idéologues aspiraient à surmonter ce qu’ils percevaient comme un manque honteux de virilité chez les juifs et les hindous. Et pour les nationalistes hindous des années 1970, détracteurs impuissants du parti du Congrès propalestinien alors au pouvoir, des sionistes intransigeants tels que Begin, Ariel Sharon et Yitzhak Shamir semblaient avoir gagné la course vers une nation musclée. (L’envie est désormais sortie du placard : Les trolls hindous constituent le plus grand fanclub de Benjamin Netanyahou dans le monde). Je me souviens que j’avais sur mon mur une photo de Moshe Dayan, chef d’état-major des FDI et ministre de la Défense pendant la guerre des Six Jours ; et même longtemps après que mon engouement enfantin pour la force brute se fut estompé, je n’ai pas cessé de voir Israël tel que ses dirigeants avaient commencé à le présenter à partir des années 1960, comme une rédemption pour les victimes de la Shoah et une garantie inébranlable contre sa récurrence.

Je savais à quel point le sort des Juifs, boucs émissaires lors de l’effondrement social et économique de l’Allemagne dans les années 1920 et 1930, avait été peu enregistré dans la conscience des dirigeants d’Europe occidentale et des États-Unis, que même les survivants de la Shoah étaient accueillis avec froideur et en Europe de l’Est, avec de nouveaux pogroms. Bien que convaincu de la justice de la cause palestinienne, j’ai eu du mal à résister à la logique sioniste : selon laquelle les Juifs ne peuvent pas survivre sur des terres non juives et doivent avoir leur propre État. Je trouvais même injuste qu’Israël, seul parmi tous les pays du monde, doive justifier son droit à l’existence.

Je n’étais pas assez naïf pour penser que la souffrance ennoblit ou permets aux victimes d’une grande atrocité d’agir de manière moralement supérieure. Que les victimes d’hier sont très susceptibles de devenir les victimes d’aujourd’hui, c’est la leçon de la violence organisée dans l’ex-Yougoslavie, au Soudan, au Congo, au Rwanda, au Sri Lanka, en Afghanistan et dans bien d’autres endroits nous a appris que les victimes d’hier risquent fort de devenir les bourreaux d’aujourd’hui. J’étais encore choqué par la signification sombre que l’État israélien avait tirée de la Shoah et qu’il avait ensuite institutionnalisée dans un mécanisme de répression. Les assassinats ciblés de Palestiniens, les points de contrôle, les démolitions de maisons, les vols de terres, les détentions arbitraires et indéfinies et la torture généralisée dans les prisons semblaient proclamer une éthique nationale impitoyable : l’humanité est divisée entre ceux qui sont forts et ceux qui sont faibles, et ceux qui ont été ou s’attendent à être des victimes doivent donc écraser de manière préventive leurs ennemis présumés.

Même si j’avais lu Edward Said, j’étais encore choqué de découvrir par moi-même à quel point les partisans haut placés d’Israël en Occident dissimulent l’idéologie nihiliste de la survie du plus fort reproduite par tous les régimes israéliens depuis celui de Begin. Il est dans leur propre intérêt de se préoccuper des crimes des occupants, voire des souffrances des dépossédés et des déshumanisés ; mais les deux ont été ignorés par la presse respectable du monde occidental. Quiconque attire l’attention sur le spectacle de l’engagement aveugle de Washington envers Israël est accusé d’antisémitisme et d’ignorer les leçons de la Shoah. Et une conscience déformée de la Shoah fait que chaque fois que les victimes d’Israël, incapables de supporter leur misère plus longtemps, se soulèvent contre leurs oppresseurs avec une férocité prévisible, elles sont dénoncées comme des nazis, déterminés à perpétrer une autre Shoah.

En lisant et en annotant les écrits d’Améry, de Levi et d’autres, j’essayais d’une manière ou d’une autre d’atténuer le sentiment oppressant d’injustice que je ressentais après avoir été exposé à la sombre interprétation de la Shoah par Israël et aux certificats de haute valeur morale décernés à ce pays par ses alliés occidentaux. Je cherchais à me rassurer auprès de personnes qui avaient connu, dans leur propre corps fragile, la terreur monstrueuse infligée à des millions de personnes par un État-nation européen prétendument civilisé, et qui avaient décidé de rester perpétuellement sur leurs gardes contre la déformation de la signification de la Shoah et l’abus de sa mémoire.

Malgré ses réserves croissantes à l’égard d’Israël, une classe politique et médiatique occidentale n’a cessé d’euphémiser les dures réalités de l’occupation militaire et de l’annexion incontrôlée par des démagogues ethnonationales : Israël, dit le refrain, a le droit, en tant qu’unique démocratie du Moyen-Orient, de défendre lui-même, en particulier de la part de brutes génocidaires. En conséquence, les victimes de la barbarie israélienne à Gaza aujourd’hui ne peuvent même pas obtenir une reconnaissance directe de leur calvaire de la part des élites occidentales, encore moins une aide. Ces derniers mois, des milliards de personnes dans le monde ont été témoins d’une attaque extraordinaire dont les victimes, comme le dit Blinne Ní Ghrálaigh, avocat irlandais qui représente l’Afrique du Sud à la Cour internationale de Justice de La Haye, « diffusent leur propre destruction » en temps réel dans l’espoir désespéré, jusqu’ici vain, que le monde puisse faire quelque chose ».

Mais le monde, et plus particulièrement l’Occident, ne fait rien. Pire encore, la liquidation de Gaza, bien qu’ébauchée et annoncée par ses auteurs, est quotidiennement obscurcie, voire niée, par les instruments de l’hégémonie militaire et culturelle occidentale : du président américain affirmant que les Palestiniens sont des menteurs et des politiciens européens affirmant qu’Israël a un droit de se défendre face aux médias prestigieux qui déploient la voix passive en relatant les massacres perpétrés à Gaza. Nous nous trouvons dans une situation sans précédent. Jamais auparavant autant de personnes n’avaient assisté en temps réel à un massacre à l’échelle industrielle. Pourtant, l’insensibilité, la timidité et la censure dominantes rejettent, voire se moquent, notre choc et notre chagrin. Beaucoup d’entre nous qui ont vu certaines images et vidéos provenant de Gaza – ces visions de l’enfer de cadavres tordus ensemble et enterrés dans des fosses communes, de petits cadavres tenus par des parents en deuil, ou posés sur le sol en rangées bien rangées – ont été devenu tranquillement fou au cours des derniers mois. Chaque jour est empoisonné par la conscience que, pendant que nous menons notre vie, des centaines de gens ordinaires comme nous sont assassinés ou forcés d’assister au meurtre de leurs enfants.

Ceux qui scrutent le visage de Joe Biden à la recherche d’un signe de pitié, d’un signe de fin de l’hémorragie, découvrent une dureté étrangement lisse, seulement interrompue par un petit sourire nerveux lorsqu’il débite les mensonges israéliens sur les bébés décapités. La méchanceté et la cruauté obstinées de Biden à l’égard des Palestiniens ne sont qu’une des nombreuses énigmes macabres que nous présentent les politiciens et les journalistes occidentaux. La Shoah a traumatisé au moins deux générations juives, et les massacres et les prises d’otages perpétrés en Israël le 7 octobre par le Hamas et d’autres groupes palestiniens ont ravivé la crainte d’une extermination collective chez de nombreux Juifs. Mais il était clair dès le départ que les dirigeants israéliens les plus fanatiques de l’histoire n’hésiteraient pas à exploiter un sentiment largement répandu de violation, de deuil et d’horreur. Il aurait été facile pour les dirigeants occidentaux d’étouffer leur élan de solidarité inconditionnelle avec un régime extrémiste tout en reconnaissant la nécessité de poursuivre et de traduire en justice les coupables des crimes de guerre du 7 octobre. Pourquoi alors Keir Starmer, un ancien avocat spécialisé dans les droits de l’homme, a-t-il affirmé qu’Israël a le droit de « refuser l’électricité et l’eau » aux Palestiniens ? Pourquoi l’Allemagne a-t-elle commencé fébrilement à vendre davantage d’armes à Israël (et avec ses médias mensongers et sa répression officielle impitoyable, en particulier contre les artistes et penseurs juifs, a-t-elle fourni une nouvelle leçon au monde sur l’ascension rapide d’un ethnonationalisme meurtrier dans ce pays) ? Qu’est-ce qui explique les gros titres de la BBC et du New York Times comme « Hind Rajab, six ans, retrouvé mort à Gaza quelques jours après des appels téléphoniques à l’aide », « Les larmes d’un père de Gaza qui a perdu 103 proches » et « Un homme meurt après s’être immolé par le feu devant l’ambassade israélienne à Washington », selon la police ? Pourquoi les hommes politiques et les journalistes occidentaux ont-ils continué à présenter les dizaines de milliers de Palestiniens morts et mutilés comme des dommages collatéraux, dans une guerre d’autodéfense imposée à l’armée la plus morale du monde, comme le prétend être Tsahal
.?

Pour de nombreuses personnes dans le monde, les réponses ne peuvent qu’être entachées d’une amertume raciale qui couve depuis longtemps. La Palestine, comme l’a souligné George Orwell en 1945, est une «
.question de couleur.», et c’est ainsi qu’elle a inévitablement été perçue par Gandhi, qui a supplié les dirigeants sionistes de ne pas recourir au terrorisme contre les Arabes en utilisant des armes occidentales, et par les nations postcoloniales, qui ont presque toutes refusé de reconnaître l’État d’Israël. Ce que W.E.B. Du Bois appelait le problème central de la politique internationale – la «.ligne de couleur.» – à motiver Nelson Mandela lorsqu’il a déclaré que la libération de l’Afrique du Sud de l’apartheid était « incomplète sans la liberté des Palestiniens ». James Baldwin a cherché à profaner ce qu’il a qualifié de « silence pieux » autour du comportement d’Israël en affirmant que l’État juif, qui a vendu des armes au régime d’apartheid en Afrique du Sud, incarnait la suprématie blanche et non la démocratie. Muhammad Ali considérait la Palestine comme un exemple d’injustice raciale flagrante. Il en va de même aujourd’hui pour les dirigeants des confessions chrétiennes noires les plus anciennes et les plus importantes des USA, qui ont accusé Israël de génocide et demandé à Biden de mettre fin à toute aide financière et militaire à ce pays.

En 1967, James Baldwin a eu le manque de tact de dire que la souffrance du peuple juif « est reconnue comme faisant partie de l’histoire morale du monde » et que « ce n’est pas le cas pour les Noirs ». En 2024, beaucoup plus de gens peuvent voir que, comparés aux victimes juives du nazisme, les innombrables millions de personnes consumées par l’esclavage, les nombreux holocaustes de la fin de l’époque victorienne en Asie et en Afrique, et les attaques nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki sont à peine rappelés. Ces dernières années, des milliards de non-Occidentaux ont été furieusement politisés par la guerre calamiteuse de l’Occident contre le terrorisme, l’« apartheid vaccinal » pendant la pandémie et l’hypocrisie flagrante sur le sort des Ukrainiens et des Palestiniens ; ils ne peuvent manquer de remarquer une version belliciste du «.négationnisme » parmi les élites des anciens pays impérialistes qui refusent d’aborder le passé de brutalité et de pillage génocidaire de leurs pays et s’efforcent de délégitimer toute discussion à ce sujet en la qualifiant de «
.wokisme.» déséquilibré. Les récits populaires du totalitaire «.les-Occidentaux-sont-les-meilleurs.» continuent d’ignorer les descriptions aiguës du nazisme (par Jawaharlal Nehru et Aimé Césaire, entre autres sujets impériaux) comme le «.jumeau.» radical de l’impérialisme occidental.; ils hésitent à explorer le lien évident entre le massacre impérial des indigènes dans les colonies et les terreurs génocidaires perpétrées contre les juifs à l’intérieur de l’Europe.

L’un des grands dangers aujourd’hui est le durcissement de la ligne de couleur pour en faire une nouvelle Ligne Maginot. Pour la plupart des gens hors de l’Occident, dont l’expérience primordiale de la civilisation européenne a été d’être brutalement colonisée par ses représentants, la Shoah n’est pas apparue comme une atrocité sans précédent. Se remettant des ravages de l’impérialisme dans leur propre pays, la plupart des peuples non occidentaux n’étaient pas en mesure d’apprécier l’ampleur de l’horreur que le jumeau radical de cet impérialisme infligeait aux Juifs d’Europe. Ainsi, lorsque les dirigeants israéliens comparent le Hamas aux nazis et que les diplomates israéliens portent des étoiles jaunes à l’ONU, leur public est presque exclusivement occidental. La majeure partie du monde ne porte pas le fardeau de la culpabilité des chrétiens européens à l’égard de la Shoah et ne considère pas la création d’Israël comme une nécessité morale pour absoudre les péchés des Européens du XXe siècle. Depuis plus de sept décennies maintenant, le débat parmi les « peuples les plus sombres » est resté le même
.: pourquoi les Palestiniens devraient-ils être dépossédés et punis pour des crimes dont seuls les Européens étaient complices ? Et ils ne peuvent que reculer avec dégoût face à l’affirmation implicite selon laquelle Israël a le droit de massacrer 13.000 enfants, non seulement pour se défendre, mais aussi parce qu’il est un État né de la Shoah.

En 2006, Tony Judt avertissait déjà que « l’Holocauste ne peut plus être instrumentalisé pour excuser le comportement d’Israël » parce qu’un nombre croissant de personnes « ne peuvent tout simplement pas comprendre comment les horreurs de la dernière guerre européenne peuvent être invoquées pour autoriser ou cautionner un comportement inacceptable dans un autre temps et un autre lieu ». La manie de persécution de longue date d’Israël – « tout le monde s’en prend à nous – ne suscite plus de sympathie », a-t-il averti, et les prophéties d’un antisémitisme universel risquent de «
.devenir une affirmation autoréalisatrice.».: «.le comportement imprudent d’Israël et l’identification insistante de toutes les critiques.». L’antisémitisme est désormais la principale source de sentiment anti-juif en Europe occidentale et dans une grande partie de l’Asie. Aujourd’hui, les amis les plus fervents d’Israël enveniment cette situation. Comme l’a dit le journaliste et documentariste israélien Yuval Abraham, «.l’utilisation abusive et effroyable.» de l’accusation d’antisémitisme par les Allemands la vide de son sens et « met ainsi en danger les Juifs du monde entier ». Biden continue d’avancer l’argument perfide selon lequel la sécurité de la population juive du monde entier dépend d’Israël. Comme le chroniqueur du New York Times, Ezra Klein, l’a récemment déclaré : « Je suis juif. Est-ce que je me sens plus en sécurité ? Est-ce que j’ai l’impression qu’il y a moins d’antisémitisme dans le monde en ce moment à cause de ce qui s’y passe, ou est-ce qu’il me semble qu’il y a une énorme recrudescence de l’antisémitisme et que même les Juifs vivant dans des endroits qui ne sont pas Israël sont vulnérables à ce qui se passe en Israël.?.»

Ce scénario ruineux a été très clairement anticipé par les survivants de la Shoah que j’ai cités plus haut, qui ont mis en garde contre les dommages infligés à la mémoire de la Shoah par son instrumentalisation. Bauman a averti à plusieurs reprises après les années 1980 que de telles tactiques de la part d’hommes politiques sans scrupules comme Begin et Netanyahou assuraient «
.un triomphe post-mortem à Hitler, qui rêvait de créer un conflit entre les Juifs et le monde entier.» et «.empêchaient les Juifs de ne jamais coexister pacifiquement avec les autres ». Améry, désespéré dans ses dernières années par «.l’antisémitisme naissant.», a supplié les Israéliens de traiter même les terroristes palestiniens avec humanité, afin que la solidarité entre les sionistes de la diaspora comme lui et Israël ne devienne pas «.la base d’une communion de deux parties vouées à l’échec face à la catastrophe.».

Il n’y a pas grand-chose à espérer à cet égard de la part des dirigeants actuels d’Israël. La découverte de leur extrême vulnérabilité face au Hezbollah et au Hamas devrait les inciter à prendre le risque d’un compromis de paix. Pourtant, avec toutes les bombes de 900 kilos que Biden leur a prodiguées, ils cherchent follement à militariser davantage leur occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Une telle automutilation est l’effet à long terme que Boas Evron craignait lorsqu’il a mis en garde contre «.la mention continue de l’Holocauste, de l’antisémitisme et de la haine des Juifs dans toutes les générations
.» «.Une direction ne peut être séparée de sa propre propagande.», écrivait-il, et la classe dirigeante israélienne agit comme les chefs d’une “secte” opérant «.dans le monde des mythes et des monstres créés de ses propres mains.», «.incapable de comprendre ce qui se passe dans le monde réel.» ou les «.processus historiques dans lesquels l’État est pris.».

Quarante-quatre ans après qu’Evron a écrit ces lignes, il est également plus clair que les sponsors occidentaux d’Israël se sont révélés être les pires ennemis du pays, en fonçant leur pupille dans l’hallucination. Comme le dit Evron, les puissances occidentales agissent contre leurs «
.propres intérêts et appliquent à Israël une relation préférentielle spéciale, sans qu’Israël se sente obligé de rendre la pareille.». En conséquence, «.le traitement spécial accordé à Israël, exprimé par un soutien économique et politique inconditionnel.», a «.créé une serre économique et politique autour d’Israël, le coupant des réalités économiques et politiques mondiales.».

Netanyahou et sa cohorte menacent les fondements de l’ordre mondial qui a été reconstruit après la révélation des crimes nazis. Même avant Gaza, la Shoah perdait sa place centrale dans notre imaginaire du passé et de l’avenir. Il est vrai qu’aucune atrocité historique n’a fait l’objet d’une commémoration aussi large et complète. Mais la culture du souvenir autour de la Shoah a maintenant accumulé sa propre longue histoire. Cette histoire montre que la mémoire de la Shoah n’est pas née organiquement de ce qui s’est passé entre 1939 et 1945 : elle a été construite, souvent très délibérément, et à des fins politiques spécifiques. En fait, le consensus nécessaire sur la portée universelle de la Shoah a été mis en danger par les pressions idéologiques de plus en plus visibles exercées sur sa mémoire.

Le fait que le régime nazi allemand et ses collaborateurs européens aient assassiné six millions de Juifs était largement connu après 1945. Mais pendant de nombreuses années, ce fait stupéfiant n’a eu qu’une faible résonance politique et intellectuelle. Dans les années 1940 et 1950, la Shoah n’était pas considérée comme une atrocité distincte des autres atrocités de la guerre : les tentatives d’extermination des populations slaves, des Tziganes, des handicapés et des homosexuels. Bien entendu, la plupart des peuples européens avaient leurs propres raisons de ne pas s’attarder sur le meurtre des Juifs. Les Allemands étaient obsédés par leur propre traumatisme lié aux bombardements et à l’occupation par les puissances alliées, ainsi qu’à leur expulsion massive d’Europe de l’Est. La France, la Pologne, l’Autriche et les Pays-Bas, qui avaient ardemment coopéré avec les nazis, voulaient se présenter comme faisant partie d’une vaillante « résistance » à l’hitlérisme. Trop de rappels indécents de cette complicité ont existé longtemps après la fin de la guerre en 1945. L’Allemagne a eu d’anciens nazis comme chancelier [Kurt Georg Kiesinger] et président [Heinrich Lübke] Le président français François Mitterrand avait été un apparatchik du régime de Vichy. En 1992 encore, Kurt Waldheim était président de l’Autriche alors qu’il existait des preuves de son implication dans les atrocités nazies.

Même aux USA, il y avait «
.un silence public et une sorte de déni étatique concernant l’Holocauste.», comme l’écrit Idith Zertal dans Israel’s Holocaust and the Politics of Nationhood (2005). Ce n’est que bien après 1945 que l’Holocauste a commencé à être évoqué publiquement. En Israël même, la prise de conscience de la Shoah s’est limitée pendant des années aux survivants, dont il est étonnant de se souvenir aujourd’hui qu’ils ont été traités avec mépris par les dirigeants du mouvement sioniste. Ben-Gourion avait d’abord vu dans l’arrivée au pouvoir d’Hitler «.un énorme coup de pouce politique et économique pour l’entreprise sioniste »,.mais il ne considérait pas les débris humains des camps de la mort hitlériens comme un matériau adapté à la construction d’un nouvel État juif fort. Tout ce qu’ils avaient enduré, disait Ben-Gourion, avait «.purgé leur âme de tout ce qui était bon.». Saul Friedländer, le plus grand historien de la Shoah, qui a quitté Israël en partie parce qu’il ne supportait pas de voir la Shoah utilisée «.comme prétexte pour des mesures anti-palestiniennes sévères.», rappelle dans ses mémoires, Où mène le souvenir : ma vie (2016), que les universitaires ont d’abord dédaigné le sujet, le laissant au centre de commémoration et de documentation Yad Vashem.

Ce n’est qu’avec le procès d’Adolf Eichmann, en 1961, que les mentalités ont commencé à évoluer. Dans Le septième million (1993, fr. 2003), l’historien israélien Tom Segev raconte que Ben-Gourion, accusé par Begin et d’autres rivaux politiques d’insensibilité à l’égard des survivants de la Shoah, a décidé d’organiser une «.catharsis nationale
.» en tenant le procès d’un criminel de guerre nazi. Il espérait éduquer les Juifs des pays arabes sur la Shoah et l’antisémitisme européen (qu’ils ne connaissaient ni l’un ni l’autre) et commencer à les lier aux Juifs d’ascendance européenne dans ce qui semblait trop clairement être une communauté imparfaitement imaginée. Segev poursuit en décrivant comment Begin a fait progresser ce processus de création d’une conscience de la Shoah parmi les Juifs à la peau plus foncée qui avaient longtemps été la cible d’humiliations racistes de la part de l’establishment blanc du pays. Begin a soigné leurs blessures de classe et de race en leur promettant des terres palestiniennes volées et un statut socio-économique supérieur à celui des Arabes dépossédés et démunis.

Cette répartition des salaires de l’israélité a coïncidé avec l’émergence de la politique identitaire au sein d’une minorité aisée aux USA. Comme l’explique Peter Novick avec des détails surprenants dans The Holocaust in American Life (1999), la Shoah «
.n’était pas si importante.» dans la vie des Juifs étasuniens jusqu’à la fin des années 1960. Seuls quelques livres et films ont abordé le sujet. Le film “Jugement à Nuremberg” (1961) a intégré le meurtre de masse des Juifs dans la catégorie plus large des crimes du nazisme. Dans son essai « The Intellectual and Jewish Fate », publié dans le magazine juif Midstream, Norman Podhoretz, le saint patron des sionistes néoconservateurs dans les années 1980, ne dit rien du tout sur l’Holocauste.

Les organisations juives, qui sont devenues célèbres pour leur contrôle de l’opinion sur le sionisme, ont d’abord découragé la commémoration des victimes juives d’Europe. Elles s’efforçaient d’apprendre les nouvelles règles du jeu géopolitique. Au cours des changements de caméléon du début de la guerre froide, l’Union soviétique est passée du statut d’alliée fidèle contre l’Allemagne nazie à celui d’ennemi totalitaire. En conséquence, le rédacteur en chef de Commentary a exhorté les Juifs étasuniens à adopter une «
.attitude réaliste plutôt que punitive et récriminatoire.» à l’égard de l’Allemagne, qui était désormais un pilier de la «.civilisation démocratique occidentale.».

Cette vaste mise en scène des dirigeants politiques et intellectuels du monde libre a choqué et aigri de nombreux survivants de la Shoah. Cependant, ils n’étaient pas considérés à l’époque comme des témoins privilégiés du monde moderne. Améry, qui détestait le «
.philosémitisme envahissant.» de l’Allemagne d’après-guerre, en était réduit à amplifier ses « ressentiments » privés dans des essais destinés à troubler la «.conscience misérable.» des lecteurs allemands. Dans l’un de ces essais, il décrit un voyage en Allemagne au milieu des années 1960. Alors qu’il discute du dernier roman de Saul Bellow avec les nouveaux intellectuels «.raffinés.» du pays, il ne peut oublier les «.visages de pierre.» des Allemands ordinaires devant un tas de cadavres, et découvre qu’il éprouve une nouvelle «.rancune.» envers les Allemands et leur place exaltée dans les «.halls majestueux de l’Occident.». L’expérience de la «.solitude absolue.» d’Améry devant ses tortionnaires de la Gestapo a détruit sa «.confiance dans le monde.». Ce n’est qu’après sa libération qu’il a retrouvé une «.compréhension mutuelle.» avec le reste de l’humanité, car «.ceux qui m’avaient torturé et transformé en insecte.» semblaient inspirer du «.mépris.» à ce derrière, mais sa foi bienfaisante dans «.l’équilibre de la moralité mondiale.» a été rapidement ébranlée par l’étreinte de l’Allemagne par l’Occident et par le recrutement enthousiaste d’anciens nazis par le monde libre dans son nouveau «.jeu de pouvoir.».

Améry se serait senti encore plus trahi s’il avait vu le mémorandum du Comité juif américain en 1951, qui regrettait que «
.pour la plupart des Juifs, le raisonnement sur l’Allemagne et les Allemands soit encore empreint d’une forte émotion.». Novick explique que les Juifs étasuniens, comme d’autres groupes ethniques, étaient soucieux d’éviter l’accusation de double loyauté et de profiter des opportunités en pleine expansion offertes par les États-Unis de l’après-guerre. Ils sont devenus plus attentifs à la présence d’Israël lors du procès Eichmann, largement médiatisé et controversé, qui a rendu inéluctable le fait que les Juifs avaient été les principales cibles et victimes d’Hitler. Mais ce n’est qu’après la guerre des Six Jours en 1967 et la guerre du Kippour en 1973, lorsqu’Israël a semblé menacé dans son existence par ses ennemis arabes, que la Shoah a commencé à être largement conçue, tant en Israël qu’aux USA, comme l’emblème de la vulnérabilité juive dans un monde éternellement hostile. Les organisations juives ont commencé à utiliser la devise « Plus jamais ça » pour faire pression en faveur de politiques étasuniens favorables à Israël. Les USA, confrontés à une défaite humiliante en Asie de l’Est, ont commencé à considérer un Israël apparemment invincible comme un mandataire précieux au Moyen-Orient, et ont commencé à subventionner généreusement l’État juif. À son tour, le récit, promu par les dirigeants israéliens et les groupes sionistes étasuniens, selon lequel la Shoah représentait un danger présent et imminent pour les Juifs, a commencé à servir de base à l’autodéfinition collective de nombreux Juifs étasuniens dans les années 1970.

Les Juifs étasuniens étaient alors le groupe minoritaire le plus éduqué et le plus prospère des États-Unis d'Amérique, et ils étaient de plus en plus irréligieux. Pourtant, dans la société étasunienne rancunière et polarisée de la fin des années 1960 et des années 1970, où la mise sous séquestre ethnique et raciale est devenue courante dans un sentiment généralisé de désordre et d’insécurité, et où la calamité historique est devenue un insigne d’identité et de rectitude morale, de plus en plus d’étasuniens juifs assimilés se sont ralliés à la mémoire de la Shoah et ont forgé un lien personnel avec un Israël qu’ils considéraient comme menacé par des antisémites génocidaires. Une tradition politique juive préoccupée par les inégalités, la pauvreté, les droits civiques, l’environnementalisme, le désarmement nucléaire et l’anti-impérialisme s’est transformée en une tradition caractérisée par une hyper-attention à l’égard de la seule démocratie du Moyen-Orient.

Dans les journaux qu’il a tenus à partir des années 1960, l’écrivain et critique littéraire Alfred Kazin alterne entre la perplexité et le mépris en décrivant les psychodrames de l’identité personnelle qui ont contribué à créer l’électorat le plus fidèle d’Israël à l’étranger : «
.La période actuelle de “succès” juif sera un jour commémorée comme l’une des plus grandes ironies... Les Juifs pris au piège, les Juifs assassinés, et bingo ! De ses cendres naîtront toutes les lamentations et l’exploitation de l’Holocauste… Israël comme “sauvegarde” des Juifs ; l’Holocauste comme notre nouvelle Bible, plus qu’un livre de lamentations. »

Kazin était allergique au culte étasunien d’Elie Wiesel, qui affirmait partout que la Shoah était incompréhensible, incomparable et irreprésentable, et que les Palestiniens n’avaient aucun droit sur Jérusalem. Selon Kazin, «
.la classe moyenne juive américaine.» avait trouvé en Wiesel un «.Jésus de l’Holocauste.», «.un substitut à sa propre vacuité religieuse.». La puissante politique identitaire d’une minorité étasunienne n’a pas échappé à Primo Levi lors de son unique visite dans le pays en 1985, deux ans avant qu’il ne se suicide. Il avait été profondément troublé par la culture de consommation ostentatoire de l’Holocauste autour de Wiesel (qui prétendait avoir été le grand ami de Levi à Auschwitz ; Levi ne se souvenait pas l’avoir jamais rencontré) et était perplexe face à l’obsession voyeuriste de ses hôtes étasuniens pour sa judéité. Dans une lettre à ses amis de Turin, il se plaint que les Étasuniens lui ont « épinglé une étoile de David ». Lors d’une conférence à Brooklyn, Levi, à qui l’on demandait son avis sur la politique au Moyen-Orient, commença à dire qu’«.Israël était une erreur en termes historiques.». Un tollé s’ensuivit et le modérateur dut interrompre la rencontre. Plus tard dans l’année, en octobre, Commentary, qui s’était alors montré furieusement pro-israélien, a chargé une néocon en herbe de 24 ans de lancer des attaques venimeuses à l’encontre de Levi. De l’aveu même de Levi, cette violence intellectuelle (amèrement regrettée par son auteure, aujourd’hui antisioniste) a contribué à éteindre sa «.volonté de vivre.».

La littérature étasunienne récente manifeste le plus clairement le paradoxe suivant : plus la Shoah s’éloigne dans le temps, plus son souvenir est férocement possédé par les générations suivantes d’Étasuniens juifs. J’ai été choqué par l’irrévérence avec laquelle Isaac Bashevis Singer, né en 1904 en Pologne et devenu à bien des égards la quintessence de l’écrivain juif du XXe siècle, a dépeint les survivants de la Shoah dans ses romans et s’est moqué à la fois de l’État d’Israël et du philosémitisme empressé des gentils Étasuniens. Un roman comme Ombres sur l’Hudson semble presque conçu pour prouver que l’oppression n’améliore pas le caractère moral. Mais des écrivains juifs beaucoup plus jeunes et plus sécularisés que Singer semblait trop immergé dans ce que Gillian Rose, dans son essai cinglant sur La liste de Schindler, a appelé la «
.piété de l’Holocauste.». Dans une critique de la LRB (23 juin 2005) de The History of Love, un roman de Nicole Krauss se déroulant en Israël, en Europe et aux USA, James Wood a souligné que son auteure, née en 1974, «.procède comme si l’Holocauste s’était produit hier.». La judéité du roman a été, écrit Wood, «.déformée en fraude et en histrionisme par la force de l’identification de Krauss à cette judéité.». Une telle “ferveur juive”, à la limite du «.spectacle de ménestrels blackface.», contrastait fortement avec l’œuvre de Bellow, Norman Mailer et Philip Roth, qui n’avaient « pas montré un grand intérêt pour l’ombre de la Shoah ».

Une affiliation vigoureusement voulue à la Shoah a également marqué et diminué une grande partie du journalisme étasunien sur Israël. De manière plus conséquente, la religion politico-laïque de la Shoah et l’identification excessive à Israël depuis les années 1970 ont fatalement faussé la politique étrangère du principal bailleur de fonds d’Israël, les USA. En 1982, peu avant que Reagan n’ordonne sans ménagement à Begin de mettre fin à son «
.holocauste.» au Liban, un jeune sénateur étasunien qui vénérait Elie Wiesel comme son grand maître a rencontré le Premier ministre israélien. Selon le récit stupéfait que Begin a fait de cette rencontre, le sénateur a salué l’effort de guerre israélien et s’est vanté d’être prêt à aller plus loin, même si cela signifiait tuer des femmes et des enfants. Begin lui-même a été déconcerté par les paroles du futur président étasunien, Joe Biden. « Non, monsieur », a-t-il insisté. « Selon nos valeurs, il est interdit de blesser des femmes et des enfants, même en temps de guerre… C’est un critère de la civilisation humaine que de ne pas blesser les civils » [sic].

La période de paix relative a fait oublier à la plupart d’entre nous les calamités qui l’ont précédée. Seules quelques personnes en vie aujourd’hui peuvent se souvenir de l’expérience de la guerre totale qui a défini la première moitié du XXe siècle, des luttes impériales et nationales à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe, de la mobilisation idéologique de masse, des éruptions du fascisme et du militarisme. Près d’un demi-siècle des conflits les plus brutaux et des plus grandes ruptures morales de l’histoire a révélé les dangers d’un monde où aucune contrainte religieuse ou éthique n’existait sur ce que les êtres humains pouvaient ou osaient faire. La raison laïque et la science moderne, qui ont déplacé et remplacé la religion traditionnelle, n’ont pas seulement révélé leur incapacité à légiférer sur la conduite humaine
.; elles sont impliquées dans les nouveaux modes de massacre efficaces démontrés par Auschwitz et Hiroshima.

Au cours des décennies de reconstruction qui ont suivi 1945, il est lentement redevenu possible de croire au concept de société moderne, à ses institutions en tant que force civilisatrice sans équivoque, à ses lois en tant que défense contre les passions vicieuses. Cette croyance provisoire a été consacrée et affirmée par une théologie laïque négative dérivée de la révélation des crimes nazis : « Plus jamais ça ». L’impératif catégorique de l’après-guerre a progressivement pris une forme institutionnelle avec la création d’organisations telles que la CIJ et la Cour pénale interna-tionale et d’organismes vigilants de défense des droits humains tels qu’Amnesty International ou Human Rights Watch. Un document majeur des années d’après-guerre, le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, est imprégné de la crainte de voir se répéter l’apocalypse raciale du passé de l’Europe. Au cours des dernières décennies, alors que l’utopie d’un meilleur ordre socio-économique s’estompait, l’idéal des droits humains a puisé encore plus d’autorité dans les souvenirs du grand mal commis pendant la Shoah.

Qu’il s’agisse des Espagnols luttant pour une justice réparatrice après de longues années de dictature brutale, des Latino-Américains s’agitant au nom de leurs “desaparecidos”, des Bosniaques demandant une protection contre les nettoyeurs ethniques serbes, ou de la demande coréenne de réparation pour les “femmes de réconfort” réduites en esclavage par les Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale, les souvenirs de la souffrance des Juifs aux mains des nazis sont le fondement sur lequel ont été construites la plupart des descriptions d’idéologies extrêmes et d’atrocités, et la plupart des demandes de reconnaissance et de réparation.

Ces mémoires ont contribué à définir les notions de responsabilité, de culpabilité collective et de crime contre l’humanité. Il est vrai que celles-ci ont été continuellement malmenées par les tenants de l’humanitarisme militaire, qui réduisent les droits humains au droit de ne pas être brutalement assassiné. Et le cynisme s’installe plus rapidement lorsque les formules de commémoration de la Shoah – voyages solennels à Auschwitz, suivis d’effusions fraternelles avec Netanyahou à Jérusalem – deviennent le ticket d’entrée pour la respectabilité pour les politiciens antisémites, les agitateurs islamophobes et Elon Musk. Ou lorsque Netanyahou accorde une absolution morale en échange de son soutien à des politiciens franchement judéophobes d’Europe de l’Est qui cherchent continuellement à réhabiliter les fervents bourreaux locaux de Juifs pendant la Shoah. Pourtant, en l’absence de toute autre mesure plus efficace, la Shoah reste indispensable pour évaluer la santé politique et morale des sociétés ; sa mémoire, bien que sujette à des abus, peut encore être utilisée pour mettre au jour des iniquités plus insidieuses. Quand je regarde mes propres écrits sur les admirateurs anti-musulmans d’Hitler et leur influence néfaste sur l’Inde d’aujourd’hui, je suis frappé par le nombre de fois où j’ai cité l’expérience juive des préjugés pour mettre en garde contre la barbarie qui devient possible quand certains tabous sont brisés.

Tous ces points de référence universalistes – la Shoah comme mesure de tous les crimes, l’antisémitisme comme forme de sectarisme la plus meurtrière – risquent de disparaître à mesure que l’armée israélienne massacre et affame les Palestiniens, rase leurs maisons, écoles, hôpitaux, mosquées, églises, les bombarde dans des campements de plus en plus petits, tout en dénonçant comme antisémites ou champions du Hamas tous ceux qui le supplient de renoncer, depuis les Nations Unies, Amnesty International et Human Rights Watch jusqu’aux gouvernements espagnol, irlandais, brésilien et sud-africain et au Vatican. Israël dynamite aujourd’hui l’édifice de normes mondiales construit après 1945, qui vacille depuis la guerre catastrophique et toujours impunie contre le terrorisme et la guerre revancharde de Vladimir Poutine en Ukraine. La rupture profonde que nous ressentons aujourd’hui entre le passé et le présent est une rupture dans l’histoire morale du monde depuis le point zéro de 1945 – une histoire dont la Shoah a été pendant de nombreuses années l’événement central et la référence universelle.

D’autres tremblements de terre sont à prévoir. Les hommes politiques israéliens ont décidé d’empêcher la création d’un État palestinien. Selon un récent sondage, une majorité absolue (88%) de Juifs israéliens estime que l’ampleur des pertes palestiniennes est justifiée. Le gouvernement israélien bloque l’aide humanitaire à Gaza. Joe Biden admet désormais que ses subordonnés israéliens sont coupables de «
.bombardements aveugles.», mais il leur distribue compulsivement de plus en plus de matériel militaire. Le 20 février, les USA ont méprisé pour la troisième fois à l’ONU le souhait désespéré de la plupart des pays du monde de mettre fin au bain de sang à Gaza. Le 26 février, alors qu’il léchait un cornet de glace, Joe Biden a lancé sa propre idée, rapidement rejetée par Israël et le Hamas, d’un cessez-le-feu temporaire. Au Royaume-Uni, les politiciens travaillistes et conservateurs cherchent des formules verbales susceptibles d’apaiser l’opinion publique tout en offrant une couverture morale au carnage de Gaza. Cela semble à peine croyable, mais les preuves sont désormais accablantes : nous assistons à une sorte d’effondrement du monde libre.

En même temps, Gaza est devenue pour d’innombrables personnes impuissantes la condition essentielle de la conscience politique et éthique au XXIe siècle – tout comme la Première Guerre mondiale l’a été pour une génération en Occident. Et, de plus en plus, il semble que seuls ceux qui ont été secoués par la calamité de Gaza peuvent sauver la Shoah de Netanyahou, Biden, Scholz et Sunak et réuniversaliser sa signification morale ; eux seuls peuvent restaurer ce qu’Améry appelait l’équilibre de la moralité mondiale. La plupart des manifestants qui remplissent les rues de leurs villes semaine après semaine n’ont aucune relation immédiate avec le passé européen de la Shoah. Ils jugent Israël sur ses actions à Gaza plutôt que sur sa demande de sécurité totale et permanente sanctifiée par la Shoah. Qu’ils connaissent ou non la Shoah, ils rejettent la leçon grossière de darwinisme social qu’Israël en tire : la survie d’un groupe de personnes aux dépens d’un autre. Ils sont motivés par le simple désir de défendre les idéaux qui semblaient si universellement souhaitables après 1945
.: le respect de la liberté, la tolérance à l’égard de l’altérité des croyances et des modes de vie, la solidarité avec la souffrance humaine et le sens de la responsabilité morale à l’égard des faibles et des persécutés. Ces hommes et ces femmes savent que s’il y a une leçon à tirer de la Shoah, c’est «.Plus jamais ça pour qui que ce soit.», le slogan des jeunes militants courageux de Jewish Voice for Peace.

Il est possible qu’ils perdent. Peut-être qu’Israël, avec sa psychose survivaliste, n’est pas la “relique amère" dont parlait George Steiner – il est plutôt le signe avant-coureur de l’avenir d’un monde en faillite et épuisé. Le soutien sans réserve apporté à Israël par des personnalités d’extrême droite comme Javier Milei (Argentine) et Jair Bolsonaro (Brésil) et son parrainage par des pays où les nationalistes blancs ont contaminé la vie politique – les USA, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie – suggère que le monde des droits individuels, des frontières ouvertes et du droit international est en train de s’éloigner. Il est possible qu’Israël parvienne à nettoyer ethniquement Gaza, et même la Cisjordanie. Il y a trop de preuves que l’arc de l’univers moral ne s’incline pas vers la justice
.: les hommes puissants peuvent faire en sorte que leurs massacres semblent nécessaires et justes. Il n’est pas du tout difficile d’imaginer une conclusion triomphale à l’assaut israélien.

La crainte d’une défaite catastrophique pèse sur l’esprit des manifestants qui perturbent les discours de campagne de Biden et sont expulsés de ses meetings au son d’un chœur de «
.quatre ans de plus.». L’incrédulité face à ce qu’ils voient chaque jour dans les vidéos en provenance de Gaza et la crainte d’une brutalité plus débridée poursuivent les dissidents en ligne qui excorient quotidiennement les piliers du quatrième pouvoir occidental pour leur intimité avec le pouvoir brutal. En accusant Israël de génocide, ils semblent délibérément violer l’opinion “modérée” et “raisonnable” qui place le pays ainsi que la Shoah en dehors de l’histoire moderne de l’expansionnisme raciste. Et ils ne persuadent probablement personne dans le courant politique occidental dominant, toujours plus blindé.

Mais Améry lui-même, en adressant ses ressentiments à la conscience misérable de son temps, disait
.: «.je ne parle pas du tout avec l’intention de convaincre, je jette aveuglément ma parole sur la balance, quel qu’en soit le poids.». Se sentant trompé et abandonné par le monde libre, il a exprimé ses ressentiments «.pour que le crime devienne une réalité morale pour le criminel, pour qu’il soit emporté dans la vérité de son atrocité.». Les accusateurs bruyants d’Israël semblent aujourd’hui viser à peine plus. Contre les actes de sauvagerie et la propagande par omission et obscurcissement, d’innombrables millions de personnes proclament aujourd’hui, dans les espaces publics et sur les médias numériques, leurs furieux ressentiments. Ce faisant, ils risquent de gâcher définitivement leur vie. Mais peut-être que leur seule indignation atténuera, pour l’instant, le sentiment de solitude absolue des Palestiniens et contribuera à racheter la mémoire de la Shoah.