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Il n’y a pas de problème d'immigration, mais un problème
de xénophobie et de racisme en France.
Les clercs ont trahi leurs idéaux. Les politiques trahissent maintenant
les lois de la nation. Pourquoi le peuple ne trahirait-il pas la
république ?
Julien Benda reprochait aux clercs, c’est-à-dire aux penseurs, aux
savants et aux artistes, d’avoir trahi leurs propres valeurs en mettant
la raison au service de la déraison des peuples. Ils ont permis, selon
le mot de Cocteau, à la bêtise de penser. Le nationalisme n’est rien
d’autre que cette superbe de l’imbécile qui sait qu’il a peur et raison
d’avoir peur, et s’enorgueillit d’être cerné de clercs et de politiques
qui ont peur avec lui. Quel frisson que de pouvoir frayer parmi les
grands en s’avouant médiocre.
Dernièrement, il n’est pas un clerc qui n’ait stupéfié par la
médiocrité de sa pensée, parce qu’elle n’était pas une pensée, mais
l’expression de sa compromission du moment avec le réel. Les clercs de
Benda, en trahissant leur fonction au nom de l’histoire et des
sciences, ont finalement trahi leur patrie. Ceux d’aujourd’hui
trahissent le peuple au nom du réalisme et de l’économie.
Ils ont préparé un peuple qui méprise, un peuple qui soupçonne, un
peuple qui hait. A force de meurtrir l’idéal au nom d’un pragmatisme
plus irréel encore, ils ont fourni aux politiques du jour le cadre
intellectuel propice à leur trahison : celle des lois qui font
l’organisation politique d’un pays, et qui sont encore un idéal, le
seul auquel les élus soient tenus.
Il ne semble pas que l’on mesure bien quelle rupture induit cette
trahison de l’esprit des lois. Punir une communauté – un peuple – pour
les agissements de certains de ses membres, ou même d’autres que leur
nomadisme apparente aux premiers ? Condamner un père ou une mère pour
les fautes de ses enfants, faire purger la peine de l’un à un autre, et
priver la fratrie de l’un de ses parents ? Associer les étrangers à des
délinquants, et la délinquance au fait de la présence des étrangers ?
Considérer que les citoyens français ne jouissent pas devant un
tribunal des mêmes droits suivant le lieu de leur naissance ? Déchoir
un citoyen de ses droits et de son identité par défaut d’ancienneté ?
Présumer coupable un suspect ?
Quel gouvernement peut tenir de tels propos, fût-ce pour allumer un
contre-feu ? (L’argument de la stratégie de diversion est d’ailleurs
irrecevable, la xénophobie a toujours été l’objet d’une manœuvre
dilatoire, cela ne l’a pas rendue moins dommageable pour autant.)
Le problème n’est pas que ces dispositions soient inconstitutionnelles,
ou qu’elles excèdent le droit international, et qu’en conséquence elles
soient juridiquement inapplicables. Le problème est que cela ait été
dit, au nom de la nation et par ses élus.
S’il se trouve encore une seule personne pour considérer que la parole
politique est versatile et par là inconséquente, qu’il explique la
vanité des mots aux Roms que l’on expulse. Dire d’une communauté
qu’elle pose un problème à la sécurité de l’Etat, aux valeurs d’une
nation ; dire que l’insécurité est liée aux étrangers et aux Français
d’origine étrangère ; parler de Français d’origine étrangère ; tout
ceci n’est pas sans conséquence.
Lorsque l’homme qui prend la parole est un clerc, et qu’il jouit d’une
tribune, ou bien qu’il est un élu, commandant à l’administration et à
la police d’un pays, sa parole est armée. L’inconséquence est à la
parole ce que l’impunité est au crime : une incitation.
On disqualifie toute protestation en arguant de son utopisme. Tout
appel aux principes de la justice est considéré comme nul car hors de
la réalité. Mais qu’est-ce que cette réalité ? Parce que les hommes
sont racistes, alors il faut courber l’échine ; parce qu’ils sont
violents, il faut leur faire la guerre ? Créer des apatrides, mettre
des familles à la rue, est-ce réaliste ? Est-ce une politique réaliste
que de scinder un pays, de le replier sur lui-même et d’y fomenter
l’hostilité ? Les effets d’un idéal tel que la justice sociale sont-ils
moins réalistes ?
Et pourtant l’on se tait. L’opposition craint d’être naïve ou de
l’avoir été. Car elle aussi désormais veut son trousseau de pragmatique
et admet de recevoir sa naïveté en pleine face comme une insulte pour
laquelle elle baisse les yeux.
Ce que cet accablant silence a d’infâme, c’est de laisser penser que
tout a été fait. On répète à l’envi que les banlieues ont été
délaissées depuis leur construction par les pouvoirs publics et l’on
ose dire qu’on a tout essayé. On met à mal les services publics, on
fragilise les structures de la santé, on réduit l’éducation à n’être
qu’une garderie, et l’on déclare avec l’air compassé qui sied au deuil
que le système d’intégration ne fonctionne plus. Les étrangers sont la
cause de ce dysfonctionnement. Les étrangers sont un problème pour la
France. Au début des années 1950, le philosophe Theodor Adorno
rappelait qu’à partir du moment où l’Allemagne avait accepté l’idée
d’un problème juif, l’idée que la présence des juifs en Allemagne
méritait une réflexion publique, des réponses politiques et des
aménagements législatifs, c’en était fait de son pays, il pouvait
sombrer dans le pire antisémitisme et la xénophobie. Il n’y avait pas
de problème juif, il y avait un problème nazi, qui procédait d’un
problème antisémite. Parler de “problème juif” n’avait pas de sens, la
problématique était absurde en ses termes mêmes. Personne, aujourd’hui,
n’admettrait qu’il en fut autrement.
Il n’y a pas en France de problème d’immigration. Il n’y a pas de
problème posé par les étrangers sur le sol français. Il y a un problème
de xénophobie et de racisme. En d’autres termes, tant que les clercs,
les responsables politiques et le peuple continueront de considérer
qu’il y a des Français et des pseudo Français, il n’y a aucune sorte de
raison pour que les seconds ne s’estiment mis au banc de la nation,
avec toutes les conséquences que le bannissement implique.
Car enfin quel est le rôle des clercs ? Démontrer que l’étrangeté
contredit les valeurs de la pensée ou démontrer que le racisme met ces
valeurs en péril ? Quel est le rôle des politiques et de la force
publique ? Celui de dissuader les étrangers ou de dissuader les
racistes ? Quelle est la responsabilité du peuple ? Celle de se
répandre en propos injurieux, en plaisanteries douteuses et en
discrimination quotidienne, ou bien d’admettre qu’il a un semblant de
responsabilité en tant que personne, en tant que citoyen, en tant
qu’être de raison et que sa raison et la loi l’obligent à tenir sa peur
en laisse, à réserver son intolérance à ses recoins d’ombre et sa
violence pour les joies du sport ?
Si une partie de ce peuple juge que son histoire religieuse, militaire,
coloniale et néocoloniale, qu’en somme son histoire politique et ses
morts l’autorisent à se laisser aller, qu’il sache qu’une autre partie
n’ignore rien de la honte d’être un homme, de la honte d’être un
Français, et qu’elle en tire la fierté qui a menée plus d’un clerc
autrefois, ou même un politique, à se battre contre le peuple ; pour
une idée de la justice. Cet utopisme-là a sauvé plus d’hommes, et
permet à plus d’hommes de survivre, que n’importe lequel des réalismes.
Si une partie des Français pense réellement qu’elle peut se passer des
étrangers, c’est que cette partie-là méconnaît ce qu’elle est ; elle
méconnaît son identité. Si elle pense qu’ils sont pour elle une menace,
et qu’alors ils sont fondés à approuver qu’un gouvernement entame leurs
droits, elle se mutile. Dans les deux cas, elle oublie comme une nation
est fragile et la paix civile avec elle.
Il serait bon que les penseurs et les politiques se rappellent à leurs
devoirs, au premier rang desquels celui de ne pas considérer la place
publique comme l’alèse des passions, d’autant plus lorsqu’elles sont
celles de la peur.
Il n’y a rien de plus dangereux que cette “décomplexion” qui consiste à
en finir avec l’“hypocrisie”. Une nation, les principes qui la fondent
et les lois qui la structurent sont hypocrites puisqu’ils regardent
l’inégalité des hommes et en déduisent l’égalité des citoyens. Toute la
politique repose sur des conventions, sur un accord, en aucun cas sur
les lois de la nature, et c’est pourquoi le socle en est si précaire.
Mais c’est à cette précarité que le peuple doit ses droits, qui sont
encore une illusion, et c’est à elle que les politiques doivent leur
charge. Ceux-ci ayant le devoir de maintenir les lois et leur esprit,
ceux-là de se tenir.
Le renoncement d’un peuple à sa tenue, l’acceptation de se voir
insulter en son intelligence et d’être traité en mineur, cette trahison
de sa dignité propre n’advient que lorsque les élites ont elles-mêmes
renoncé à raisonner. Cependant, et c’est la force et la dangerosité de
la liberté démocratique, l’abdication des clercs et des politiques est
sans effet si le peuple refuse de s’y soumettre ; elle est décuplée
s’il lui offre sa violence.
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