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Il arrive que l’on demande à quelqu’un s’il y a une crise de l’intelligence, si le monde s’abêtit, s’il y a un dégoût de la culture, — si les professions libérales
pâtissent, songent à la mort, sentent leurs forces décroître, leurs
rangs s’éclaircir, leur prestige devenir de plus en plus mince, leur
existence de plus en plus ingrate, précaire, mesurée…
Mais ces questions surprenant ce quelqu’un, qui s’en trouvait fort
éloigné, il faut bien qu’il se reprenne, qu’il se retourne en soi-même
vers elles, qu’il se réveille de ses autres pensées, et qu’il se frotte
les yeux de l’esprit, qui sont les mots.
— Crise ? se dit-il tout d’abord, qu’est-ce donc qu’une crise ?
Décidons de ce terme ! — Une crise est le passage d’un certain régime
de fonctionnement à quelque autre ; passage que des signes ou des
symptômes rendent sensible. Pendant une crise, le temps semble changer
de nature, la durée n’est plus perçue comme dans l’état ordinaire des
choses : au lieu de mesurer la permanence, elle mesure la variation.
Toute crise implique l’intervention de « causes » nouvelles qui
troublent un équilibre mobile ou immobile qui existait. Comment ajuster
à la notion d’intelligence l’idée de crise que l’on vient de rappeler à soi en quelques mots ?
Chacun se sert de l’esprit qu’il a. Un manœuvre se sert du sien, par rapport à soi,
autant que quiconque, philosophe ou géomètre. Si ses discours nous
semblent grossiers et trop simples, les nôtres lui sont étranges ou
absurdes ; chacun de nous est un manœuvre pour quelqu’un.
Comment en serait-il autrement ? Tout homme, d’ailleurs, parfois rêve,
ou s’enivre, ou fait les deux ; et dans ses sommeils comme dans
l’ivresse, le brassement de ses images, la liberté de leurs
combinaisons inutiles le font Shakespeare, dans une mesure inconnue et
inconnaissable. Ce manœuvre, foudroyé de fatigue ou d’alcool, devient
théâtre des génies.
Mais, dira-t-on, il ne sait pas s’en servir.
Mais c’est là dire qu’il est manœuvre par rapport à nous, quoique
Shakespeare par rapport à soi. Il ne lui manque, à son réveil, que de
connaître le nom même de Shakespeare et la notion de littérature. Il
s’ignore en tant qu’inventeur.
* * *
Nous vivons sur des notions très vagues et très grossières, qui
d’ailleurs vivent de nous. Ce que nous savons, nous le savons par
l’opération de ce que nous ne savons pas.
Nécessaires, et même suffisantes au mouvement rapide des échanges de
pensées, toutefois il n’est pas une seule de ces notions imparfaites et
indispensables qui supporte d’être considérée en soi. Dès que le regard
s’y attarde, aussitôt il y voit une confusion d’exemples et d’emplois
très différents qu’il n’arrive jamais à réduire. Ce qui était clair au
passage, et si vivement compris,
se fait obscur quand on le fixe ; ce qui était simple se décompose ; ce
qui était avec nous est contre nous. Un petit tour d’une vis
mystérieuse modifie le microscope de la conscience, augmente le
grossissement de notre attention par sa durée, suffit à nous faire
apparaître notre embarras intérieur.
Insistez, par exemple, le moins du monde, sur des noms comme temps, univers, race, forme, nature, poésie,
etc., et les verrez se diviser à l’infini, devenir infranchissables.
Tout à l’heure, ils nous servaient à nous entendre ; ils se changent à
présent en occasions de nous confondre. Ils étaient unis insensiblement
à nos desseins et à notre acte comme des membres si dociles qu’on les
oublie, et voici que la réflexion nous les oppose, les transforment en
obstacles et en résistances. On dirait, en vérité, que les mots en
mouvement et en combinaison sont tout autre chose que les mêmes mots
inertes et isolés !
Cette propriété générale et si remarquable de nos instruments de pensée
engendre presque toute vie philosophique, morale, littéraire et
politique, c’est-à-dire une activité aussi vaine qu’on le voudra, mais
aussi propice qu’on le voudra au développement de la finesse, de la
profondeur et des actions propres de l’esprit. Nos enthousiasmes, nos
antagonismes dépendent directement des vices de notre langage ; ses
incertitudes favorisent les divergences, les distinctions, les
objections, et tous ces tâtonnements de lutteurs intellectuels. Elles
empêchent heureusement les esprits d’arriver jamais au repos… On peut
se dire, en feuilletant l’histoire, qu’une dispute qui n’est pas sans
issue est une dispute sans importance.
* * *
L’Intelligence est l’une de
ces notions qui ne prennent leur valeur que des autres termes auxquels
elles sont jointes dans quelque discours qui les compose ou les oppose.
On l’oppose parfois à la sensibilité, parfois à la mémoire, parfois à
l’instinct, et parfois à la sottise. Tantôt c’est une faculté, et
tantôt un degré de cette faculté ; quelquefois on la prend aussi pour
le Tout de l’esprit lui-même, dont on lui donne l’ensemble vague de toutes les propriétés.
Depuis quelques années, ce mot, déjà embarrassé de plusieurs idées
assez différentes, a contracté, par une contagion très fréquente dans
les langues, une valeur nouvelle et tout étrangère. Je ne crois pas
qu’il faille se féliciter de voir étendre le nom d’Intelligence à une
classe sociale d’individus, et de traduire ainsi le russe Intelligentsia.
* * *
Crise de l’Intelligence
peut donc être entendue comme altération d’une certaine faculté dans
tous les hommes ; ou bien seulement chez ceux d’entre eux qui en
seraient le plus doués, ou devraient l’être ;
ou bien comme crise de l’ensemble des facultés de l’esprit moyen ; ou
encore, crise de la valeur et du prix de cette vertu dans la société
actuelle ou prochaine. Enfin, on peut y voir aussi, en tenant compte du
nouveau sens venu des Russes, une crise affectant une classe de
personnes qui se trouverait atteinte dans la qualité, ou le nombre, ou
les conditions d’existence de ses membres.
Entre toutes ces « intelligences » diversement définies, il s’agit de savoir celle qu’on veut qui périclite.
Celui qu’on interroge aperçoit aussitôt cinq ou six possibilités. Il
pressent que la moindre insistance en ferait apparaître d’autres. Il va
errer de point de vue en point de vue, de crise en crise, — crise d’une
faculté, crise d’une valeur, crise d’une classe.
I - De l’Intelligence-Faculté
Que l’on s’inquiète tout d’abord si l’homme devient plus sot, plus
crédule, plus faible d’esprit, s’il y a crise de la compréhension, ou
de l’invention… Mais qui l’en avertira, où sont les repères de ce
changement de la puissance mentale et qui, s’ils existaient, les
pourrait légitimement consulter ?
Cette étrange question n’est pas toujours sans suggérer quelques idées.
Voici, par exemple, une sorte de problème que je propose comme il me
vient. Il ne s’agit pas de le résoudre.
Rechercher dans quel sens la vie moderne, l’outillage obligatoire de
cette vie, les habitudes qu’elle nous inflige, peuvent modifier, d’une
part, la physiologie de notre esprit, nos perceptions de toute espèce,
et surtout ce que nous faisons ou ce qui se fait en nous de nos
perceptions ; d’autre part, la place et le rôle de l’esprit même dans
la condition actuelle de l’espèce humaine.
On examinerait, entre autres objets, le développement de tous les
moyens qui déchargent de plus en plus l’esprit de ses efforts les plus
pénibles : les modes de fixation qui soulagent la mémoire, les
merveilleuses machines qui économisent le travail calculateur de la
tête, les symboles et les méthodes qui permettent de faire entrer toute
une science dans quelques signes, les facilités admirables que l’on
s’est créées de faire voir ce qu’il fallait jadis faire comprendre,
l’enregistrement direct et la restitution à volonté des images, de
leurs suites, des lois mêmes de leurs substitutions, que sais-je ! — On
se demanderait si tant de secours, tant de puissants auxiliaires ne
viennent pas réduire peu à peu la force de notre attention et la
capacité de travail mental continu ou de durée ordonnée, dans
l’humanité moyenne.
Observez déjà nos arts. On se plaint de n’avoir point de style, on se
console en se disant que nos descendants nous en trouveront bien
quelqu’un…
Mais comment se ferait un style, c’est-à-dire comment serait possible
l’acquisition d’un type stable, d’une formule générale de construction
et de décor (qui ne sont jamais que les fruits d’expériences assez
longues et d’une certaine constance dans les goûts, les besoins, les
moyens), quand l’impatience, la rapidité d’exécution, les variations
brusques de la technique pressent les œuvres, et quand la condition de
nouveauté est exigée depuis un siècle de toutes les productions dans
tous les genres ?
Et d’où nous vient enfin cette exigence du nouveau ? Nous y repenserons
tout à l’heure. Laissons les questions se multiplier d’elles-mêmes.
* * *
Impatience, disais-je… Adieu, travaux infiniment lents, cathédrale de
trois cents ans dont la croissance interminable s’accommodait
curieusement des variations et des enrichissements successifs qu’elle
semblait poursuivre et comme produire dans l’altitude ! Adieu, peinture
à la longue obtenue par l’accumulation de transparents travaux, de
couches claires et minces dont chacune attendait la suivante pendant
des semaines, sans égard au génie !
Adieu, perfections du langage, méditations littéraires, et recherches
qui faisaient les ouvrages à la fois comparables à des objets précieux
et à des instruments de précision !… Nous voici dans l’instant,
voués aux effets de choc et de contraste, et presque contraints à ne
saisir que ce qu’illumine une excitation de hasard, et qui la suggère.
Nous recherchons et apprécions l’esquisse, l’ébauche, les brouillons.
La notion même d’achèvement est presque effacée.
* * *
C’est que le temps est passé, où le temps ne comptait pas. L’homme
d’aujourd’hui ne cultive guère ce qui ne peut point s’abréger.
L’attente et la constance pèsent à notre époque, qui essaye de se
délivrer de sa tâche à grands frais d’énergie.
La mise en jeu, la mise en train de cette énergie exigent le machinisme,
et le machinisme est le véritable gouvernant de notre époque. Il faut
voir de quel prix nous payons ses immenses services, en quelle monnaie
l’Intelligence se libère, et si l’accroissement de puissance, de
précision et de vitesse ne va pas réagir sur l’être qui le désire et
qui l’obtient de la nature.
* * *
Il arrive à l’homme moderne d’être quelquefois accablé par le nombre et
la grandeur de ses moyens. Notre civilisation tend à nous rendre
indispensable tout un système de merveilles issues du travail passionné
et combiné d’un assez grand nombre de très grands hommes et d’une foule
de petits. Chacun de nous éprouve les bienfaits, porte le poids, reçoit
la somme de ce total séculaire de vérités et de recettes capitalisées.
Aucun de nous n’est capable de se passer de cet énorme héritage ; aucun
de nous capable de le supporter. Il n’y a plus d’homme qui puisse même
envisager cet ensemble écrasant. C’est pourquoi les problèmes
politiques, militaires, économiques deviennent si difficiles à
résoudre, les chefs si rares, les erreurs de détail si peu
négligeables. On assiste à la disparition de l’homme qui pouvait être complet
comme de l’homme qui pouvait matériellement se suffire. Diminution
considérable de l’autonomie, dépression du sentiment de maîtrise,
accroissement correspondant de la confiance dans la collaboration, etc.
* * *
La machine gouverne. La vie humaine est rigoureusement enchaînée par
elle, assujettie aux volontés terriblement exactes des mécanismes. Ces
créatures des hommes sont exigeantes. Elles réagissent à présent sur
leurs créateurs et les façonnent d’après elles. Il leur faut des
humains bien dressés ; elles en effacent peu à peu les différences et
les rendent propres à leur fonctionnement régulier, à l’uniformité de
leurs régimes. Elles se font donc une humanité à leur usage, presque à
leur image.
Il y a une sorte de pacte entre la machine et nous-mêmes, pacte
comparable à ces terribles engagements que contracte le système nerveux
avec les démons subtils de la classe des toxiques. Plus la machine nous
semble utile, plus elle le devient ; plus elle le devient, plus nous
devenons incomplets, incapables de nous en priver. La réciproque de l’utile existe.
* * *
Les plus redoutables des machines ne sont point peut-être celles qui
tournent, qui roulent, qui transportent ou qui transforment la matière
ou l’énergie. Il est d’autres engins, non de cuivre ou d’acier bâtis,
mais d’individus étroitement spécialisés : organisations, machines
administratives, construites à l’imitation d’un esprit en ce qu’il a d’impersonnel.
La civilisation se mesure par la multiplication et la croissance de ces
espèces. On peut les assimiler à des êtres énormes, grossièrement
sensibles, à peine conscients, mais excessivement pourvus de toutes les
fonctions élémentaires et permanentes d’un système nerveux démesurément
grossi. Tout ce qui est relation, transmission, convention,
correspondance, se voit en eux à l’échelle monstrueuse d’un homme par cellule.
Ils sont doués d’une mémoire sans limites, quoique aussi fragile que la
fibre du papier. Ils y puisent tous leurs réflexes dont la table est
loi, règlements, statuts, précédents. Ces machines ne laissent point de
mortel qu’elles ne l’absorbent dans leur structure et n’en fassent un
sujet de leurs opérations, un élément quelconque de leurs cycles. La
vie, la mort, les plaisirs, les travaux des hommes sont des détails,
des moyens, des incidents de l’activité de ces êtres, dont l’empire
n’est tempéré que par la guerre qu’ils se font entre eux.
* * *
Chacun de nous est une pièce de quelqu’un de ces systèmes, ou plutôt
appartient toujours à plusieurs systèmes différents ; et il abandonne à
chacun d’eux une part de la propriété de soi, comme il emprunte de
chacun d’eux une part de sa définition sociale et de sa licence d’être.
Nous sommes tous citoyens, soldats, contribuables, hommes de tel
métier, tenants de tel parti, enfants de telle religion, membres de
telle organisation, de tel club.
Faire partie… est une
expression remarquable. Nous sommes en quelque sorte, par le
refouillement et l’analyse de la masse humaine qui se font toujours
plus précis et minutieux, devenus des entités bien définies. Comme
telles, nous ne sommes plus que des objets de spéculation, de
véritables choses. Ici, je suis conduit à prononcer des mots sans
grâce, et contraint d’écrire avec horreur que l’irresponsabilité, l’interchangeabilité, l’interdépendance, l’uniformité
des mœurs, des manières, et même des rêves, gagnent le genre humain.
Les sexes eux-mêmes semblent ne plus devoir se distinguer l’un de
l’autre que par les caractères anatomiques.
* * *
Ce n’est pas tout. Le monde moderne est un monde tout occupé de
l’exploitation toujours plus efficace et plus approfondie des énergies
naturelles. Non seulement il les recherche et les dépense pour
satisfaire aux nécessités éternelles de la vie, mais il les prodigue,
et il s’excite à les prodiguer au point de créer de toutes pièces des besoins inédits (et même que l’on n’eût jamais imaginés), — à partir des moyens de contenter ces besoins ; comme si, ayant inventé quelque substance, on inventait, d’après ses propriétés, la maladie qu’elle guérisse, la soif qu’elle puisse apaiser…
L’homme, donc, s’enivre de dissipation. Abus de vitesse ; abus de
lumière ; abus de toniques, de stupéfiants, d’excitants ; abus de
fréquence dans les impressions ; abus de diversité ; abus de résonances
; abus de facilités ; abus de merveilles, abus de ces prodigieux moyens
de décrochage ou de déclenchement,
par l’artifice desquels d’immenses effets sont mis sous le doigt d’un
enfant. Toute vie actuelle est inséparable de ces abus. Notre système
organique, soumis de plus en plus à des expériences physiques et
chimiques toujours nouvelles, se comporte à l’égard de ces puissances
et de ces rythmes qu’on lui inflige, à peu près comme il le fait à
l’égard d’une intoxication insidieuse. Il s’accommode à son poison, il
l’exige bientôt, il en trouve chaque jour la dose insuffisante. L’œil,
à l’époque de Ronsard, se contentait d’une chandelle. Les érudits de ce
temps-là, qui travaillaient volontiers la nuit, lisaient, — et quels
grimoires ! — écrivaient sans difficulté à quelque lueur mouvante et
misérable. Il réclame aujourd’hui, 20, 50, 100 bougies.
Quant à notre sens le plus central — notre sens de l’intervalle entre
le désir et la possession de son objet, qui n’est autre que le sens de
la durée, et qui se satisfaisait jadis de la vitesse des chevaux ou de
la brise, il trouve que les rapides sont bien lents, que les messages électriques le font mourir de langueur.
Les événements eux-mêmes sont demandés comme une nourriture. S’il n’y a
point ce matin quelque grand malheur dans le monde, nous nous sentons
un certain vide. — « Il n’y a rien aujourd’hui dans les journaux », disent-ils.
Nous voilà pris sur le fait. Nous sommes tous empoisonnés.
* * *
Il faudrait à présent rassembler toutes ces remarques, les rapporter à l’idée que nous avons de l’intelligence-faculté,
et se demander si ce régime d’excitations intenses et rapprochées, de
sévices déguisés, de rigueurs utilitaires, de surprises systématiques,
de facilités et de jouissances trop organisées, ne doit pas amener une
sorte de déformation permanente de l’esprit, lui faire perdre et
acquérir des propriétés ; — et si, en particulier, les dons mêmes qui
lui ont fait désirer ces progrès, comme
pour s’employer et se développer ne seront pas affectés par l’abus,
dégradés par leurs propres effets, épuisés par leur acte ?
* * *
Mais point de conclusions… Mieux vaut reprendre un peu et repenser sa
pensée. J’ai déjà dit qu’il n’était pas question de résoudre de tels
problèmes. Je ne voudrais, avant de les abandonner, que renforcer
quelques-unes des idées que j’ai rapidement éveillées.
J’ai parlé d’une sorte d’intoxication par l’énergie. Il s’y rattache ce qu’on pourrait nommer l’intoxication par la hâte.
Je ne sais qui avait signalé, il y a quelque trente ans, comme un
phénomène critique dans l’histoire du monde, la disparition de la terre libre,
c’est-à-dire l’occupation achevée des territoires habitables par des
nations organisées, l’impossibilité de s’étendre sans coup férir, la
suppression des biens qui ne sont à personne. Les terres inhabitables
elles-mêmes sont aujourd’hui appropriées et retenues ; l’Angleterre,
par exemple (et nécessairement elle), a mis la main sur le Continent
antarctique ; dans quelques milliers d’années, la précession des
équinoxes lui permettra de se féliciter de sa prévoyance… Mais je ne
parlais de la terre libre que par figure. C’est au temps libre
que je voulais en venir. Ce n’est pas le loisir tel qu’on l’entend
d’ordinaire que vise maintenant ma pensée. Le loisir apparent existe
encore ; et même il se défend au moyen de mesures légales et de
perfectionnements mécaniques contre la conquête des heures par
l’activité. Mais je dis que le loisir intérieur se perd. Nous perdons
cette paix essentielle des profondeurs de l’être, cette absence sans
prix pendant laquelle les éléments les plus délicats de la vie se
rafraîchissent et se réconfortent. L’oubli parfait les baigne ; ils se
lavent du passé, du futur, de la conscience nette et pressante, de la
présence implicite et confuse des obligations suspendues et des
attentes embusquées. Point de soucis, point de lendemain, point de
pression intérieure, mais une sorte de repos dans l’état pur les rend à
leur liberté propre ; ils ne s’occupent alors que d’eux-mêmes, ils sont
déliés de leurs devoirs envers la connaissance et déchargés du soin des
souvenirs et de tous les prochains fantômes du possible. Voilà ce que
la rigueur, la tension et la précipitation de notre existence troublent
ou dilapident… Les progrès de l’insomnie sont remarquables et suivent
exactement tous les autres progrès. La fatigue et la confusion mentales
sont parfois telles que l’on se prend à regretter naïvement les
Tahitis, les Paradis de simplicité et de paresse, les vies à forme
lente et inexacte, que nous n’avons jamais connus. Les primitifs
ignorent la nécessité d’un temps finement divisé. Il n’y avait pas de
minutes ni de secondes pour les anciens, mais nos mouvements
aujourd’hui se règlent sur ces fractions. Le dixième, le centième de
seconde commencent de n’être plus négligeables dans certains domaines
de la pratique. La machine généralisée a exigé ces précisions. Elle
s’est si fortement imposée à l’espèce que l’on peut rapporter à
l’existence et à l’accroissement de son empire toute manifestation de
l’esprit de notre époque.
Des intelligences vivantes, les unes se dépensent à servir la machine,
les autres à la construire, les autres à prévoir ou à préparer une plus
puissante ; enfin, une dernière catégorie d’esprits se consume à
essayer d’échapper à la domination de la machine. Ces intelligences
rebelles sentent avec horreur se substituer à ce tout complet et
autonome qu’était l’âme des anciens hommes, je ne sais quel daimon
inférieur qui ne peut que collaborer, s’agglomérer, trouver son
apaisement dans la dépendance, son bonheur dans un système fermé qui se
fermera d’autant mieux sur soi-même qu’il sera plus exactement créé par
l’homme pour l’homme. Mais c’est une définition nouvelle de l’homme.
Tout le trouble qui est aujourd’hui dans les esprits annonce que de
grands changements se préparent dans l’idée que nous nous faisons de
nous-mêmes.
II - De l’Intelligence-Classe
Pensons un peu maintenant à ce que j’appellerai l’intelligence-classe.
Tout le monde sent bien que quelque tribu existe qui se distingue par ses rapports particuliers avec l’esprit.
Personne n’en peut donner une description complète, simple et arrêtée.
Il s’agit d’une nébuleuse sociale à résoudre. Mais celle-ci est de ces
molles nébuleuses auxquelles plus s’attache le regard, plus leurs
contours se dissolvent, plus leurs formes se fondent ou se dérobent. Il
demeure toujours quelque chose que l’on ne sait ni raccorder à la
figure générale, ni distraire d’elle.
Cette espèce pourtant se plaint ; donc elle existe.
* * *
Intellectuels, artistes, membres des diverses professions libérales…
les uns sont assez utiles à la vie animale de la société, les autres
sont inutiles (et parmi ces derniers, les plus précieux peut-être, ceux
qui relèvent un peu notre race, et lui donnent l’illusion de connaître,
de s’avancer, de créer, de se roidir contre sa nature). Il arrive
aujourd’hui que l’on parle de la dépression de la valeur de ces hommes,
de l’affaiblissement de leur prestige, de leur extermination par le
dénuement. Leur existence est, en effet, étroitement liée à une culture
et à une tradition, l’une et l’autre menacées de destins inconnus par
la révolution actuelle des choses de ce globe.
* * *
Notre civilisation prend, ou tend à prendre, la structure et les
qualités d’une machine, comme je l’ai indiqué tout à l’heure. La
machine ne souffre pas que son empire ne soit pas universel et que des
êtres subsistent, étrangers à son acte, extérieurs à son
fonctionnement. Elle ne peut, d’autre part, s’accommoder d’existences
indéterminées dans sa sphère d’action. Son exactitude, qui lui est
essentielle, ne peut tolérer le vague ni le caprice social ; sa bonne
marche est incompatible avec les situations irrégulières. Elle ne peut admettre que personne demeure, de qui le rôle et les conditions d’existence ne soient précisément définis.
Elle tend à éliminer les individus imprécis à son point de vue, et à
reclasser les autres, sans égard au passé — ni même à l’avenir de
l’espèce.
Elle a commencé par s’attaquer aux populations peu organisées qui
existaient sur le globe. Une loi (qui se combine avec cette loi
primitive qui fait du besoin et du sentiment de la force des impulsions
agressives) veut, de plus, qu’il se produise immanquablement un
mouvement offensif du plus organisé contre le moins organisé.
La machine, — c’est-à-dire le monde occidental, — ne pouvait qu’elle ne
s’en prît quelque jour à ces hommes indéfinis, — parfois incommensurables, — qu’elle trouvait en elle-même.
Nous assistons donc à l’attaque de la masse indéfinissable, par la volonté ou la nécessité de définition.
Lois fiscales, lois économiques, réglementation du travail, et surtout
modifications profondes de la technique générale, tout s’emploie à
dénombrer, à assimiler, à niveler, à ordonner cette population interne
d’indéfinissables et d’isolés par nature,
qui constitue une partie des intellectuels, — l’autre partie, plus
aisément absorbable, devant être, d’ailleurs, redéfinie et reclassée.
* * *
Quelques remarques éclairciront peut-être ce que je viens d’écrire.
Ce ne fut jamais qu’indirectement que la société put soutenir la vie
d’un poète, d’un théoricien, d’un artiste en œuvres lentes et
profondes. Elle en fait quelquefois des serviteurs fictifs, des
fonctionnaires nominaux, professeurs, conservateurs, bibliothécaires.
Mais les corporations se plaignent, le peu d’arbitraire d’un ministre
se réduit de plus en plus, la machine a de moins en moins de jeu.
* * *
La machine ne veut et ne peut connaître que des « professionnels ».
Comment s’y prendre pour tout réduire en professionnels
Que de tâtonnements dans l’entreprise de déterminer les caractères des spécialistes de l’intellect !
Et qui oserait mettre, ou ne pas mettre, dans la catégorie
intellectuelle, une devineresse, un ordonnateur de cérémonies, un pitre
de foire ?
Qui soutiendra qu’il se dépense plus d’esprit dans une tête que dans
une autre ; qu’il en faut plus, et plus de connaissances, pour
enseigner que pour spéculer commercialement ou pour créer quelque
industrie ?
Il faut se résoudre à patauger dans les exemples. Patauger,
quelquefois, c’est aussi faire bondir deux ou trois gouttes de lumière.
Dans les questions qui sont confuses par essence et qui le sont pour
tout le monde, je trouve permis, — peut-être louable, — de livrer tels
quels les essais, les actes inachevés, les états mêmes rejetés et
réfutés de sa pensée.
* * *
J’ai vu parfois des définitions très surprenantes de l’intellectuel. Il
en est qui reçoivent le comptable, qui élimine le poète. Il y en a de
telles qu’entendues à la rigueur de la lettre, elles englobent, elles
sont impuissantes à exclure ces belles machines à calculer, ou à
quarrer des courbes, qui sont si supérieures à tant de cerveaux.
* * *
Ces machines calculatrices qui me passent par l’esprit me suggèrent une réflexion que je noterai au passage.
Il y a des activités intellectuelles qui peuvent changer de rang
par le progrès des procédés techniques. Quand ces procédés deviennent
plus précis, quand la profession se ramène peu à peu à l’application de
moyens énumérables, exactement indiqués par l’examen du cas
particulier, la valeur personnelle du professionnel perd de plus en
plus d’importance. On sait quel rôle jouent l’habileté individuelle et
les procédés secrets dans une quantité de domaines. Mais le progrès
dont je parlais tend à rendre les résultats indépendants de ces
qualités singulières.
Si la médecine, par exemple, arrivait quelque jour, dans les
diagnostics et dans la thérapeutique correspondante, à un degré de
précision qui réduisît l’intervention du praticien à une série d’actes
définis et bien ordonnés, le médecin deviendrait un agent impersonnel
de la science de guérir, il perdrait tout ce charme qui tient à
l’incertitude de son art et à ce qu’on suppose invinciblement qu’il y
ajoute de magie individuelle ; il se rangerait désormais tout auprès du
pharmacien qui est placé un peu plus bas que lui, jusqu’ici, parce que
ses opérations sont plus scientifiques et se font sur une balance.
* * *
On pourrait dire, en termes bizarres et empruntés du langage du droit, qu’il existe des intellectuels fongibles,
et d’autres qui ne le sont pas. Les premiers sont déjà engagés dans la
machine ou peu éloignés de l’être, étant ceux qui sont interchangeables
et que l’on peut prendre l’un pour l’autre.
À la vérité, il n’y a point d’hommes absolument interchangeables. Ils
ne le sont, quand ils le sont, qu’à une certaine approximation.
Ceux qui ne peuvent point du tout se remplacer l’un par l’autre, — par
la raison qu’ils n’ont point d’autre, sont aussi ceux qui ne répondent
à aucun besoin incontestable. On peut donc considérer aussi dans le
peuple intellectuel ces catégories remarquables : les intellectuels qui servent à quelque chose et les intellectuels qui ne servent à rien.
Le pain des hommes, leur vêtement, leur toit, leurs maux physiques,
Dante, ni le Poussin, ni Malebranche n’y peuvent rien. Réciproquement
le pain, le vêtement, le toit et le reste ont quelque tendance à se
refuser à ces êtres. On ne peut guère justifier la subsistance des plus
grands hommes que par des phrases…
* * *
Ce problème de l’intelligence-classe est fort loin d’être un problème
nouveau. L’actualité, comme l’on dit, le rend seulement fort pressant,
plus pressant qu’il ne fut jamais. Mais rien de moins neuf.
L’histoire en est assez facile à résumer.
L’opportunité ou la nécessité de donner à l’esprit, sous les espèces de
certains hommes, une place définie dans le corps social a, de tout
temps, soulevé une difficulté essentielle et invincible en soi. Cette
difficulté réside non seulement dans le choix même de la définition,
mais encore dans l’obligation de prononcer des jugements inévitables
sur la qualité. On se heurte, dans toute tentative, à la question
insoluble de la détermination du meilleur. En patois scientifique, on pourrait parler d’aristométrie.
Si tout le monde use de l’esprit qu’il a, il faut d’abord décider qu’il
y a des usages de l’esprit qui peuvent servir à distinguer une certaine
classe ; mais il faut encore tenir, ou ne pas tenir compte, de la
valeur de ces usages, c’est-à-dire des œuvres, et même des recherches
en mouvement.
Un mauvais maçon est un maçon. Un mauvais mécanicien est un mécanicien.
Mais un artiste improvisé, un savant non reconnu par les autres, un
philosophe sans le savoir, un poète selon soi-même, que sont-ils ?
Et que sont un artiste, un savant, un philosophe, un poète pendant la
durée de leurs préparations cachées et de leur attente à l’état
d’énigmes ?
Descartes commence ses publications dans sa quarante-huitième année ;
Sébastien Bach, à cinquante et quelques années. Jusque-là, l’un est
rentier ex-militaire ; l’autre, organiste d’une église… Deux hommes qui
finissent par mettre au jour les œuvres que l’on sait n’ont pu exister,
jusqu’au moment de leur éclat, que grâce à l’absence de précision dans les définitions sociales de leur époque.
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J’ai encore quelques mots à dire sur l’histoire du problème.
De temps immémorial, on a donné de ce problème une solution simple, pratique et même brutale.
Elle consiste à définir l’intelligence par la scolarité. Plus un pays a
conservé sa figure primitive, plus il est stationnaire, plus cette
définition par les études contrôlées y est importante, sinon exclusive.
L’intelligence-classe est alors la classe de ceux qui ont fait leurs
études ; les études sont démontrées par les diplômes, preuves
matérielles. Mandarins, clercs, docteurs, licenciés constituent la
classe intellectuelle, qui est ainsi désignée de la façon la plus
claire (puisqu’elle est matérielle)
et devient très aisément dénombrable. Ce système est excellent pour la
préservation et la transmission des connaissances, médiocre sinon
mauvais pour leur accroissement. Il arrive aussi que la preuve
matérielle soit plus durable que ce qu’elle prouve, que le zèle, la
curiosité, la vigueur mentale de celui qu’elle institue membre de la
caste des lettrés.
Parmi les inconvénients du système, il faut signaler l’ankylose de
l’homme dans son attitude initiale. On me dit qu’il est encore possible
en Amérique de changer de carrière à tout âge, de passer du libéral au manuel et réciproquement.
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De cette conception si ancienne et si commode, on passe très aisément à la notion moderne des professions libérales.
Ce sont, paraît-il, les professions qui conviennent à un homme libre.
Un homme libre ne devait pas vivre du travail de ses mains. La
profession libérale s’opposait à la profession manuelle. Mais un
chirurgien se sert de ses mains, voire gantées. Un pianiste vit de ses
doigts ; un peintre, un sculpteur essayent d’en vivre. Tous ces
professionnels jadis étaient regardés comme ouvriers. Véronèse, cité en
témoignage par l’Inquisition de Venise, répond sur sa profession : Sono lavoratore !
Aujourd’hui, le changement est profond, le chirurgien ne se confond
plus avec le barbier, l’artiste avec l’artisan, et la hiérarchie
sociale fondée sur l’estime, sur le degré supposé de noblesse des
occupations, s’est déplacée. La chirurgie se trouve classée bien plus
dignement que bien des professions où les mains ne servent qu’à écrire.
* * *
On voit combien de questions sans réponse soulève la simple tentative
de se faire une idée nette de la place dans le monde moderne des hommes
de l’esprit, ou de ceux qui, par tradition, sont supposés l’être…
Chaque attaque de la difficulté trouve aussitôt sa riposte. Il faut
bien cependant, avant de mesurer un certain mal et d’en décrire les
symptômes, essayer de reconnaître ses victimes. On m’a vu tenter
vainement de circonscrire l’intellectuel et de découvrir des signes
certains de la profession libérale.
Ce genre de recherches est parfois aussi divertissant qu’un jeu de
société. Elles recèlent tout l’infini de l’inattendu. La surprise a
pour ressort profond le grand fait dont je me suis occupé il y a
quelques pages : une société nouvelle saisit une vieille société en
flagrant délit ; une organisation plus puissante et plus stricte
attaque une organisation moins puissante et plus vague. L’analyse
s’égare dans la complexité des rapports et des distinctions qu’elle est
obligée de constater ou d’introduire, quand elle prétend s’emparer de
tels conflits. Quoiqu’elle se sente, d’ailleurs, intimement convaincue
de la fragilité et même de la futilité de toutes les spéculations
morales et politiques, elle ne laisse pas de percevoir ce qu’il y a de
fort grave et presque de poignant dans ce désordre critique
qu’elle n’arrive point à définir. Savons-nous si le pain, quelque jour,
si les choses nécessaires à la vie ne seront pas refusées à ces hommes
dont la disparition ne troublerait en rien la production de ce pain et
de ces choses on verrait périr tout d’abord tous ceux qui ne peuvent se
défendre en se croisant les bras. Tout le reste suivrait ou reviendrait
aux tâches matérielles, gagné par la misère montante, et les progrès de
cette extermination manifesteraient dans le réel, pour quelque suprême
observateur, la hiérarchie positive des besoins vrais de la vie humaine
la plus simple.
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