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*Professeur au Collège de France, dans la chaire
d’anthropologie de la nature.
Cet article est le texte de la
conférence inaugurale du colloque « Comment penser
l’anthropocène ? »
organisé par Philippe Descola et
Catherine Larrère.
Notre rapport à la nature a atteint un point de
rupture qui requiert une manière responsable d’habiter la Terre.
L’anthropologie peut nous apprendre à considérer les milieux de vie
comme titulaires de droits, dont les hommes ne seraient que les
mandataires, et à leur accorder une représentation politique.
Dans une lettre à Schiller, Alexandre de Humboldt
définissait l’objet de sa recherche comme l’étude de
« l’habitabilité progressive de la surface du globe »,
qu’il entendait comme la façon dont les humains avaient peu à peu
transformé leurs environnements pour les plier à leurs usages et
former des écosystèmes au sein desquels ils étaient devenus des
forces décisives.
S’il voyait la Terre comme un grand organisme vivant où tout est
connecté, anticipant ainsi l’hypothèse Gaïa de Lovelock, il était
clair aussi pour lui que les hommes étaient partie prenante de cet
organisme et que, de ce fait, l’histoire naturelle de l’homme était
inséparable de l’histoire humaine de la nature.
Pourtant, deux siècles plus tard, la question qui
se pose avec urgence est : comment avons-nous enclenché un
processus qui va rendre la Terre, non pas de plus en plus, mais de
moins en moins habitable, et comment faire pour enrayer ce
mouvement ? Que s’est-il passé entre le constat optimiste de
Humboldt que toutes les forces de la nature – dont les humains –
sont entrelacées et l’évidence de plus en plus manifeste que ce qui
ne s’appelait pas encore à son époque l’anthropocène est devenu le
symptôme et le symbole d’un terrible échec de l’humanité ?
Un seuil critique
Il s’est passé au moins deux choses :
d’abord que l’anthropisation de la Terre qu’observait déjà Humboldt
a atteint un seuil critique dans des domaines qu’il n’avait pas
prévus – le réchauffement global, l’érosion de la biodiversité,
l’acidification des océans et la pollution des eaux, des airs et
des sols. Il est même possible de considérer les activités humaines
récentes dans le domaine biologique comme étant devenues la
pression de sélection dominante : des produits nouveaux comme
les antibiotiques, les pesticides et les Ogm se conjuguent à la
dissémination de nouvelles espèces dans de nouveaux habitats, à la
circulation d’agents pathogènes aptes à sauter les barrières
d’espèces, à la monoculture intensive et aux effets sélectifs des
températures plus élevées de l’atmosphère et des océans pour
altérer les processus évolutifs ; comme l’écrit le spécialiste
d’écologie marine Stephen Palumbi, « les humains sont
[maintenant] la plus grande force évolutionnaire sur la
Terre ». La
seconde différence par rapport à l’époque de Humboldt, lui-même
pourtant un précoce critique des ravages du colonialisme ibérique,
c’est qu’une petite partie de l’humanité s’est entre-temps
appropriée la Terre et l’a dévastée pour assurer ce qu’elle définit
comme son bien-être, au détriment d’une multitude d’autres humains
et de non-humains qui payent chaque jour les conséquences de cette
rapacité. Ce n’est donc pas l’humanité en général qui est à
l’origine de l’anthropocène, c’est un système, un mode de vie, une
idéologie, une manière de donner sens au monde et aux choses dont
la séduction n’a cessé de s’étendre et dont il faut comprendre les
particularités si l’on veut en finir avec lui et tenter ainsi de
défléchir certaines de ses conséquences les plus
dramatiques.
Il faut revenir un moment sur ces deux événements
multiséculaires – c’est la durée d’un clin d’œil à l’échelle des
temps géologiques – avant d’envisager les réformes de nos manières
de penser qui pourraient conduire à de nouvelles manières d’être.
En quoi consiste cette nouvelle étape de l’histoire de la Terre que
l’on a pris coutume d’appeler anthropocène ? Qu’a-t-elle de
nouveau par rapport au mouvement continu d’anthropisation de la
planète dont les effets sont visibles dès le début de
l’Holocène ? Car on sait à présent que même les écosystèmes
des régions qui paraissaient avoir été peu affectées par l’action
humaine avant la colonisation européenne, comme l’Amazonie ou
l’Australie, ont été transformées en profondeur au cours des dix
derniers millénaires par les techniques d’usage du milieu, en
particulier l’horticulture itinérante sur brûlis, la sylviculture
et les feux de brousse sélectifs et, quelques millénaires
auparavant, par cet événement majeur que fut l’extinction de la
mégafaune du Pléistocène dont l’ampleur fut considérable en
Australie et dans les Amériques à la suite de l’arrivée des
premiers occupants humains.
Pourtant, au sein de ce mouvement continu
d’anthropisation qui a affecté de nombreuses dimensions des
écosystèmes, notamment la densité et la distribution des espèces
animales et végétales, l’anthropocène se distingue au premier chef
par les implications de l’action humaine sur le climat et par
l’effet en retour de celui-ci sur les conditions de vie sur la
Terre. Tout indique en effet que nous sommes au bord d’une rupture
majeure du système de fonctionnement de la Terre dont les
conséquences peuvent être envisagées à grands traits au niveau
global sans que l’on sache encore très bien comment elles vont se
traduire localement dans l’inévitable bouleversement des modes
d’existence qu’elles vont engendrer.
Si les sciences sociales ont un rôle à jouer dans
cette ère qui s’ouvre, à la fois comme outil d’analyse et comme
réflexion sur des futurs différents, c’est qu’elles sont capables
de jouer sur différentes échelles de temps et d’espace afin de
saisir toute la gamme des transformations qui va affecter, quand
cela n’a pas déjà commencé, en différents lieux et pour différents
collectifs d’humains et de non-humains, les manières d’habiter la
Terre. Ces jeux d’échelle se donnent à voir dans l’amplitude des
écarts entre les diverses définitions de l’anthropocène en fonction
des dates qui sont proposées pour le début de cette période
géologique.
Je dois d’abord reconnaître que j’ai mis
longtemps à percevoir le caractère catastrophique, au sens littéral
du terme, que présentait le changement de régime climatique et à
mesurer la différence de nature qui existait entre l’anthropisation
continue de la planète depuis bien avant l’Holocène et ce que des
chercheurs de plus en plus nombreux dans les sciences de la Terre
appellent l’anthropocène. J’avais sans doute des excuses à cela.
Depuis quarante ans, j’étudie en anthropologue les interactions
entre humains et non-humains dans des régions du globe qui étaient
pour l’essentiel demeurées à l’écart des effets directs de la
révolution industrielle sur les écosystèmes terrestres et je
n’avais donc guère besoin d’être convaincu que la plupart des
biotopes ont été affectés en profondeur par l’action humaine. Pour
en revenir à un exemple qui a beaucoup retenu mon attention :
la composition floristique de la forêt amazonienne a été
transformée en profondeur au cours des dix derniers millénaires par
les manipulations végétales et les pratiques culturales des
Amérindiens, avec le résultat que, à taux égal de diversité
d’espèces, les zones affectées par l’action humaine présentent une
densité beaucoup plus élevée de plantes utiles à l’homme que celles
où il a été peu présent. Il serait donc absurde de raisonner –
ainsi qu’on l’a beaucoup fait à une époque – comme si les
populations humaines dans cette région du monde avaient dû
s’adapter, sur les plans social, culturel et technique, à des
écosystèmes qui seraient demeurés indemnes de toute influence
anthropique. Bref, anthroposphère, biosphère et géosphère ne m’ont
jamais paru séparées et si j’ai donné le nom « anthropologie
de la nature » à la chaire que j’occupe au Collège de France,
au grand étonnement de quelques-uns, c’est bien parce qu’il m’avait
paru nécessaire de donner à cette conviction un affichage
terminologique manifeste.
J’ai pourtant fini par prendre conscience que
l’anthropisation et l’anthropocène sont des choses bien
différentes. La première résulte de ce mouvement de coévolution des
humains et des non-humains, ininterrompu depuis 200 000 ans,
qui a façonné la Terre en altérant les écosystèmes et leurs
conditions de fonctionnement, de façon parfois irréversible et avec
des effets régionaux non intentionnels – ainsi en va-t-il, par
exemple, de l’incidence de la déforestation sur les cycles
climatiques locaux ou de l’agriculture intensive sur la structure
des sols (que l’on songe au desséchement de la forêt ombrophile à
Bornéo ou au Dust Bowl aux États-Unis). Tandis que
l’anthropocène désigne un effet systémique plus global, auquel les
altérations d’écosystèmes locaux contribuent sans doute pour une
part, mais dont le résultat général est une transformation
cumulative et en voie d’accélération du fonctionnement climatique
de la Terre, transformation dont les conséquences vont se faire
sentir pendant un grand nombre de siècles, peut-être de
millénaires, et qu’il n’est pas absurde de faire remonter aux
débuts de la révolution industrielle, vers 1800. Certes, il n’est
pas impossible que des altérations écosystémiques régionales –
comme la chute des défrichements suite à l’effondrement
démographique des Amérindiens consécutif à la conquête européenne –
ou des événements géophysiques locaux – comme les éruptions du
Tambora en 1815 ou du Krakatoa en 1883 – aient pu avoir des
incidences sur les équilibres climatiques globaux. Mais celles-ci
sont demeurées faibles et de courte durée.
Le premier événement auquel je viens de faire
référence mérite que l’on s’y attarde un moment. En effet, deux
chercheurs du University College de Londres, Simon Lewis et Mark
Maslin, ont récemment fait la proposition intrigante de retenir la
date de 1610 pour le début de l’anthropocène en raison d’une légère
baisse de la concentration de CO2 atmosphérique (7-10 parties par
million) observable dans la calotte glaciaire antarctique pour la
période qui va de 1570 à 1620. Cette baisse proviendrait
de la chute massive des essartages en Amérique du Nord et surtout
du Sud après l’invasion européenne à la suite de la destruction des
neuf dixièmes de la population autochtone causée par les maladies
infectieuses, les massacres et la réduction en esclavage ; il
en aurait résulté la régénération spontanée de millions d’hectares
de couverture végétale contribuant ainsi à une augmentation de la
séquestration du carbone par la végétation. La corrélation est plausible et elle
souligne a contrario, s’il en était encore besoin,
l’importance des transformations écosystémiques et géochimiques que
des manipulations végétales par les humains sont en mesure de
produire. Toutefois, même si la cause hypothétique indirecte des
variations en CO2 fut effroyable – le quasi-anéantissement des
habitants d’un continent –, l’amplitude de celles-ci demeure trop
faible pour être distinguée à coup sûr des variations naturelles.
On peut en dire autant des deux éruptions mentionnées plus
tôt : leur impact fut notable à l’échelle de la planète – et
dramatique, par exemple, dans les hautes terres de Nouvelle-Guinée
où l’on conserve la mémoire des famines que l’abaissement des
températures provoqua – sans que ces événements aient bouleversé
pour autant de façon durable les équilibres climatiques à l’échelle
de la Terre. Autrement dit, la date la plus plausible pour faire
débuter l’anthropocène demeure les commencements de la révolution
industrielle à la fin du XVIIIe siècle et c’est d’ailleurs celle que les
inventeurs du concept d’anthropocène, Paul Crutzen et Eugene
Stoermer, ont eux-mêmes retenue lorsqu’ils ont fait démarrer leur
nouvelle ère géologique avec le perfectionnement par James Watt de
la machine à vapeur.
Qualifier l’anthropocène comme une transformation
globale du système de la Terre débutant il y a un peu plus de deux
siècles présente à la fois un avantage et un risque pour les
sciences sociales, et plus généralement pour la façon dont les
communautés humaines font face à cette transformation. Je ne parle
pas ici des débats entre spécialistes des sciences de la Terre sur
l’existence autour de 1800 d’un véritable point stratotypique
mondial, plus communément appelé « clou d’or » (golden
spike), c’est-à-dire un marqueur géologique incontestable
définissant les limites entre deux strates géologiques. La
définition consensuelle d’un clou d’or, sans nul doute importante
pour que la Commission internationale de stratigraphie de l’Union
internationale des sciences géologiques ratifie l’anthropocène
comme une authentique époque géologique, n’est en revanche pas
centrale pour les questions que les humains se posent quant aux
causes et aux conséquences des bouleversements
environnementaux.
Le système naturaliste
Plus cruciale est l’identification des
responsabilités et des réponses à apporter. Quels collectifs
d’humains et de non-humains, quels types de pratiques et d’êtres,
quels modes d’existence sont-ils la cause de quelles sortes
d’altérations des interactions entre géosphère, biosphère et
anthroposphère ? À quelles échelles d’espace et de temps ces
phénomènes se produisent-ils et comment ces échelles
s’emboîtent-elles ? De ce point de vue, assigner la fin du
xviiie siècle au début de la
nouvelle ère géologique est une initiative bienvenue car elle
permet de dissiper le flou qui entoure la définition du mystérieux
anthropos qui donne sa dynamique à l’anthropocène. Ce n’est
pas l’humanité tout entière qui est à l’origine du réchauffement
global ou de la sixième extinction des espèces. Quelle que soit
l’incidence des actions des Indiens d’Amazonie, des Aborigènes
australiens ou des peuples autochtones de l’aire circumboréale sur
les écosystèmes qu’ils ont contribué à façonner, ce ne sont pas eux
qui sont la cause de l’augmentation d’un tiers de la concentration
atmosphérique en CO2, de l’acidification des océans ou de la fonte
des glaciers. La cause principale de l’entrée dans l’anthropocène,
je l’ai déjà dit en préambule, c’est le développement depuis
quelques siècles, d’abord en Europe occidentale puis dans d’autres
régions de la planète, d’un mode de composition du monde que l’on a
diversement appelé, selon les aspects du système que l’on
souhaitait mettre en évidence : capitalisme industriel,
révolution thermodynamique, technocène, modernité ou
naturalisme.
En quoi consiste ce système ? Il est d’abord
fondé, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, sur
l’affirmation d’une différence de nature, et non plus de degré,
entre les humains et les non-humains, une différence qui met
l’accent sur le fait que les premiers partagent avec les seconds
des propriétés physiques et chimiques universelles, mais s’en
distinguent par leurs dispositions morales et cognitives. Le
résultat est l’émergence d’une nature hypostasiée vis-à-vis de
laquelle les humains se sont mis en retrait et en surplomb pour
mieux la connaître et la maîtriser, principe directeur d’une
ontologie que j’ai appelée « naturaliste » et dont les
prémices sont légèrement antérieures au développement exponentiel
des sciences et des techniques qu’elle a rendu possible à partir du
dernier tiers du XVIIIe siècle.
Sur ce socle ontologique s’est greffé un basculement dans la nature
et l’usage de l’énergie. Depuis des millénaires, les sociétés
agraires reposaient sur l’énergie solaire, c’est-à-dire la
photosynthèse de diverses espèces de plantes et leur conversion en
nourriture, et sur l’énergie fournie par l’action dirigée des
humains et des animaux. Les piliers de la vie étaient donc la terre
et le travail, des ressources longtemps demeurées inaliénables. Le
développement du capitalisme marchand et le système colonial puis
impérialiste sur lequel il s’appuyait ont permis la diversification
globale des sources d’énergie, de matières premières et de biens
manufacturés en même temps que leur péréquation grâce à la
monnaie : tout devenait convertible en argent et les
différences de coûts de production rendues possibles par le
transport à bas prix des marchandises transformèrent celles-ci en
une source de profits financiers considérables. Non seulement,
comme Marx l’avait bien vu, l’argent dérivait désormais du
transfert des marchandises au lieu d’en être un simple moyen, mais
encore celui-ci devenait l’instrument permettant d’obtenir une
énergie bon marché déconnectée du contrôle de la terre agricole. On
entrait ainsi de plain-pied dans l’illusion majeure de ces deux
derniers siècles : la nature comme ressource infinie
permettant une croissance infinie grâce au perfectionnement infini
des techniques. En ce sens, la machine de Watt n’est pas tant la
cause première de l’entrée dans l’anthropocène que le premier
résultat de l’accélération des échanges marchands, accélération qui
rendait nécessaire le contrôle des énergies fossiles désormais plus
importantes pour la production et le transport que l’énergie
stockée dans les êtres vivants. Il n’y a là rien de nouveau, je le
confesse, mais il faut rappeler cela sans relâche pour signaler
encore et toujours que le présent est le résultat d’une histoire
humaine de la nature tout à fait singulière et non le résultat
inéluctable du développement des ingéniosités et des découvertes
scientifiques.
Des réponses globales
Passons maintenant aux difficultés que recèle le
concept d’anthropocène. Le principal vient de sa globalité :
si l’anthropocène n’est pas l’anthropisation, si la nouvelle ère
géologique signale l’irruption d’une nouvelle science des
interactions terrestres qui, comme nous le rappelle Clive
Hamilton, n’est pas
l’agrégation des savoirs sur les écosystèmes, les géosystèmes et
les anthroposystèmes, alors que faire de ces savoirs ? Comment
les intégrer pour mieux comprendre les effets à différentes
échelles des boucles de rétroaction connectant transformations
environnementales, changements climatiques, évolutions des
communautés biotiques et pratiques humaines ? L’écologie et
l’anthropologie nous montrent les immenses difficultés que
rencontrent des disciplines qui se donnent pour tâche de décrire et
de modéliser au niveau local d’un écosystème ou d’une communauté
humaine les comportements et les interactions d’un très grand
nombre d’agents dans un très grand nombre de situations. Comment
imaginer une science qui serait capable de le faire à l’échelle de
la planète en respectant chaque niveau de pertinence et chaque mode
d’interagentivité ? Celle-ci reste à construire sous la forme
d’une vaste intelligence collective et c’est sans doute l’un des
défis les plus pressants que nous lance l’anthropocène.
Surtout, la globalité de l’anthropocène conduit à
s’interroger sur les réponses cosmopolitiques que l’on peut
apporter aux bouleversements systémiques affectant la Terre. On
peut comprendre que des phénomènes se déployant à une échelle
globale requièrent des mécanismes globaux – c’est-à-dire
interétatiques, comme le Groupe d’experts intergouvernemental sur
l’évolution du climat (Giec) ou la Conférence des parties sur le
réchauffement climatique – afin de parvenir à des mesures
palliatives. Vu l’état du monde, on voit mal comment procéder
autrement à court terme. Mais, outre que les citoyens de la Terre
sont tenus en lisière de ce genre de mécanisme, la plupart des
altérations environnementales se situent en général à une tout
autre échelle et requièrent donc une tout autre échelle d’analyse
et une tout autre échelle de mobilisation. La dévastation d’un
territoire amérindien par l’exploitation pétrolière en Amazonie, la
pollution d’un bassin-versant par une compagnie minière au Népal,
la contamination de la faune marine par des déchets radioactifs au
Japon, la pollution des eaux par les nitrates en Bretagne, tout
cela – et mille autres cas semblables – relève bien d’un écocide
général, d’autant plus insidieux qu’il n’est pas vraiment concerté,
et qui ne peut être combattu efficacement qu’au niveau local, par
les collectifs d’humains et de non-humains concernés au premier
chef. Pour des raisons politiques – politique de la connaissance et
politique de l’action – il me semble donc périlleux de dissocier le
destin systémique de la Terre et le destin des collectifs d’humains
et de non-humains qui sont exposés de façon variable, du fait de
leur situation sur le globe et dans les réseaux de la
mondialisation, tant aux conséquences du réchauffement climatique
qu’à d’autres sortes d’atteintes écologiques et de spoliations
territoriales. Le réchauffement global est sans doute global à
l’échelle des sciences qui l’étudient, mais il prend des formes
distinctes pour les collectifs d’humains et de non-humains selon
les lieux qu’ils habitent et les moyens dont ils disposent pour en
défléchir certains effets. Bref, nous sommes bien tous embarqués
sur le même bateau, mais ce n’est pas la même chose d’être confinés
dans les soutes, les premiers à être noyés, ou sur le pont des
premières classes, à proximité des canots de sauvetage.
Il est toutefois une chose que nous pouvons faire
collectivement pour altérer peut-être la route du bateau, à long
terme sans doute, mais avant qu’il ne soit trop tard : c’est
d’en changer les moteurs et le mode de navigation. Nous sommes des
chercheurs, et si nous pouvons être utiles, c’est aussi et surtout
en tentant de bouleverser notre vision scientifique de la manière
dont nous habitons la Terre, en espérant que nos idées se
diffuseront au-delà des laboratoires et des revues savantes. De ce
point de vue, il me semble qu’il faut repenser en profondeur trois
processus qui jouent un rôle central tant dans les relations entre
humains que dans les rapports qu’ils entretiennent avec les
non-humains : la manière dont les humains s’adaptent à leurs
milieux de vie, la manière de se les approprier et la manière de
leur donner une expression politique.
L’adaptation
Commençons par l’adaptation. J’éprouve depuis
longtemps déjà une méfiance non déguisée vis-à-vis du
fonctionnalisme de cette idée entendue comme une réponse des
sociétés à des contraintes environnementales dont la nature et
l’expression seraient indépendantes des collectifs humains. Mon
expérience d’anthropologue de la nature m’a montré au moins deux
choses en la matière : d’une part que la diversité des
comportements humains réputés adaptatifs à une même contrainte
environnementale est si vaste qu’à peu près toute institution peut
être qualifiée d’adaptative – un raisonnement panglossien qui
dépouille la notion d’adaptation ainsi conçue de toute pertinence
scientifique ; d’autre part, que le rapport entre conditions
environnementales et activités humaines n’est pas gouverné par un
modèle behavioriste de type stimulus-réponse en cela que les
humains participent activement, et depuis bien avant le
néolithique, à la production des facteurs environnementaux qui
affectent leur existence, dans la très grande majorité des cas sans
en être véritablement conscients. J’en ai déjà évoqué des exemples,
notamment celui de la forêt amazonienne. De fait, et comme c’est le
cas aussi pour d’autres organismes, l’adaptation des humains ne
s’opère pas uniquement en termes de sélection des individus
génétiquement les plus aptes à vivre dans un environnement
donné ; elle se réalise aussi par l’instauration progressive
de niches favorables à certains modes d’existence.
Avec l’anthropocène, toutefois, la coévolution
des populations humaines et des organismes non humains subit une
double mutation : ce qui s’était opéré de façon non
intentionnelle et sur une échelle de temps plurimillénaire nous
apparaît soudain – à certains d’entre nous, en tout cas – comme
réclamant une action volontariste à mener dans des délais très
courts. Le réchauffement climatique devient une contrainte
environnementale majeure à laquelle les sociétés humaines doivent
s’adapter sans qu’elles puissent le faire comme elles avaient
procédé auparavant à l’échelle locale, c’est-à-dire en utilisant
toute une panoplie de micro-ajustements à effets rétroactifs grâce
auxquels elles avaient progressivement transformé de nombreux
écosystèmes de la planète en les rendant plus accueillants à la
présence humaine. Par ailleurs, pour faire face à l’urgence de la
transformation climatique, il nous faut apprendre et propager
l’idée encore neuve que notre destinée ne se résume pas à un
face-à-face plus ou moins hostile entre l’homme et la nature
médiatisé par la technique, ainsi que la tradition moderne a voulu
nous le faire croire, mais qu’elle est tout entière dépendante des
milliards d’actions et de rétroactions par lesquelles nous
engendrons au quotidien les conditions environnementales nous
permettant d’habiter la Terre. Une meilleure appréhension de ces
processus, à commencer par un enseignement des principes de base de
l’écologie scientifique à l’école, nous rendrait plus attentifs à
la myriade de connexions vitales qui nous relient aux non-humains
organiques et abiotiques. Toute la question est de savoir s’il est
encore temps de rendre cette idée acceptable.
L’appropriation
Passons maintenant à l’appropriation. Grosso
modo depuis le début du mouvement des enclosures en
Angleterre à la fin du Moyen Âge, l’Europe d’abord, le reste du
monde ensuite n’ont cessé de transformer en marchandises aliénables
et appropriées de façon privative une part toujours croissante de
notre milieu de vie : pâturages, terres arables et forêts,
sources d’énergie, eaux, sous-sol, ressources génétiques, savoirs
et techniques autochtones. La parenthèse communiste ne constitue
une exception qu’en apparence car la propriété collective des
moyens de production telle qu’on l’a conçue en Urss et en Chine ne
fut qu’une voie alternative de l’appropriation productive de la
nature qui ne remettait pas fondamentalement en cause deux
caractéristiques du capitalisme qui sont absentes de toutes les
économies non marchandes : d’abord, que des valeurs
indispensables à la vie peuvent faire l’objet d’une
appropriation ; ensuite, que ces valeurs doivent au premier
chef être envisagées comme des ressources économiques, c’est-à-dire
employées dans la production de marchandises ou devenues telles par
destination. Il est ainsi urgent de redonner aux biens communs leur
sens premier, non pas tant d’une ressource dont l’exploitation
serait ouverte à tous, que d’un milieu partagé dont chacun est
comptable.
Rappelons en effet, s’il en était encore besoin,
que ce que l’on appelle la « tragédie des biens communs »
est un mythe. Dans l’article qui a donné son nom à cette expérience
de pensée, l’écologue Garret Hardin imaginait une communauté
d’éleveurs utilisant un pré communal selon l’intérêt optimal de
chacun d’entre eux, le résultat étant que la surexploitation de la
ressource du fait du surpâturage aboutissait à terme à sa
disparition. Or,
comme les ethnologues qui s’intéressent aux droits d’usage
collectifs dans les économies précapitalistes le savent depuis
longtemps, et comme Elinor Ostrom l’a ensuite brillamment
montré, l’accès aux
biens communs est toujours réglé par des principes localement
contraignants qui visent à protéger la ressource au profit de tous.
Le problème des biens communs n’est pas la propriété commune, c’est
la définition des droits d’usage de cette propriété commune.
Sans doute est-il plus urgent encore d’étendre le
périmètre des composantes intangibles de ce milieu commun
collectivement approprié bien au-delà des objets habituels que j’ai
mentionnés auparavant pour y inclure aussi le climat, la
biodiversité, l’atmosphère, la connaissance, la santé, la pluralité
des langues ou des environnements non pollués. Cela implique bien
évidemment de bouleverser la notion habituelle d’appropriation
comme l’acte par lequel un individu ou un collectif devient le
titulaire d’un droit d’usus et abusus sur une composante du
monde, et d’envisager un dispositif dans lequel ce seraient plutôt
des écosystèmes ou des systèmes d’interactions entre humains et
non-humains qui seraient porteurs de droits dont les humains ne
seraient que des usufruitiers ou, dans certaines conditions, des
garants. Dans un tel cas, l’appropriation irait des milieux vers
les humains, et non l’inverse.
La représentation
Et cela nous conduit au dernier concept à
reformuler, celui de représentation. Il s’agit ici de la délégation
de responsabilité ou de libre arbitre permettant à des agents
engagés dans les collectifs d’humains et de non-humains de faire
valoir leur point de vue par personne interposée dans la
délibération sur les affaires communes. Du fait notamment de la
distinction entre les choses et les personnes héritée du droit
romain, cette faculté de représentation n’est accordée à présent de
façon directe qu’aux humains. Or, dans l’esprit de ce qui vient
d’être dit sur l’appropriation, il paraît indispensable que le plus
grand nombre possible d’agents concourant à la vie commune voient
leur situation représentée, et sous une forme plus audacieuse que
celle qui tend maintenant à émerger d’une extension sélective de
quelques droits humains à quelques espèces de non-humains,
lesquelles présenteraient avec les humains des similitudes en
matière d’aptitudes cognitives ou de facultés sensibles. On voit
pointer les prodromes de ce dernier dispositif, par exemple dans le
souhait que soient accordés aux grands singes des droits
spécifiques ou dans
l’approbation en 2014 par le Parlement français d’un projet
d’amendement au Code civil faisant passer la définition des animaux
de « bien meuble » à « être vivant doué de
sensibilité ».
Mais l’on voit aussi que ce genre d’extension des
droits humains à des espèces animales non humaines est encore très
largement anthropocentrique puisque l’argument employé pour étendre
sur elles une protection juridique continue d’être la proximité
qu’elles présentent avec les humains et, ipso facto,
l’aptitude que certains de ces derniers manifestent à s’identifier,
souvent de façon très abstraite, aux membres de ces espèces. Cela
vaut donc pour les chimpanzés, les dauphins ou les chevaux, mais
personne ne songerait à réclamer des droits intrinsèques pour les
sardines ou le virus de la grippe. On est ici dans le domaine de la
théorie politique moderne fondée sur ce que Macpherson a appelé
l’individualisme possessif, c’est-à-dire cette idée initialement
développée par Hobbes et Locke selon laquelle l’individu (humain)
est, par définition, le propriétaire exclusif de lui-même ou de ses
capacités et qu’il n’est donc nullement redevable de sa personne à
une quelconque instance extérieure ou supérieure à lui-même – que
celle-ci ait pour nom la société, l’Église, Dieu, un souverain ou
un groupe de filiation. Cette conception, dont on ne trouve pas
trace dans d’autres systèmes politiques et juridiques, fut la
pierre angulaire de l’individualisme moderne et le fondement des
démocraties contemporaines. La société y est vue comme la somme des
individus libres et égaux qui ne sont liés entre eux que parce
qu’ils sont propriétaires de leurs capacités, lesquelles leur
permettent de nouer des rapports d’échange librement consentis.
L’inclusion d’espèces animales dans ce système de droits
individuels – en tant qu’elles seraient aussi propriétaires de
capacités analogues, pour certaines d’entre elles, à celles des
humains – peut poser d’intéressantes questions juridiques quant aux
modalités de la délégation de pouvoir de ces individus non humains
nouvellement institués, elle ne permettra en aucune façon qu’un
plus grand nombre de composantes du monde accèdent à la
dignité de sujets politiques puisque cette dignité, du fait des
critères anthropocentriques qui la définissent, est nécessairement
restreinte à un petit nombre d’espèces animales, et à elles
seules.
C’est pourquoi il faut imaginer que puissent être
représentés non pas des êtres en tant que tels – des humains, des
États, des chimpanzés ou des multinationales ; mais bien des
écosystèmes, c’est-à-dire des rapports d’un certain type entre des
êtres localisés dans des espaces plus ou moins vastes, des milieux
de vie donc, quelle que soit leur nature : des
bassins-versants, des massifs montagneux, des villes, des
littoraux, des quartiers, des zones écologiquement sensibles, des
mers, etc. Une véritable écologie politique, une cosmopolitique de
plein exercice, ne se contenterait pas de conférer des droits
intrinsèques à la nature sans lui donner de véritables moyens de
l’exercer – ainsi que l’a fait la Constitution de l’Équateur il y a
quelques années ; elle s’attacherait à ce que des milieux de
vie singularisés et tout ce qui les compose – dont les humains –
deviennent des sujets politiques dont les humains seraient les
mandataires. Pourrait ainsi prendre une expression politique
concrète ce que j’ai appelé ailleurs l’universel relatif, à savoir
l’idée que des systèmes de relations plutôt que des qualités
attachées à des êtres devraient former le fondement d’un nouvel
universalisme des valeurs. Dans leur rôle de mandataire, les
humains ne seraient plus la source du droit légitimant
l’appropriation de la nature à laquelle ils se livrent ;
ils seraient les représentants très diversifiés d’une multitude de
natures dont ils seraient devenus juridiquement inséparables.
Notons qu’une telle conception n’est étrange de prime abord qu’au
regard des fondements individualistes de notre présent système
juridique et politique. Car l’ethnologie et l’histoire nous offrent
par ailleurs maints exemples de collectifs dans lesquels le statut
des humains est dérivé, non des capacités universelles réputées
universellement attachées à leur personne, mais de leur
appartenance à un collectif singulier mêlant indissolublement des
territoires, des plantes, des montagnes, des animaux, des sites,
des divinités et une foule d’autres êtres encore, tous en constante
interaction. Dans de tels systèmes, les humains ne possèdent pas la
« nature » ; ils sont possédés par elle.
Mon expérience d’anthropologue me permet de
penser que ces propositions ne sont pas complètement utopiques. Des
systèmes cosmologiques et politiques, des droits d’usage, des modes
de savoir et des pratiques techniques ont rendu possible, dans
d’autres contextes historiques, le genre d’assemblage évoqué. Ces
sources d’inspiration ne sont d’ailleurs pas transposables
directement, en particulier du fait que la révolution des Lumières,
avec la promotion de l’individualisme, a également apporté des
droits attachés à la personne auxquels nous ne saurions renoncer
aisément. Ce que permet l’anthropologie, en revanche, c’est
d’apporter la preuve que d’autres manières d’habiter le monde sont
possibles puisque certaines d’entre elles, aussi improbables
qu’elles puissent paraître, ont été explorées ailleurs ou jadis,
montrer donc que l’avenir n’est pas un simple prolongement linéaire
du présent, qu’il est gros de potentialités inouïes dont nous
devons imaginer la réalisation afin d’édifier au plus tôt une
véritable maison commune, avant que l’ancienne ne s’écroule sous
l’effet de la dévastation désinvolte auquel certains humains l’ont
soumise.
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