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Monsieur le Directeur,
Votre publication a eu récemment l’occasion de faire écho de
façon favorable au livre de Bernard-Henri Lévy, Le Testament de Dieu,
publié aux Éditions Grasset dans la collection « Figures ». Je pense
que votre bonne foi a été surprise. [Il suffit, en effet, de jeter un
rapide coup d’œil sur ce livre pour s’apercevoir que loin d’être un
ouvrage majeur de philosophie politique, il fourmille littéralement
d’erreurs grossières, d’à-peu-près, de citations fausses, ou
d’affirmations délirantes. Devant l’énorme tapage publicitaire dont
bénéficie cet ouvrage, et indépendamment de toute question politique et
notamment de la nécessaire lutte contre le totalitarisme, il importe de
rétablir, dam les discussions intellectuelles, un minimum de probité.]
Je n’entends pas fournir ici une liste complète des erreurs de
Bernard-Henri Lévy, cela demanderait un gros volume ; je me contenterai
d’une simple anthologie de « perles » dignes d’un médiocre candidat au
baccalauréat. [Qu’il s’agisse d’histoire biblique, d’histoire grecque
ou d’histoire contemporaine, Monsieur Bernard-Henri Lévy affiche, dans
tous les domaines, la même consternante ignorance, la même stupéfiante
outrecuidance, qu’on en juge :]
– Monsieur Bernard-Henri Lévy place au « 7e jour » (p. 238) de la
création le péché originel. Il faut croire qu’Adam et Ève ont profité
du repos du Seigneur ; mais cette précision surprendra les lecteurs de
la Genèse ;
– prenant Le Pirée pour un homme, il fait (p. 79) d’Halicarnasse un auteur grec ;
– de l’Antigone de Sophocle, tragédie représentée à Athènes en 442 av.
J.-C. et dont l’action se passe dans la Thèbes du second millénaire, il
fait une pièce qui nous informe sur Thèbes à la fin du Ve siècle (p.
87) ; c’est comme si la Phèdre de Racine était utilisée comme document
sur la Crète au temps de Louis XIV ;
– il fait (p. 79) de textes qui s’échelonnent entre le Ier siècle av.
J.-C. et le Ier siècle apr. J.-C. des témoignages datant du temps de la
« romanité expirante » ; c’est simplement se tromper de trois ou quatre
siècles ;
– Robespierre, qui organisa le culte de l’Être Suprême, est accusé de «.mise à mort du Dieu Un et Souverain.» (p. 106) ;
– un texte de Benjamin Constant (1818) et un autre de Fustel de
Coulanges (1864) sont déclarés (p. 42) « à peu près contemporains » et
c’est même le premier qui fait « spectaculairement écho » au second. À
ce compte, on pourrait déclarer « à peu près contemporains » le
J’accuse de Zola (1898) et l’Appel du 18 juin du général de Gaulle ;
– de Staline, il est dit que, « au milieu de l’année 1928, […] il lance
les masses sur la Place Rouge, à l’assaut d’un parti qui l’a mis en
minorité et retarde pour l’heure la procession du socialisme » (p. 23).
Et cette mise en minorité et cette manifestation sont une pure
invention ;
– Bernard-Henri Lévy cite (p. 278, note 49) la « déposition d’Himmler »
au procès de Nuremberg. Ce dut être une déposition fantomatique, car
Himmler s’est suicidé après son arrestation, par les troupes anglaises,
le 23 mai 1945.;
II me semble que ce petit relevé suffit et qu’il est de nature à
intéresser vos lecteurs. Le véritable problème n’est donc pas de «
critiquer » le livre de Bernard-Henri Lévy, car il est en deçà de toute
critique ; il est de se demander : 1) Comment un normalien, agrégé de
philosophie selon ce que nous apprend la couverture du livre, peut-il
se mépriser lui-même et mépriser ses lecteurs au point de leur infliger
une pareille « science » et se comporter, pour utiliser son propre
vocabulaire (pp. 78-79), comme un « bateleur analphabète » ? 2) Comment
il peut se faire que, sans exercer le moindre contrôle, un éditeur, des
journaux, des chaînes de télévision lancent un pareil produit, comme on
lance une savonnette, sans prendre les garanties de qualité que l’on
exige précisément d’une savonnette.? Est-ce cela la Barbarie à visage humain ?
Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l’expression de mes sentiments les meilleurs.
Pierre Vidal-Naquet |