Lettre de Pierre Vidal-Naquet

à la rédaction du Nouvel Observateur le 18 juin 1979


  
 Monsieur le Directeur,

  Votre publication a eu récemment l’occasion de faire écho de façon favorable au livre de Bernard-Henri Lévy, Le Testament de Dieu, publié aux Éditions Grasset dans la collection « Figures ». Je pense que votre bonne foi a été surprise. [Il suffit, en effet, de jeter un rapide coup d’œil sur ce livre pour s’apercevoir que loin d’être un ouvrage majeur de philosophie politique, il fourmille littéralement d’erreurs grossières, d’à-peu-près, de citations fausses, ou d’affirmations délirantes. Devant l’énorme tapage publicitaire dont bénéficie cet ouvrage, et indépendamment de toute question politique et notamment de la nécessaire lutte contre le totalitarisme, il importe de rétablir, dam les discussions intellectuelles, un minimum de probité.] Je n’entends pas fournir ici une liste complète des erreurs de Bernard-Henri Lévy, cela demanderait un gros volume ; je me contenterai d’une simple anthologie de « perles » dignes d’un médiocre candidat au baccalauréat. [Qu’il s’agisse d’histoire biblique, d’histoire grecque ou d’histoire contemporaine, Monsieur Bernard-Henri Lévy affiche, dans tous les domaines, la même consternante ignorance, la même stupéfiante outrecuidance, qu’on en juge :]

– Monsieur Bernard-Henri Lévy place au « 7e jour » (p. 238) de la création le péché originel. Il faut croire qu’Adam et Ève ont profité du repos du Seigneur ; mais cette précision surprendra les lecteurs de la Genèse ;

– prenant Le Pirée pour un homme, il fait (p. 79) d’Halicarnasse un auteur grec ;

– de l’Antigone de Sophocle, tragédie représentée à Athènes en 442 av. J.-C. et dont l’action se passe dans la Thèbes du second millénaire, il fait une pièce qui nous informe sur Thèbes à la fin du Ve siècle (p. 87) ; c’est comme si la Phèdre de Racine était utilisée comme document sur la Crète au temps de Louis XIV ;

– il fait (p. 79) de textes qui s’échelonnent entre le Ier siècle av. J.-C. et le Ier siècle apr. J.-C. des témoignages datant du temps de la « romanité expirante » ; c’est simplement se tromper de trois ou quatre siècles ;

– Robespierre, qui organisa le culte de l’Être Suprême, est accusé de «.mise à mort du Dieu Un et Souverain.» (p. 106) ;

– un texte de Benjamin Constant (1818) et un autre de Fustel de Coulanges (1864) sont déclarés (p. 42) « à peu près contemporains » et c’est même le premier qui fait « spectaculairement écho » au second. À ce compte, on pourrait déclarer « à peu près contemporains » le J’accuse de Zola (1898) et l’Appel du 18 juin du général de Gaulle ;

– de Staline, il est dit que, « au milieu de l’année 1928, […] il lance les masses sur la Place Rouge, à l’assaut d’un parti qui l’a mis en minorité et retarde pour l’heure la procession du socialisme » (p. 23). Et cette mise en minorité et cette manifestation sont une pure invention ;

– Bernard-Henri Lévy cite (p. 278, note 49) la « déposition d’Himmler » au procès de Nuremberg. Ce dut être une déposition fantomatique, car Himmler s’est suicidé après son arrestation, par les troupes anglaises, le 23 mai 1945.;

  II me semble que ce petit relevé suffit et qu’il est de nature à intéresser vos lecteurs. Le véritable problème n’est donc pas de « critiquer » le livre de Bernard-Henri Lévy, car il est en deçà de toute critique ; il est de se demander : 1) Comment un normalien, agrégé de philosophie selon ce que nous apprend la couverture du livre, peut-il se mépriser lui-même et mépriser ses lecteurs au point de leur infliger une pareille « science » et se comporter, pour utiliser son propre vocabulaire (pp. 78-79), comme un « bateleur analphabète » ? 2) Comment il peut se faire que, sans exercer le moindre contrôle, un éditeur, des journaux, des chaînes de télévision lancent un pareil produit, comme on lance une savonnette, sans prendre les garanties de qualité que l’on exige précisément d’une savonnette.? Est-ce cela la Barbarie à visage humain ?
 
  Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l’expression de mes sentiments les meilleurs.
 
  Pierre Vidal-Naquet