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Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis
trois semaines, contre la destruction d’une civilisation, associée à
l’existence du service public, celle de l’égalité républicaine des
droits, droits à l’éducation, à la santé, à la culture, à la recherche,
à l’art, et, par-dessus tout, au travail. Je suis ici pour dire que
nous comprenons ce mouvement profond, c’est-à-dire à la fois le
désespoir et les espoirs qui s’y expriment, et que nous ressentons
aussi ; pour dire que nous ne comprenons pas (ou que nous ne comprenons
que trop) ceux qui ne le comprennent pas, tel ce philosophe qui, dans
le Journal du Dimanche du 10 décembre, découvre avec stupéfaction « le gouffre entre la compréhension rationnelle du monde », incarnée selon lui par Juppé — il le dit en toutes lettres —, « et le désir profond des gens ».
Cette opposition entre la vision à long terme de “l’élite” éclairée et
les pulsions à courte vue du peuple ou de ses représentants est typique
de la pensée réactionnaire de tous les temps et de tous les pays ; mais
elle prend aujourd’hui une forme nouvelle, avec la noblesse d’État, qui
puise la conviction de sa légitimité dans le titre scolaire et dans
l’autorité de la science, économique notamment : pour ces nouveaux
gouvernants de droit divin, non seulement la raison et la modernité,
mais aussi le mouvement, le changement, sont du côté des gouvernants,
ministres, patrons ou “experts” ; la déraison et l’archaïsme, l’inertie
et le conservatisme du côté du peuple, des syndicats, des intellectuels
critiques.
C’est cette certitude technocratique qu’exprime Juppé lorsqu’il s’écrie : « Je veux que la France soit un pays sérieux et un pays heureux ».
Ce qui peut se traduire : “Je veux que les gens sérieux”, c’est-à-dire
les élites, les énarques, ceux qui savent où est le bonheur du peuple,
soient en mesure de faire le bonheur du peuple, fut-ce malgré lui,
c’est-à-dire contre sa volonté ; en effet, aveuglé par ses désirs dont
parlait le philosophe, le peuple ne connaît pas son bonheur — en
particulier son bonheur d’être gouverné par des gens qui, comme M.
Juppé, connaissent son bonheur mieux que lui. Voilà comment pensent les
technocrates et comment ils entendent la démocratie. Et l’on comprend
qu’ils ne comprennent pas que le peuple, au nom duquel ils prétendent
gouverner, descende dans la rue — comble d’ingratitude ! — pour
s’opposer à eux.
Cette noblesse d’État, qui prêche le dépérissement de l’État et le
règne sans partage du marché et du consommateur, substitut commercial
du citoyen, a fait main basse sur l’État ; elle a fait du bien public
un bien privé, de la chose publique, de la République, sa chose. Ce qui
est en jeu, aujourd’hui, c’est la reconquête de la démocratie contre la
technocratie : il faut en finir avec la tyrannie des “experts”, style
Banque mondiale ou F.M.I., qui imposent sans discussion les verdicts du
nouveau Léviathan (les “marchés financiers”), et qui n’entendent pas
négocier mais “expliquer” ; il faut rompre avec la nouvelle foi en
l’inévitabilité historique que professent les théoriciens du
libéralisme ; il faut inventer les nouvelles formes d’un travail
politique collectif capable de prendre acte des nécessités, économiques
notamment (ce peut être la tache des experts), mais pour les combattre
et, le cas échéant, les neutraliser.
La crise d’aujourd’hui est une chance historique, pour la France et
sans doute aussi pour tous ceux, chaque jour plus nombreux, qui, en
Europe et ailleurs dans le monde, refusent la nouvelle alternative :
libéralisme ou barbarie. Cheminots, postiers, enseignants, employés des
services publics, étudiants, et tant d’autres, activement ou
passivement engagés dans le mouvement, ont posé, par leurs
manifestations, par leurs déclarations, par les réflexions innombrables
qu’ils ont déclenchées et que le couvercle médiatique s’efforce en vain
d’étouffer, des problèmes tout à fait fondamentaux, trop importants
pour être laissés à des technocrates aussi suffisants qu’insuffisants :
comment restituer aux premiers intéressés, c’est-à-dire à chacun de
nous, la définition éclairée et raisonnable de l’avenir des services
publics, la santé, l’éducation, les transports, etc., en liaison
notamment avec ceux qui, dans les autres pays d’Europe, sont exposés
aux mêmes menaces ? Comment réinventer l’école de la République, en
refusant la mise en place progressive, au niveau de l’enseignement
supérieur, d’une éducation à deux vitesses, symbolisée par l’opposition
entre les grandes écoles et les facultés ? Et l’on peut poser la même
question à propos de la santé ou des transports. Comment lutter contre
la précarisation qui frappe tous les personnels des services publics et
qui entraîne des formes de dépendance et de soumission particulièrement
funestes dans les entreprises de diffusion culturelle (radio,
télévision ou journalisme), par l’effet de censure qu’elles exercent,
ou même dans l’enseignement ?
Dans le travail de réinvention des services publics, les intellectuels,
écrivains, artistes, savants, etc., ont un rôle déterminant à jouer.
Ils peuvent d’abord contribuer à briser le monopole de l’orthodoxie
technocratique sur les moyens de diffusion. Mais ils peuvent aussi
s’engager, de manière organisée et permanente, et pas seulement dans
les rencontres occasionnelles d’une conjoncture de crise, aux côtés de
ceux qui sont en mesure d’orienter efficacement l’avenir de la société,
associations et syndicats notamment, et travailler à élaborer des
analyses rigoureuses et des propositions inventives sur les grandes
questions que l’orthodoxie médiatico-politique interdit de poser : je
pense en particulier à la question de l’unification du champ économique
mondial et des effets économiques et sociaux de la nouvelle division
mondiale du travail, ou à la question des prétendues lois d’airain des
marchés financiers au nom desquelles sont sacrifiées tant d’initiatives
politiques, à la question des fonctions de l’éducation et de la culture
dans des économies où le capital informationnel est devenu une des
forces productives les plus déterminantes, etc.
Ce programme peut paraître abstrait et purement théorique. Mais on peut
récuser le technocratisme autoritaire sans tomber dans un populisme
auquel les mouvements sociaux du passé ont trop souvent sacrifié, et
qui fait le jeu, une fois de plus, des technocrates.
Ce que j’ai voulu exprimer en tous cas, peut-être maladroitement — et
j’en demande pardon à ceux que j’aurais pu choquer ou ennuyer —, c’est
une solidarité réelle avec ceux qui se battent aujourd’hui pour changer
la société : je pense en effet qu’on ne peut combattre efficacement la
technocratie, nationale et internationale, qu’en l’affrontant sur son
terrain privilégié, celui de la science, économique notamment, et en
opposant à la connaissance abstraite et mutilée dont elle se prévaut,
une connaissance plus respectueuse des hommes et des réalités
auxquelles ils sont confrontés. |