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Régis Debray Il faut des esclaves aux hommes libres - Le Monde diplomatique, Octobre 1978 - |
Quiconque ignore la géographie contribue à l’histoire de l’infamie. De nos jours, l’interconnexion
règle plus que jamais la physiologie de la planète (tout comme
l’avancée des sciences). Si vous voulez savoir le pourquoi d’un fait,
cherchez aux antipodes. Ici s’explique, par là-bas. Si
l’Afrique, par exemple, n’était pas ce qu’elle est, l’Europe
occidentale non plus ne serait pas ce qu’elle est. Si vous voulez, par
contre, voiler aux Européens la réalité de l’Europe, vous commencerez
par la déconnecter du système de liaisons, canaux et, vases
communicants qui en fait cette terre privilégiée de libertés publiques
et de prospérité matérielle. Vous découperez la carte du monde selon le
seul axe Ouest-Est, et comparerez les luxes du libéralisme avancé à la
sinistrose totalitaire ; ainsi, l’axe
Nord-Sud sur lequel l’Occident s’est historiquement construit, et
auquel il doit encore d’être ce qu’il est, aura disparu de lui même.
Isoler l’« Europe des libertés » chère au CIEL (Comité des intellectuels pour l’Europe des libertés) de ce tiers-monde dont la permanente exploitation assure l’entretien de ces mêmes libertés, c’est faire d’une pierre deux coups : on coupe l’Occident de sa sanglante formation historique, en effaçant du présent l’ombre portée des crimes d’hier et d’aujourd’hui, et on libère la politique des obscurs soubassements de l’économie, la pureté métaphysique des principes, des sordides détails d’intendance. Double escamotage qui, mérite récompense. « Les droits de l’homme, disait sans rire un récent convive de l’Elysée, c’est le retour de la transcendance dans la politique. » Telle est la bonne nouvelle du « nouvel Evangile » : enlevez-vous de la tête la Haute-Volta, la Bolivie, le Zaïre et l’Indonésie. Ces contrées sans intérêt ne font plus partie de l’Occident. La preuve en est que les droits de l’homme n’y sont pas respectés, et que le cadavre de Marx y bouge encore : double définition de la sauvagerie. C’est ainsi qu’en pays civilisé des intellectuels remontent chaque jour à la télé, dans les magazines et les conversations, l’horloge de l’Etat. L’infamie a encore de beaux jours devant elle. Si l’idéologie des droits de l’homme ne correspondait pas à un problème douloureusement réel, la croisade du même nom lancée naguère par l’administration Carter, reprise et théorisée en Europe, n’aurait jamais connu un tel essor. Sa force lui vient de ce miroitement entre le réel qu’elle indique et l’image qu’elle en propose, entre l’intolérable de l’arbitraire, du meurtre et du génocide et sa bonne volonté sentimentale, qui recouvre, en fait un système cohérent d’intérêts. Ce que l’idéologie des droits de l’homme a à dire de vrai — à savoir que le droit des Etats s’arrête où commence le droit des gens, — sa version française le récuse pour faux et lui substitue la projection de ses propres fantasmes : que se dissolve l’Etat sur l’autel de l’individu ! Comme si l’homme pouvait avoir des droits là où il n’est pas, d’abord, élevé à la dignité politique de citoyen ! L’abandon de ce dernier mot (présent dans toutes les déclarations révolutionnaires des droits) par les modernes tenants du titre avoue le sens réel de tous les autres. Chacun sait que le peuple cambodgien ne souffre pas d’un excès d’Etat mais au contraire et jusqu’au martyre d’une absence d’Etat — juridiquement et pratiquement indépendant de l’arbitraire du parti. Or, au lieu d’aider à la promotion d’Etats de droit, dont l’existence est la condition première de l’exercice des droits individuels, au lieu d’accompagner le mouvement de subordination des sociétés civiles arriérées (avec leurs discriminations religieuses, sociales ou raciales) à l’autorité formelle de la puissance publique, l’idéologie des droits de l’homme sacrifie son passé historique le plus flagrant aux intérêts présents des bourgeoisies occidentales : affaiblir au maximum les Etats souverains de la périphérie pour pouvoir se brancher directement sur les richesses et la main-d’œuvre du pays, sans « bureaucratie » interposée, sans contrôles juridiques ni barrières nationales. Tout comme le mépris de l’argent est le privilège des riches, l’hostilité de l’Etat est l’apanage des sur-étatisés ; mais la sur-étatisation de l’Occident suppose la sous-étatisation de la périphérie, condition d’une ponction accélérée et massive de sur-travail. Telle est l’utilité politique, dans la sphère internationale, des harangues antipolitiques opposant à la raison des monstres froids la chaleur consolatrice des droits individuels, à la mesquinerie des Etats l’universalité sans rivage de la personne humaine. Cette critique du libéralisme est encore trop libérale, comme il est trop facile de montrer que les champions d’une si noble cause sont les moins qualifiés pour la soutenir. Personne ne met plus en doute l’hypocrisie des grands pays industriels qui financent, instruisent, arment et encadrent des appareils répressifs dont ils dénoncent en public les exactions. Opposer la bassesse des pratiques à la noblesse de la théorie ne suffit pas si l’on ne montre pas que c’est précisément cette bassesse-ci qui permet à cette noblesse-là d’exister. La cause officielle des droits de l’homme a pour condition première et nécessaire la complicité du censeur et du violeur. Aussi bien, le délit étant dénoncé par ceux-là mêmes qui en profitent, les procès-verbaux à usage interne dressés ici et là avec emphase ne risquent-ils pas d’avoir des suites ? Ce n’est pas là défaillance morale, mais simple conséquence logique des lois qui président à la distribution des libertés à la surface du globe. « Il y a des vertus, disait Rivarol qu’on ne peut exercer que quand on est riche ». Elles font aussi le bonheur de leurs adeptes en leur faisant instantanément oublier le montant de leurs revenus. Les libertés démocratiques en feraient-elles partie ? De fait, l’Internationale politique des droits de l’homme a les limites économiques de l’O.C.D.E., qui regroupe les vingt-cinq pays les plus riches de la planète (dont dix-neuf européens). A l’exception, plutôt précaire, de l’Inde (où le morcellement religieux et ethnique sert de dérivatif aux antagonismes de classe), les pays situés en bas de l’échelle dans tous les indicateurs statistiques de pauvreté — soit l’immense majorité de la population mondiale — ont des régimes dictatoriaux ou répressifs. C’est ce petit quart de la population mondiale qui dispose des quatre cinquièmes des ressources du globe qui vit aussi dans le luxe des libertés politiques, comme si l’extension des droits politiques des individus devait se référer et pouvait se mesurer au volume d’énergies socialement mises à leur disposition. A la corrélation entre la prospérité des pays développés et la pauvreté des pays en voie de sous-développement s’ajoute donc la corrélation existant, en Occident, entre développement économique et libertés politiques. Il en découle un lien de causalité unissant le déficit politique des libertés régnant à la périphérie, condition de son exploitation par le centre impérialiste, et un « excèdent » dans la balance des libertés dont jouiraient les pays avancés. Nos libertés politiques sont la face ensoleillée d’une inégalité économique fondamentale, qui plonge les trois quarts de l’humanité dans l’ombre, la pénurie et la lutte biologique pour la survie. Dans une admirable enquête-confession au titre trompeur, Jean Ziegler interroge cette terrible donnée anthropologique, sur laquelle chacun de nous a établi sa demeure et son confort, comme si de rien n’était (1). La plupart font la sourde oreille, par simple réflexe de conservation morale. Le système libéral-impérialiste a besoin d’une mémoire courte et d’une vue basse pour escamoter ces dizaines de millions de cadavres qui lui servent à la fois d’horizon et de piédestal. Supposons un miracle : la publicité venant au secours du bon Dieu porte à la présidence des Etats-Unis un pasteur baptiste : comme elle a installé, à la tête de la République française, un libéral convaincu. Consultant experts et dossiers, l’un et l’autre ont la douleur de découvrir que la plus grande injustice sévit en Afrique, en Amérique latine, en Orient. Ils décident donc de prêter main-forte ici et là aux oppositions démocratiques, tout en persuadant les classes dirigeantes d’instaurer dans leur pays libertés d’expression, de réunion, de grève, etc. Du coup, ces classes cessent à court terme d’être dirigeantes, pour le plus grand dam des pays avancés auxquels elles assuraient, moyennant redevances et appui militaire, matières premières à bon marché, main-d’œuvre bas prix, débouchés et marchés juteux. Les peuples mettent à profit les droits de l’homme récemment conquis pour s’attaquer aux multinationales, nationaliser sol et sous-sol, bloquer l’expatriation des bénéfices et procéder eux-mêmes à leur propre accumulation du capital. Et voilà, par contrecoup, décuplés au centre les prix de l’uranium, du cobalt, du cuivre, de l’étain, de la bauxite, etc. ; voilà des industries de pointe bloquées, des usines à fermer, des produits tropicaux de première nécessité à rationner. Le chômage s’étend, les ménagères sortent dans la rue avec leurs casseroles, les travailleurs se heurtent à la police : il y a des morts. Les camarades des victimes rendent coup pour coup. Arrestations, censures, suspensions des partis. L’Etat promulgue des mesures d’exception « pour défendre la sécurité des citoyens et l’intérêt supérieur de la nation ». Rideau sur les droits de l’homme. Un Etat libéral peut se permettre de laisser les opposants dire et faire n’importe quoi tant que ce n’importe quoi ne met pas en cause les fondements du système de collecte du sur-travail. Si le surplus social diminue, l’acuité des luttes pour la répartition augmentera d’autant, et l’évanouissement du « consensus » réduira bientôt à peu de chose les procédures démocratiques de négociation. C’est parce qu’elles sont collectivement bénéficiaires du système établi d’extorsion et de transfert des valeurs à l’échelle mondiale que classes dominées et classes dominantes, dont les luttes n’ont pas d’enjeu vital mutuellement exclusif, peuvent continuer de bénéficier ensemble de cet état de paix civile qui, seul, permet le respect des droits fondamentaux de l’individu. Si les pays d’où l’Occident extrait des flux économiques décisifs (main-d’œuvre immigrée, matière grise drainée, technologie transférée, ressources sous-payées et surtout bénéfices cumulés sur plusieurs siècles de l’échange inégal) venaient à secouer massivement leur joug, les plus belles traditions humanistes des métropoles se verraient en péril. En somme, la première condition d’exercice des droits de l’homme en Occident, c’est qu’ils n’existent pas ailleurs. Il faut des esclaves aux hommes libres. Et, comme au temps classique de l’esclavage, il y a accord entre les grands pays dominants et les oligarchies locales des pays dominés, qui se voient rétrocéder une part de la plus-value extorquée à leur peuple, pour maintenir en l’état le double jeu. Les discours en assemblée générale pour sauver la face et, en commission, le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats, pour sauver les bénéfices. Cette fable — simple fiction logique — permet de comprendre mieux le comportement d’un Giscard ou d’un Carter. La clause des droits de l’homme cesse de jouer dès lors que les contrats d’exploitation reliant la métropole à ses satellites sont en danger de rupture, par suite de l’apparition d’une alternative révolutionnaire au régime dictatorial en place. Par contre, lorsque disparaît cette alternative, réapparaît automatiquement le discours humanitaire. Au Chili, en Argentine, au Brésil, les Etats-Unis ont attendu que la résistance populaire soit écrasée ou conjurée pour réclamer le respect des droite de l’homme. Une menace d’insurrection se profilerait à l’horizon que les généraux Pinochet, Geisel, Videla ou leurs remplaçants se verraient féliciter comme le fut récemment le chah d’Iran pour son exemplaire vigilance démocratique. Au Nicaragua, le Front sandiniste étant passé à l’offensive, le département d’Etat a manifesté sa confiance en Somoza pour « rétablir le plein respect des droits de l’homme ». On ne lui fera des remontrances qu’à partir du moment où l’insurrection est maîtrisée. Les droits de l’homme n’apparaissent quelque part que lorsque l’on est sûr que le peuple ne peut plus recouvrer les siens — comme on sort les Saintes-Huiles pour l’extrême-onction. La morale de l’Occident est la fleur plantée sur les charniers. Les fusilleurs, en terre chrétienne, ont besoin d’aumôniers. Fournir un supplément d’âme à l’import-export ne satisfait plus cette fraction de l’intelligentsia française qui détient les instruments du pouvoir culturel. Elle se déclare bonne pour les services d’aumônerie. Elle reste dans son rôle en voulant faire plaisir. Ingrate est l’analyse des rapports réels d’exploitation et de confiscation mondiales dont la société et l’Etat français sont les produits. Mais gratifiant est le discours des entités qui leur servent d’auréole. « Nous sommes devenus riches, disait jadis Sombart, parce que des races entières sont mortes pour nous : c’est pour nous que des continents ont été dépeuplés. » En voilà un qui n’aurait pas fait bonne impression à l’Elysée ou chez Pivot. Si la fonction des idéologues est de ramener à son plus bas niveau la tension psychique de leur clientèle, le discours actuel des droite de l’homme est le plus performant qu’ils puissent tenir : il allie le maximum d’aménités au minimum de risques. On a la pensée de sa pratique sociale. La haute-intelligentsia, qui se distingue de la basse par son libre accès aux mass média, se trouve soumise à la logique de l’audience maximale qui est celle des médias. Quel homme peut élever la voix contre lui-même ? En se faisant les dépositaires de l’homme, essence une indivisible et universelle, au-dessus des classes, des partis et des nations, la république des lettres, qui est, à l’image de l’autre, une oligarchie de type plébiscitaire, totalise tous les auditoires potentiels pour un optimum de satisfaction. (1) Main basse sur l’Afrique, Le Seuil, Paris, 1978. |