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Il
y a, de par le monde, des hommes qui ont pour fonction de tuer, de
s’entraîner à tuer, d’apprendre aux autres à tuer. Ils sont vêtus de
couleurs voyantes, à la manière des sauvages, ont des passementeries
dorées sur leurs manches, sur leurs cols, sur leurs chapeaux. Ils
inspirent le respect aux autres hommes, et plus ils ont de
passementeries dorées, plus ils inspirent de respect. Ils portent,
pendus à la ceinture, un outil semblable à un long couteau, avec lequel
ils frappent ceux qui leur déplaisent et qu’ils veulent tuer. Aussi le
nombre de ceux qui ne s’inquiètent point de leur déplaire est-il petit.
Seuls, dans l’État, ces hommes ont le droit de donner la mort. Seuls,
non. À la vérité, un autre homme partage avec eux le privilège du
meurtre : on l’appelle le bourreau. Mais, au rebours de ceux dont je
parle, celui-ci ne jouit dans le public d’aucune considération. La
raison en est qu’il n’a pas de passementeries sur ses manches. Au
contraire, eux sont vénérés, choyés, enviés, admirés. Les femmes les
trouvent beaux, chaque jeune fille rêve de l’deux pour mari, et tous
les petits garçons veulent devenir comme eux. Aussi sont-ils très fiers
de leur caste. Ils bombent la poitrine, mettent du cosmétique sur leurs
moustaches, parlent avec des gros mots. Tout le temps qu’ils ne donnent
pas à l’art de tuer, ils le passent à boire des liqueurs qui rendent
fou, ou bien dans des maisons mystérieusement closes. Il ressort de
leurs conversations qu’ils ont un grand penchant pour l’acte sexuel,
et, à les en croire, ils se servent volontiers pour cela des femmes des
autres. Ils sont aptes à bien des choses encore : par exemple, faire
rouler des boules d’ivoire sur une table verte.
C’est le peuple qui paie leurs beaux vêtements, leurs passementeries,
leurs cigares, leur cosmétique, leur outil à tuer, leurs chevaux, leurs
maîtresses, leurs absinthes et leurs parties de billard. Mais le peuple
est trop honoré de subvenir aux dépenses des
hommes-qui-ont-le-monopole-de-donner-la-mort.
Ils disent tenir le premier rang dans la nation, et, de fait, leur
métier a une origine très reculée : il remonte à nos bons ancêtres les
fauves. C’est pourquoi ces messieurs sont très chatouilleux sur le
point d’honneur : semblables à la femme de César, ils ne doivent même
pas être soupçonnés. Du reste, leur honneur n’a rien de commun avec
celui des autres hommes. Il au-dessus de lui comme le soleil est
au-dessus des nuages. La grande généralité des citoyens comprend très
bien cela.
Les annales prétendent qu’il y a cent ans, le peuple s’était fâché et
avait exigé qu’il n’y eût plus désormais qu’une seule juridiction pour
tous. On le lui avait promis. Mais des gens aussi indispensables que
les Tueurs ne peuvent être soumis aux mêmes lois que les voyous. (C’est
ainsi qu’ils nomment tous ceux qui n’ont pas les jambes rouges et la
poitrine bleue : les ouvriers, les savants, les artistes. Et il est de
fait que ces petites gens font piteuse mine auprès deux.) Et de même
qu’ils ont leur honneur, ils ont leur justice. Quelle est-elle ?
Parbleu, la justice de gens qui ont un grand couteau au côté.
Ils ont une religion spéciale, assez mal définie d’ailleurs et sur
laquelle on est loin de s’entendre. L’objet de leur culte est un dieu,
ou plutôt une déesse, qu’ils appellent Patrie. Ils l’adorent
fanatiquement et n’entendent pas la moindre plaisanterie à son sujet.
Ils ordonnent à chacun d’y croire, bien qu’ils ne puissent dire ce
qu’elle est au juste. Mais si l’on ne croyait qu’à ce qu’on connaît, où
serait le mérite ? Les cérémonies par lesquelles ils célèbrent leur
déesse sont de vastes égorgements de peuples, qu’eux-mêmes nomment boucheries.
Si leur belle prestance les fait admirer, leur grand couteau les fait
craindre. Pourtant ils ne seraient pas fort dangereux, s’ils étaient
réduits à leurs seuls moyens. Car, après tout, ils ne forment qu’une
petite minorité dans l’immense masse des voyous. Mais ils possèdent des
esclaves en grand nombre, lesquels, sur un signe deux, se précipitent
et tuent.
Tous les ans, ils font un choix parmi les jeunes hommes et en prennent
des milliers. Ils les enferment dans des bâtiments construits tout
exprès, les habillent de vêtements colorés, analogues aux leurs, mais
incommodes, laids et sales. Ils les terrorisent par d’affreuses
menaces, grossissent la voix en leur parlant, et en font ensuite tout
ce qu’ils veulent. Ils les nourrissent avec des choses pourries, leur
affirment plusieurs fois par jour que leurs mères sont des prostituées,
leur enseignent diverses façons de donner la mort, au commandement. Au
bout de quelques années, ils les renvoient à leurs familles, avec des
maladies honteuses. « Vous ne nous avez donné que des hommes,
disent-ils ; nous en avons fait des héros. »
Devant qu’on les eût choisis, les jeunes hommes voulaient tous faire
des héros. Une fois pris, ils voudraient bien sen aller. Beaucoup se
suicident, quelques-uns se révoltent. Ceux-là, on les torture ou on les
tue. À ce compte, on préfère obéir.
Ils disent : « Apprentis tueurs, de l’autre côté de cette montagne
habitent des hommes extraordinairement méchants. Sont-ce même des
hommes ? C’est peu probable, attendu qu’ils parlent un langage
incompréhensible et qu’ils mangent de la choucroute. Ces êtres féroces
en veulent à votre déesse. Elle est si belle qu’ils ont juré de vous la
ravir. Mais nous sommes là. Au jour fixé, nous vous mènerons vers ces
monstres. Vous les tuerez et ils vous tueront. N’ayez pas peur : nous
serons derrière vous. — En attendant, et pour vous exercer, vous devez
tuer sans hésiter quiconque nous vous désignerons : vos pères, vos
frères, vos mères, vos sœurs. »
Et il arrive ceci : chaque fois que le peuple s’assemble sur les places
des villes pour demander justice, les esclaves tueurs, qui craignent la
colère de leurs maîtres, tuent sans hésiter leurs pères, leurs mères,
leurs frères, leurs sœurs…
Parfois, les Tueurs promènent leurs esclaves dans les rues, musique en
tête. Un d’entre eux tient une perche et sur cette perche est clouée
une étoffe. Alors les voyous s’arrêtent, admirent les couleurs vives,
les passementeries, le cosmétique ; et quand vient à passer la perche —
sous la pluie cinglante qui les bafoue et les flagelle —, ils ôtent
leurs chapeaux.
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