Roger Caillois

Picasso, le liquidateur

Depuis que Picasso a rompu avec l’art de peindre, la peinture, sinon l’art, ne s’en est pas remise. Certes, la crise ne se réduit pas à Picasso seul, et il est certain que, d’autre part, elle ne concerne pas uniquement le domaine artistique.

L’œuvre de Picasso, par sa variété, par son retentissement, par le prestige et les cotes dont elle bénéficie, par le rayonnement de la personnalité de l’artiste lui-même, offre incontestablement, de la révolution dont elle fait partie, l’illustration la plus significative.

Ainsi semble l’avoir compris André Malraux, qui, dans La Tête d’obsidienne, apporte au peintre sur le plan esthétique une consécration symétrique de l’hommage que sur le plan de l’histoire, il avait auparavant rendu, avec Les chênes qu’on abat, au général de Gaulle : même fascination, même importance accordée tant à l’œuvre qu’à l’homme, même recours au dialogue et au commentaire de confidences relayées, enfin même suspension délibérée ou mise sous un boisseau temporaire de tout esprit critique.

La Tête d’obsidienne attaque le problème de front et s’efforce de montrer en quoi il constitue un tournant décisif de l’histoire de l’art. Au cours de l’ouvrage, l’admiration pour le peintre est rarement exprimée. On n’y trouve d’ailleurs presque aucune appréciation proprement esthétique sur l’œuvre. Cette réserve, à la réflexion si anormale, est selon moi parfaitement admissible, sinon inévitable, dans la perspective adoptée par l’auteur. Elle explique sans doute en partie l’absence d’analyse et de discussions dont l’ouvrage a souffert lorsqu’il est paru. Tout au long du volume, l’auteur ne se préoccupe guère de montrer le talent ou le génie du peintre, il développe l’étonnement croissant qu’il éprouve à l’égard d’un irrespect d’une espèce nouvelle.

Un irrespect d’une espèce nouvelle

L’irrespect, d’ordinaire, s’en prend aux dogmes, aux mœurs, aux institutions, aux Églises, aux pouvoirs, c’est-à-dire à tous établissements issus de l’homme et dont, par conséquent, un homme est habilité à dénoncer le manque de sérieux. L’irrespect, par définition, conteste les valeurs établies, en premier lieu la légitimité ou le sacré : il les dégrade d’un prestige usurpé pour les rendre à la médiocrité humaine. L’irrespect inauguré par Picasso est tout autre : le peintre s’estime en droit de modifier à sa fantaisie les modèles anatomiques qu’il a devant lui, c’est-à-dire l’ordre auquel lui-même appartient. Le symbole de son art reste, après plusieurs décennies et parmi tant d’autres altérations, un œil installé au centre d’un visage.

Je suppose qu’un chirurgien ait réussi l’intervention aberrante : il n’aurait fait que créer un monstre saugrenu. Il aurait transplanté des organes, relié des artères et des veines, greffé des nerfs, restauré avec science et patience mille connexions délicates. Picasso, irresponsable et s’en tenant à l’idée seule, ne se soucie pas de la réaliser autrement que par une simple représentation sans importance ni influence, sinon, le cas échéant, pour la peinture. Pourquoi le visage humain ne serait-il pas ainsi ? L’auteur est comme protégé par la gratuité de sa facétie. Le secret de son succès : une peinture ne tire pas à conséquence. Elle attire l’admiration ou le dédain. Picasso a derrière lui le passé d’un grand peintre, qu’il demeure virtuellement. On ne retient que son audace.

Ses prédécesseurs entendaient reproduire la nature, la rectifiant ou la forçant au besoin. Ils en accentuaient tel ou tel caractère, mais en préservant la ressemblance. Picasso s’acharne à peindre ce que la nature ne saurait en aucun cas produire. Lui-même l’a déclaré cent fois. Miguel Ángel Ortiz m’a rapporté à cet égard un aveu révélateur. Les deux hommes admiraient l’harmonie de la vallée de Chevreuse. « C’est un paysage comme celui-ci que j’aimerais peindre ! », s’écrie Picasso. Puis, après quelques secondes de réflexion : « Il est vrai que je changerais tout. » Peut-être convient-il d’expliquer par ce biais la quasi-absence de paysage dans l’œuvre de Picasso.

En même temps qu’il se conduit volontiers en simple atrevido, comme on dit en espagnol, en garnement qui tient à mettre partout son grain de sel, seulement pour montrer qu’il est là, il hausse cette fantaisie, certes arbitraire, certes dérisoire, comme André Malraux le porte à son crédit, à une sorte d’orgueil cosmique qui le pousse à altérer, à rectifier toute apparence ou faciès de la nature pour en proposer une variante qui ne soit plus compatible avec ses lois. Il disloque corps et visages de façon qu’ils ne puissent visiblement plus répondre à la moindre nécessité ou au moindre équilibre organique. Mais un paysage disloqué n’est pas un anti-paysage ou un paysage impossible, c’est bien plutôt, à première vue du moins, quelles que soient les bizarreries qu’on y accumule, un autre paysage. C’est que le paysage n’a pas de structure propre, permanente et reconnaissable. Il est par lui-même déjà changeant.

Aussi le génie métamorphique de Picasso s’attaque-t-il de préférence à de plus stables proies, et de plus de rendement immédiat. Homme, il démantibule l’apparence humaine.

Peintre, il démonte, découpe les chefs-d’œuvre antérieurs, qu’il quadrille plutôt qu’il ne les déchiquette (sa démarche est cérébrale), soumet chaque détail de chaque personnage à son lit de Procuste, aux normes en effet délibérément arbitraires et dérisoires, pour reprendre à nouveau les termes récurrents de Malraux, de son anatomie ou tectonique particulières. Il en tire une série de gnomes et de simulacres soigneusement grotesques, avec pour unique justification : «  J’aurais pu faire ce que j’ai défait.  »

Seulement, il est une différence entre faire et défaire. « L’art de la guerre est simple et tout d’exécution », affirme Clausewitz, à quoi Malraux ajoute : « Comme tout art d’ailleurs. » Picasso laisse choir, quant à lui, la seconde partie de l’adage, celle qui lui donne sens et portée. Toutefois, dans ses premiers tableaux, Picasso a pris soin sinon d’apporter d’abord la démonstration, du moins de laisser la présomption légitime qu’il aurait pu effectivement avoir fait ce qu’il a défait.

Le malheur est que défaire est travail toujours postérieur, accompli à partir d’un acquis préalable, que la gageure dilapide pour ainsi dire, laissant après elle des tessons qu’il est devenu sans signification de briser à leur tour, des sarcasmes qui sont autant d’impasses : à aucun degré des semences d’avenir. Lorsque l’exécution est remplacée par le crédit, par un blanc-seing accordé à l’exécutant, l’art se trouve réduit à une décision ponctuelle et, à l’extrême, disparaît. Il disparaît en devenant idée, quasi son contraire.

Quoi qu’il en soit, Picasso, à tort ou à raison, a estimé que pour lui, en la conjoncture présente, défaire avait plus d’importance ou était plus profitable que faire.

En face de ce choix surprenant et pour le bien situer, André Malraux a devant les yeux, il ne faut pas l’oublier, le panorama entier de l’histoire de l’art, sinon davantage, car sa vision s’étend bien au-delà du domaine de l’art. Visiblement, il se demande s’il n’a pas affaire, plutôt qu’à l’annonciateur d’une nouvelle ère, à quelque jongleur de grand format, à un gymnosophiste sans vergogne. Il attend le verdict de l’histoire. Il voudrait du moins comprendre la nature du spectacle. Si saltimbanque il y a, il s’interroge sur ce que laisse prévoir une sorcellerie aussi destructrice. Certes, il se garde de cette dernière épithète, mais il se défend parfois si manifestement de l’employer que le lecteur attentif ne cesse de l’avoir en tête. C’est au point que l’ouvrage pieux, à résonance de panégyrique, pourrait bien passer à l’heure des yeux dessillés, malgré les apparences, pour la première des critiques pertinentes adressées, je ne dis pas à un illusionniste, mais à un homme qui a fait illusion sur le rôle qu’il s’était probablement, sans s’en rendre compte, à lui-même assigné.

Arbitraire et dérisoire

Il est temps que j’essaie de préciser le sens des deux qualificatifs qui, dans La Tête d’obsidienne, comme j’ai eu l’occasion de le souligner, reviennent le plus souvent, soit arbitraire et dérisoire. Chacun d’eux, je m’empresse de le préciser, est pris en bonne part. « Arbitraire » implique le rejet souverain d’une motivation asservie à la justice ou à la logique en même temps qu’un sursaut contre une nature des choses mal supportée ; « dérisoire » renvoie à un sarcasme à l’égard d’un sérieux récusé dont on a percé le néant.

Le recours à l’arbitraire (comme au dérisoire, qui en découle souvent) n’est pas particulier à Picasso. Il colore, pour une part, dans le monde contemporain, les forces vives de l’art. L’arbitraire est essentiellement ici l’absence de toute justification consciente. La vacance de motif érigée en valeur libératrice apparaît comme une des consignes permanentes de l’époque. Pour s’en convaincre, il n’est que de relire la définition de l’acte gratuit dans Les Caves du Vatican ou celle de l’écriture automatique dans le Manifeste du surréalisme. Il s’agit d’un arbitraire très particulier, non pas considéré comme ingénu, jaillissant, naturel, pour ainsi dire, mais cultivé, second, sciemment, méticuleux, parfois à grand-peine élagué de tout ce qui semblerait dépendre d’une des valeurs ou conventions traditionnelles comme la morale, la raison ou, justement, l’art.

Le fait du prince règne sans partage ni limite, à ceci près qu’il ne saurait s’exercer que dans un seul sens, le dérisoire, sans quoi il serait soupçonné de rester dupe ou asservi. De fait, les formes peintes par Picasso ne sont jamais des formes reproduites ni spontanées, elles se présentent comme des déformations ou des combinaisons hasardeuses ou calculées d’autres formes.

Arbitraire et dérisoire qualifient nécessairement des valeurs dérivées. Leur dissymétrie agressive témoigne dans le même sens. La dissymétrie véritable n’est jamais atteinte par caprice, par accident, par décision, encore moins par dérision. Elle apporte avec elle un indispensable enrichissement. On n’improvise pas une dissymétrie.

L’exaspérer est téméraire : en faire un principe, dangereux, et quasi un non-sens. C’est au point qu’à l’extrême une dissymétrie totale est inconcevable : elle serait amputée de l’équilibre antérieur qui justement lui donne sa valeur de dissymétrie.

Chez Picasso, la dissymétrie est si accentuée qu’elle fait basculer l’œuvre à son profit. On ne voit qu’elle : sa référence tend à s’effacer, de sorte que le phénomène ne se produit que dans l’arbitraire et le dérisoire, avec la différence que le point de départ peut ici devenir purement allusif ou même disparaître entièrement. Le degré suivant consiste pour le peintre à s’emparer d’une totalité, à en disjoindre les éléments, puis à les réajuster en quelque composition espiègle, ingénieuse, où l’arbitraire en effet se conjugue de soi-même avec le dérisoire. Mais la totalité nouvelle obtenue au terme de l’opération n’est pas de la même espèce que la première : elle en dépend absolument, car elle n’existe que par ce qu’on y reconnaît de la totalité démembrée, le corps ou le visage humain la plupart du temps. Pareille tenace résurgence ne surprend d’ailleurs pas de la part de l’auteur de nombreux portraits.

Aucune semence d’avenir

L’esprit se heurte ici à une difficulté qui tient à une hiérarchie essentielle, irréductible, à laquelle André Malraux ne saurait rester insensible. Pour la résoudre, il fait appel à la notion d’englobant. Celle-ci n’apparaît qu’à peine et seulement à la fin du volume. Elle ne semble pas moins la clef de l’argumentation. Si j’ai bien compris, l’englobant désigne la valeur suprême, inconsciente ou manifeste suivant les civilisations, par rapport à laquelle toutes les autres se trouvent ordonnées, celle que reflète et révèle l’art, entendu au sens très large d’ensemble de moyens d’expression du réel ou des voies qui donnent accès à l’inconnu. Aujourd’hui, ou plutôt demain, l’englobant (faute d’un meilleur terme) devrait se substituer à la beauté, comme la beauté s’est substituée au sacré, pour procurer aux hommes une nouvelle aimantation générale de leurs aspirations. Un nouvel englobant succéderait à la beauté proprement dite, c’est-à-dire à la beauté purement laïque et désaffectée de la foi, tout comme la religion de l’art a remplacé chez les artistes au moins la religion tout court.

Je ne discute pas la conception, qui est aventureuse et grandiose, mais je distingue fort nettement en revanche ce qui empêche d’apercevoir le germe d’un nouvel englobant dans une œuvre telle que celle de Picasso ou dans celles – auxquelles le mot œuvre convient de moins en moins – dont elle a déclenché l’épidémie. En premier lieu, même si le mot englobant est estimé excessif (l’art n’a jamais été un englobant sauf pour un milieu restreint, sinon marginal) et si l’on adopte de préférence le terme de dominante au sens musical du mot, même en ce cas, l’englobant postulé – ou la dominante désirée – ne saurait être ni annoncé par l’art ni en sortir, puisqu’il aura pour fonction de lui substituer une attitude qui lui sera aussi radicalement hétérogène que le culte du beau le fut au culte des dieux.

Il surgira au terme d’un cheminement long et souterrain. Il n’émergera pas des débris ou des aberrations d’un style périmé ou moqué, même si l’impatience, la démangeaison provoquées par son attente ont contribué à faire brûler les temples, à briser les vases et à déchirer les images ou à les pervertir. L’effronterie et la faconde andalouse à quoi se réduisent fréquemment, hélas, les propos de Picasso, rapportés par Malraux, ne font pas le poids qu’il faudrait pour un messianisme – même esthétique.

L’argument des valeurs dérivées, donc subsidiaires, joue ici plus que jamais. Continuité, encore plus renouvellement, s’oppose à détérioration. La beauté existait déjà, si elle n’était pas isolée, dans les simulacres sacrés. Elle est issue de la désaffection du fétiche, du divorce avec l’effigie du dieu. De la même manière, la nouvelle référence générale existe déjà, invisible dans la beauté, si elle n’en est pas encore dégagée. Toutefois, elle n’en consistera sûrement pas en la beauté simplement démontée, comme jouet, par un enfant rageur ou curieux des ressorts. Elle surgira radicalement étrangère à la chrysalide défroquée.

La croissance d’un cristal, d’un arbre ou d’un homme est lente : la technique change rapidement. La forme du bucrane est plus stable que celle d’accessoires de vélocipèdes ou de tout objet manufacturé. Picasso, malgré qu’il en ait, continue d’appartenir à l’histoire de l’art, s’il en a accéléré jusqu’au vertige la « successivité ». Je ne crois pas une seconde à la vertu fondatrice des distorsions des Ménines et autres mousquetaires, toreros et lames de cartomancie. Je ne suis pas moins sceptique devant l’équarrissage minutieux, anxieux de ne pas perdre un centimètre carré, de quelque imagerie elle-même succédanée et locale (à l’échelle du monde), accompagné d’une même constante et consternante négligence à l’égard des formes et données de l’univers, dont la révélation constitue pourtant le grand cadeau du siècle. J’insinuais tout à l’heure que la selle et le guidon de bicyclette ne sont pas une promotion pour le bucrane. Ils ne témoignent que de la plaisante et passagère ingéniosité d’un homme. Il y a plus grave.

Quand Picasso, devant la Vénus de Lespugue, questionne (affirme)  : « Je pourrais la faire avec une tomate traversée par un fuseau, non ? », il oublie que la trouvaille n’a d’intérêt et n’est même concevable qu’à cause de l’existence antérieure de la Vénus de Lespugue. Chez lui, tout est suspendu au passé. Je ne le vois à l’origine de rien : sa curiosité se confond avec son bagage. Il ajoute  : « Il faudrait aussi faire de la peinture (comme de la sculpture) sans âge. Il faut tuer l’art moderne. Pour en faire un autre. » Je ne crois pas que jamais peintre ou sculpteur ait pensé ou senti autrement. Picasso formule une attitude plus personnelle en proclamant : « On a le droit de tout faire à la condition de ne jamais recommencer. » Mais le principe apparaît vite contradictoire dans les termes : tout faire, c’est faire n’importe quoi, en sorte que, quoi qu’on fasse, on recommence non pas certes à faire la même œuvre, mais à obéir à la même consigne invétérée.

Le monde est continu et répétitif. La faiblesse majeure du parti pris de toujours faire du nouveau n’est pas seulement qu’il détruit toute continuité, par conséquent tout style, c’est son caractère de girouette négative : l’obligation de toujours s’écarter au maximum de tout précédent. Quand Malraux affirme que, à l’inverse des autres peintres, Picasso a approfondi non son art, mais sa révolte, je retrouve là une conséquence de la même contradiction : on n’approfondit pas une révolte, qui ne sera jamais plus « profonde » qu’en son premier sursaut. On ne peut que l’étendre, c’est-à-dire la diluer ; la raisonner, c’est-à-dire la justifier, ce qui la consolide, mais en apaise la violence : lui donner peu à peu je ne sais quel caractère de réflexe, qui risque de la transformer en routine, en système, peut-être en conformisme, au pire d’en faire une cécité.

Malraux, chemin faisant, se déclare troublé par un aveu de Menuhin relatif à la louange. L’admirateur de Picasso a raison d’être arrêté par cette confidence. Si l’on adopte, comme critère essentiel, quelque englobant que ce soit, nul doute de la précellence de l’éloge sur la contestation. La louange ajoute et exalte. La contestation, la dérision retranchent, du fait qu’elles dénigrent ou saccagent. La résultante des forces, dans un cas, se trouve accrue, dans l’autre diminuée. Il suit d’ailleurs que la contestation est nécessaire et féconde, chaque fois qu’elle va dans le sens de l’englobant. Elle ne l’est pas en soi, je veux dire si on la choisit pour elle-même.

J’ai songé, moi aussi, il y a environ cinq ans, les deux pensées parallèles de Pascal et de Picasso sur le fait qu’il arrive à la découverte de précéder la recherche. Il ne s’ensuivait nullement selon moi l’idée que la recherche est inutile, ni surtout qu’un des chemins d’accession à l’inconnu passe en peinture par la révolte, comme Menuhin estime qu’il passe en musique par la louange.

Le paradoxe n’est qu’apparent : après un certain temps la recherche demeure ou devient confuse. Elle embrouille ou égare, tandis que la découverte, dans cette brume, apparaît soudain et avec éclat. Elle semble alors la première. Désormais, elle gouverne la recherche et la prend en charge de sorte que l’investigation ne sert plus qu’à vérifier et à confirmer. J’en donne volontiers pour exemple Newton travaillant durant des années à concilier pesanteur et gravitation et trouvant la solution en voyant tomber une pomme (ce n’est assurément pas la première fois) : ce qu’il cherchait et qu’il venait de comprendre, c’est la raison pour laquelle une pomme tombe quand la Lune ne tombe pas. Il s’en préoccupait depuis des années.

La planète vulnérable

En sens inverse, trouver non pas avant, mais au lieu de chercher, dans la bouche de qui préconise le droit à l’arbitraire, et tient pour obligation de sans cesse faire autre, ne constitue pas un paradoxe ni même une vantardise. C’est simple lapalissade. Nulle ouverture sur l’englobant à venir, plutôt une liquidation de patrimoine, plus roublarde qu’inspirée. Malraux s’en doute d’ailleurs quand il signale l’aspect « meunier matois » du peintre. J’ignore de quoi sera fait l’englobant ultérieur, la dominante future, peut-être du sentiment d’être réduit à la planète, de ne pouvoir plus nous situer au centre de l’Univers ni même pouvoir espérer subsister toujours sur un astéroïde en voie d’épuisement. Il reste à l’homme sa complicité croissante avec un globe vulnérable. Il le connaît mieux, de façon plus détaillée, plus intime. Il s’en éprouve davantage solidaire. Il se connaît chétif. Il n’ignore pas que son habitat est précaire comme lui. Si j’apercevais une issue, c’est du côté d’un pareil tressaillement que je le chercherais.

Mais me voici qui me surprend en flagrant délit d’humeur apocalyptique ou hypocondriaque, à quoi je suis d’ordinaire si peu enclin. Certes, plusieurs symptômes trahissent une des lentes maturations qui demeurent quasi insensibles jusqu’au moment où l’iceberg bascule et où nombre de valeurs se trouvent inversées, où des tabous disparaissent et où d’autres prennent naissance. D’une telle transformation, quelles conséquences peut-on inférer pour ce qu’on appelait jusqu’à présent l’art ? Le fétiche n’était pas un beau fétiche : il a été estimé beau, à partir du moment où il a pu être apprécié indépendamment de la force surnaturelle dont on le croyait chargé. Il devint objet d’art quand il cessa d’être objet de foi et de prières.

André Malraux, me semble-t-il, a fort bien perçu que l’art est devenu autonome lorsqu’il s’est détaché du sacré. L’autonomie de l’art, aidée par la solidarité croissante du monde habité, s’est actuellement conjuguée avec la confrontation des styles et avec leur renvoi dos à dos, qui a fait éclater la notion de beauté. Toute beauté est désormais jugée convention superstitieuse et rejetée à ce titre par chaque créateur qui entend aller de l’avant et cesser d’être dupe d’un décor de foire ou de salon. L’attitude esthétique était déjà marginale, sorte de filiale ou de substitut par rapport à la religion dont elle demeurait imparfaitement détachée. À partir de la Renaissance, de l’idée d’un saut en arrière en conservant l’acquis de l’intervalle, peintres et sculpteurs continuent de traiter des sujets religieux ; même s’ils sont croyants, ils ne créent plus que des œuvres d’art. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour transposer cette situation à celle qu’il est loisible de constater à notre époque.

La multitude des artistes contemporains qui, à la suite de Picasso, prennent l’innovation pour la valeur suprême, ne font plus (et n’entendent plus faire) des œuvres d’art, même si, par la force de l’habitude et faute du vocabulaire approprié, ils persistent à s’appeler artistes, et si la critique continue à les tenir pour tels. En réalité, ils liquident l’art et la beauté. La notion d’œuvre, et encore moins de chef-d’œuvre, n’a plus cours. Ce sont plutôt les idées que les artistes mettent en circulation avec une fièvre essoufflée. Le bucrane de Picasso n’est rien qu’une idée, encore davantage le porte-bouteilles de Marcel Duchamp, ou sa transformation, d’un flacon d’eau de toilette ou d’eau de violette en flacon d’eau de voilette ; à l’extrême, par Yves Klein, la vente contre un chèque en blanc d’un peu d’air de la galerie, où il n’exposait rien devant un public émerveillé.

Une partie de l’art prolonge sans doute une tradition, en même temps une profession. Elle intéresse à peine le public averti, les amateurs, les revues spécialisées. C’est autre chose qui est appelé du nom d’art et qui semble réclamer quelque absolu, sinon témoigner d’une irrémédiable vacuité. C’est à se demander si l’art, aussitôt dénoué de l’émotion sacrée, dont il n’est jusque-là qu’une réverbération aléatoire, ne doit pas être considéré à partir de ce moment et vu de l’extérieur, c’est-à-dire du côté de la réception, non de la création, comme une des parures hyperboliques de l’argent et du pouvoir. Dans l’histoire de la civilisation occidentale, à prédominance sacrale, puis technologique, le phénomène prend naissance dès le haut Moyen Âge et ne commence à s’effriter qu’à l’époque contemporaine, d’où la nécessité de ranger alors (pour une part au moins) demeures d’apparat, tableaux et sculptures, certes à un niveau supérieur, mais sous la même rubrique que bijoux, objets de collection, orfèvrerie, bateaux de plaisance et, en général, tous les signes extérieurs de puissance politique ou économique. Que l’art, dans ses aspects « sublimes », se soit, tardivement d’ailleurs, retourné contre le pouvoir et l’argent n’est que passagèrement probant, car le pouvoir et l’argent non seulement l’ont vite récupéré, alors qu’il s’insurgeait contre eux, mais l’ont encouragé à enchérir constamment sur ses propres audaces – qui n’en étaient plus.

La beauté cachée

La question décisive reste justement de savoir si ce nouvel englobant fera place à quelque chose qui aurait quoi que ce soit de commun avec l’art, à l’ancien ou au nouveau sens du mot. L’art en tant que tel n’existait pas quand l’englobant était le sacré du réceptacle. Hors de Dieu, il n’existait que l’ornement ajouté à la poterie, à l’ustensile, à l’arme, des dessins qui agrémentaient le tissu, la calebasse ou le panier. Jamais rien d’autonome. Je pense que l’époque est dès maintenant engagée dans un cheminement semblable, c’est-à-dire dans une voie qui aboutit nécessairement à la disparition totale de l’art comme activité spécifique, une voie qui implique au contraire une fusion de l’ensemble des industries, son retour à la technique et au savoir-faire, en un mot, à l’exécution ennuyeuse et soignée, dont, par prétérition, parlait Clausewitz. Dès lors, il convient d’envisager pour lui la perspective d’une occultation prononcée durant une nouvelle ère, dont la durée est imprévisible.

Des choses belles continueront d’être créées, mais on ignorera de nouveau qu’elles le sont, sinon par une émotion diffuse et surnuméraire, toujours mélangée à quelque intérêt mieux défini : ainsi ces choses à la beauté cachée seront d’abord tenues pour utiles (par exemple des outils et des ponts), pour symboliques (des emblèmes), pour didactiques (des modèles mathématiques ou physiques, ou biologiques), on y verra en premier lieu des instruments de travail ou de plaisir, des jouets, en un mot, mille objets ou images dont émane une beauté qui n’est pas artistique au sens étroit du terme : la beauté faite exprès, qui ne couvre qu’elle-même.

En effet, quelle fonction nécessaire l’art remplit-il ? À quoi répond-il à la fin ? Un esprit brutal, comme il s’en forme de plus en plus, peut se poser la question, de la même manière qu’il s’en est trouvé plus d’un naguère pour se demander à quoi pouvait bien être utile le sentiment de sacré, qui fut, lui, englobant authentique. L’art autonome n’aura peut-être été qu’une parenthèse, une sorte de mode dans l’histoire de l’humanité.

J’en reviens à Picasso, que je n’ai encore une fois considéré ici que comme symptôme. Je ne le vois nullement comme un semeur prodigue des germes du futur, mais comme le liquidateur avisé et sardonique d’une entreprise plusieurs fois séculaire dont il pressentait, comme les rats qui quittent le navire, la dissolution prochaine et dont il hâta, par ses spéculations lucides, la déposition de bilan.