|
Au regard de ce qu’il appelle la « farce démocratique », Samir Amin soulève une question essentielle : «.Renoncer
à l’élection ? » La réponse est négative mais induit une nouvelle
interrogation : « Comment associer des formes de démocratisation
nouvelles, riches, inventives, permettant de faire de l’élection un
usage autre que celui que les forces conservatrices conçoivent» ? Pour
Amin, tel est le défi.
Le suffrage universel est une conquête récente, amorcée par les luttes
des travailleurs au 19ème siècle dans quelques pays européens
(l’Angleterre, la France, les Pays Bas, la Belgique), puis
progressivement étendue au monde entier. Aujourd’hui il va s’en dire,
partout sur la planète, que la revendication du pouvoir suprême délégué
à une Assemblée élue, correctement, sur une base pluripartite – que
cette Assemblée soit législative ou constitutionnelle selon les
circonstances – définit l’aspiration démocratique et, ajouterai-je, en
assure la réalisation, prétend-on.
Marx lui-même avait placé de grands espoirs dans ce suffrage universel,
« voie pacifique possible vers le socialisme ». J’ai écrit que sur ce
point les attentes de Marx ont été démenties par l’histoire (cf. Marx
et la démocratie).
Je crois que la raison de cet échec de la démocratie électorale n’est
pas difficile à découvrir : toutes les sociétés, jusqu’à ce jour sont
fondées sur un système double d’exploitation du travail (quelles qu’en
soient les formes) et de concentration du pouvoir d’Etat au bénéfice de
la classe dirigeante. Cette réalité fondamentale produit une relative «
dépolitisation/déculturation » de très larges segments de la société.
Et cette production, largement conçue et mise en œuvre pour remplir la
fonction systématique attendue d’elle, est simultanément la condition
de reproduction du système, sans changements « autres que ceux qu’il
peut contrôler et absorber, la condition de sa stabilité. Ce que l’on
définit comme « le pays profond », c'est-à-dire le pays profondément
endormi. L’élection au suffrage universel, dans ces conditions, est une
garantie pour la victoire assurée du conservatisme (fut-il réformateur).
C’est pourquoi il n’y a jamais eu de changement dans l’histoire qui ait
été produit par ce mode de gestion fondé sur le « consensus » (de non
changement). Tous les changements ayant une portée transformatrice
réelle de la société, même les réformes (radicales) ont toujours été le
produit de luttes, conduites par ce qui peut apparaître en termes
électoraux comme des « minorités ». Sans l’initiative de ces minorités
qui constituent l’élément moteur dans la société, pas de changement
possible. Les luttes en question, engagées de la sorte, finissent
toujours – quand les alternatives qu’elles proposent sont clairement et
correctement définies – par entraîner les « majorités » (silencieuses
au départ), voire être ensuite entérinées par le suffrage universel,
qui vient après – non avant – la victoire.
Dans notre monde contemporain, le « consensus » (dont le suffrage
universel définit les frontières) est plus conservateur que jamais.
Dans les centres du système mondial ce consensus est pro-impérialiste.
Non pas au sens qu’il implique nécessairement la haine ou le mépris des
autres peuples qui sont ses victimes, mais au sens plus banal que la
permanence de la ponction de la rente impérialiste est acceptée, parce
qu’elle est la condition de reproduction de la société dans son
ensemble, la garantie de son « opulence.» faisant contraste avec la
misère des autres. Dans les périphéries, les réponses des peuples au
défi (à la paupérisation produite par le déploiement de l’accumulation
capitaliste/impérialiste) restent confuses, dans ce sens qu’elles
véhiculent toujours une dose d’illusions passéistes fatales.
Dans ces conditions le recours à « l’élection » est toujours conçu par
les pouvoirs dominants comme le moyen par excellence de freiner le
mouvement, de mettre un terme au potentiel de radicalisation des
luttes. «.Elections, piège à cons » disaient quelques-uns en 1968, non
sans avoir été confirmés dans les faits. Vite, une Assemblée élue,
aujourd’hui en Tunisie et en Egypte, pour mettre un terme au « désordre
», stabiliser. Changer tout pour ne rien changer
Alors ? Renoncer à l’élection ? Non. Mais comment associer des formes
de démocratisation nouvelles, riches, inventives, permettant de faire
de l’élection un usage autre que celui que les forces conservatrices
conçoivent. Tel est le défi.
LE DECOR THEATRAL DE LA FARCE DEMOCRATIQUE
Ce décor théâtral a été inventé par les pères fondateurs des
Etats-Unis, dans l’intention exprimée avec une lucidité parfaite
d’éviter que la démocratie électorale ne devienne un instrument utilisé
par le peuple pour mettre en question l’ordre social, fondé sur la
propriété privée (et l’esclavage !). Dans cet esprit, la Constitution
en question est fondée sur l’élection d’un président (une sorte de «
Roi élu ») qui concentre des pouvoirs essentiels. Le « bipartisme »,
auquel conduit naturellement la campagne électorale présidentielle,
tend progressivement à devenir ce qu’il est désormais : l’expression
d’un « parti unique » - bien entendu celui du capital des monopoles
depuis la fin du 19ème siècle – s’adressant à des « clientèles » qui
pensent se distinguer les unes des autres.
La farce démocratique se manifeste alors à travers une possible «
alternance » (en l’occurrence aux Etats-Unis les Démocrates et les
Républicains), sans que celle-ci ne puisse s’élever au niveau des
exigences d’une alternative (offrant la possibilité d’options nouvelles
radicalement différentes). Et sans perspective d’alternative possible,
la démocratie n’existe pas. La farce est fondée sur l’idéologie du «.consensus.» (!), négateur par définition du conflit sérieux des
intérêts et des visons de l’avenir. L’invention des « primaires » qui
invitent l’ensemble du corps électoral (ses composantes dites de droite
ou de gauche !) à s’exprimer pour le choix de chacun des deux faux
adversaires accentue encore la dérive annihilatrice de la portée des
élections.
Jean Monnet, un authentique anti-démocrate (raison pour laquelle il est
célébré à Bruxelles comme le fondateur de la « nouvelle démocratie
européenne » !), parfaitement conscient de ce qu’il voulait (copier le
modèle américain), a déployé tous ses efforts – une tradition
scrupuleusement mise en œuvre dans l’Union Européenne – pour déposséder
les Assemblées élues de leurs pouvoirs au bénéfice de « comités de
technocrates ».
Sans doute la farce démocratique fonctionne-t-elle sans grand problème
dans les sociétés opulentes de la triade impérialiste (Etats-Unis,
Europe occidentale, Japon), parce qu’elle est soutenue par la rente
impérialiste (réf, mon ouvrage, La loi de la valeur mondialisée). Mais
elle est également renforcée dans sa puissance convaincante par le
consensus autour de l’idéologie de «.l’individu.» et par le respect
réel de «.droits.» (eux-mêmes conquis par les luttes, ce qu’on oublie
de signaler), la pratique de l’indépendance du pouvoir judiciaire
(encore que celle des Etats-Unis, fondée sur l’élection des juges,
appelés à flatter «.l’opinion.», s’inscrit contre cette indépendance),
et l’institutionnalisation complexe de la pyramide garante des droits.
L’Europe continentale n’a pas connu la même histoire de l’écoulement
sans heurt des eaux du long fleuve tranquille de la farce démocratique.
Au 19ème siècle (et même jusqu’en 1945), les combats pour la
démocratie, à la fois ceux inspirés par la bourgeoisie capitaliste et
les classes moyennes et ceux conduits par les classes ouvrières et
populaires, se heurtaient aux résistances des «.anciens régimes.». D’où
leurs avancées et reculs chaotiques. Marx pensait que cette résistance
constituait un obstacle que les Etats-Unis ignoraient, à leur avantage.
Il avait tort et sous estimait que dans un mode capitaliste «.pur.»
(comme celui des Etats-Unis en comparaison de l’Europe) la «
surdétermination » des instances, c'est-à-dire la conformité des
évolutions propres à la super structure idéologique et politique
s’ajustant automatiquement à celles répondant aux exigences de la
gestion de la société par les monopoles capitalistes, produirait
fatalement ce que les sociologues conventionnels qualifient de «.totalitarisme.». Lequel s’applique au monde capitaliste impérialiste
plus qu’à tout autre. Je renvoie ici à ce que j’ai écrit ailleurs
concernant la «.sous-détermination.» et les ouvertures qu’elle offre.
Au 19ème siècle, en Europe (mais aussi à l’époque, bien qu’à un moindre
degré, aux Etats-Unis), les blocs historiques construits pour assurer
le pouvoir du capital ont été par la force des choses – la diversité
des classes et des segments de classes – complexes et changeants. De ce
fait, les conflits électoraux pouvaient donner l’apparence d’un
fonctionnement démocratique réel. Mais progressivement, avec la
substitution de la domination du capital des monopoles à la diversité
des blocs capitalistes, cette apparence s’est estompée. Le virus
libéral (titre d’un de mes ouvrages) a fait le reste : aligner
progressivement l’Europe sur le modèle des Etats-Unis.
Le conflit ente les puissances capitalistes majeures a contribué à
cimenter les segments des blocs historiques, amenant la domination du
capital par le recours au « nationalisme ». Il est même arrivé – dans
les exemples de l’Allemagne et de l’Italie en particulier – que le «
consensus nationaliste » ait été substitué au programme démocratique de
la révolution bourgeoise.
La dérive est aujourd’hui presqu’achevée. Les partis communistes de la
3ème internationale avaient tenté de s’y opposer, à leur manière, même
si «.l’alternative.» (le modèle soviétique) demeurait d’une attraction
discutable. Ayant échoué à construire durablement des blocs
alternatifs, ils ont fini par capituler, en se ralliant à la soumission
au système de la farce démocratique électorale. Ce faisant, la gauche
radicale constituée par leurs héritiers (en Europe le groupe de la
gauche unie au parlement de Bruxelles) renonce à toute perspective de «.victoire électorale.» vraie. Elle se contente de survivre sur les
strapontins octroyés aux « minorités » (5% ou 10% au mieux du « corps
électoral »). Transformés en coteries d’élus dont la seule
préoccupation est de conserver ces places misérables dans le système –
et qui tient lieu de « stratégie » – la gauche radicale renonce à
l’être véritablement. Que cela fasse le jeu de démagogues néo fascistes
ne devrait pas, dans ces conditions, surprendre.
La soumission à la farce démocratique est intériorisée par un discours
auto qualifié de « post moderniste » qui, tout simplement, refuse d’en
reconnaître l’importance des effets destructeurs. Qu’importe les
élections, l’essentiel se passe ailleurs, dit-on : dans la «.société
civile.» (concept confus sur lequel je reviendrai) où les individus
seraient devenus ce que le virus libéral prétend qu’ils sont – alors
qu’ils ne le sont pas ! – les sujets de l’histoire. La «.philosophie.»
de Negri, que j’ai critiquée ailleurs, exprime cette démission.
Mais la farce démocratique, qui ne fait pas l’objet de rejet dans les
sociétés opulentes de la triade impérialiste, ne fonctionne pas dans
les périphéries du système. Ici, dans la zone des tempêtes, l’ordre en
place ne bénéficie d’aucune légitimité suffisante pour permettre la
stabilisation de la société. L’alternative se dessine-t-elle alors en
filigrane dans les « éveils du Sud » qui ont marqué le 20ème siècle et
poursuivent leurs chemins au 21ème ?
THEORIES ET PRATIQUES DES AVANT-GARDES ET DES DESPOTISMES ECLAIRES
La tempête n’est pas synonyme immédiat de la révolution, mais seulement porteuse potentielle d’avancées révolutionnaires.
Les réponses des peuples des périphéries, inspirées de l’idéal du
socialisme radical - à l’origine tout au moins (Russie, Chine, Vietnam,
Cuba) – ou de la libération nationale et du progrès social (à l’époque
de Bandoung en Asie et en Afrique, en Amérique latine), ne sont pas
simples. Elles associent, à des degrés variables, des composantes à
vocation progressiste universaliste et d’autres de nature passéiste.
Démêler les interférences conflictuelles et/ou complémentaires entre
ces tendances aidera à formuler – plus loin dans ce texte – les formes
possibles d’avancées démocratiques authentiques.
Les marxismes historiques de la 3ème internationale (le marxisme
léninisme russe et le maoisme chinois) ont délibérément et
intégralement rejeté le passéisme. Ils ont opté pour un regard tourné
vers l’avenir, dans un esprit universaliste émancipateur au sens plein
du terme. Cette option a sans doute été facilitée, en Russie, par la
longue préparation qui a permis aux « occidentalistes » (bourgeois) de
l’emporter sur les «.slavophiles.» et les «.eurasiens.»
(alliés de l’Ancien Régime), en Chine par la révolution des Taipings
(je renvoie ici à mon étude : la Commune de Paris et la Révolution des
Taipings).
Simultanément ces marxismes historiques optaient d’emblée pour une
conceptualisation du rôle des «.avant-gardes.» dans la transformation
des sociétés. Ils donnaient une forme institutionnalisée à cette
option, symbolisée par le « parti ». On ne peut pas dire que cette
option ait été inefficace. Bien au contraire elle a été certainement à
l’origine des victoires des révolutions en question. L’hypothèse que
l’avant-garde minoritaire gagnerait le soutien de l’immense majorité
s’est révélée fondée. Mais en même temps l’histoire ultérieure a
démontré les limites de cette efficacité. Car le maintien de
l’essentiel des pouvoirs dans les mains de ces «.avant-gardes.» n’est
certainement pas étranger aux dérives ultérieures des systèmes «
socialistes » qu’ils ont prétendu mettre en place.
La théorie et la pratique des marxismes historiques en question ont-elles été celles de «.despotismes éclairés.».?
On ne peut le dire qu’à condition de préciser ce que furent et ce que
sont devenus –.progressivement – les objectifs de ces despotismes
éclairés. En tout cas ils ont été jusqu'au bout « anti passéistes ».
Leurs comportements à l’égard de la religion – assimilée à
l’obscurantisme et rien d’autre – en témoignent. Je me suis exprimé
ailleurs sur les nuances qu’on pourrait apporter à ce jugement (voir
L’internationale de l’obscurantisme).
Le concept d’avant-garde a été largement adopté ailleurs que dans les
sociétés révolutionnaires considérées. Il a été à la base de ce que
furent les partis communistes du monde entier, des années 1920 aux
années 1980. il a trouvé sa place dans les régimes nationaux populaires
du tiers monde contemporain.
Par ailleurs, ce concept d’avant-garde donnait à la théorie et à
l’idéologie une importance décisive, laquelle impliquait à son tour la
valorisation du rôle des « intellectuels » (révolutionnaires s’entend),
ou mieux de l’intelligentsia. Intelligentsia n’est pas synonyme de
classes moyennes éduquées, encore moins de cadres, bureaucrates,
technocrates, ou universitaires (les « élites » dans le jargon
anglo-saxon). Il s’agit d’un groupe social qui n’émerge comme tel que
dans certaines conditions propres à certaines sociétés et devient alors
un agent actif important, parfois décisif. En dehors de la Russie et de
la Chine, on retrouve un phénomène analogue en France, en Italie et
peut être dans d’autres pays, mais certainement ni en Grande Bretagne
et aux Etats-Unis, ni en Europe du nord en général.
En France, pendant la majeure partie du 20ème siècle, l’intelligentsia
a occupé une place importante dans l’histoire de ce pays, au demeurant
reconnu par les meilleurs historiens. C’était peut être là un effet
indirect de la Commune de Paris, au cours de laquelle l’idéal de la
construction d’un stade plus avancé de la civilisation en sortant du
capitalisme s’était exprimé comme nulle part ailleurs (cf. mon article
sur la Commune)
En Italie, le Parti communiste de l’après fascisme a rempli des
fonctions analogues. Comme l’analyse avec lucidité Luciana Castallina,
les communistes – une avant-garde fortement soutenue par la classe
ouvrière mais toujours minoritaire en termes électoraux – ont
véritablement construit à eux seuls la démocratie italienne. Ils
exerçaient «.dans l’opposition.» – à l’époque – un pouvoir réel dans la
société bien plus considérable qu’associés au «.gouvernement.» par la
suite.! Leur véritable suicide, inexplicable autrement que par la
médiocrité des leaders qui ont succédé à Berlinguer, a fait
disparaître, avec eux, l’Etat et la démocratie dans la péninsule.
Ce phénomène de l’intelligentsia n’a jamais existé aux Etats Unis et
dans l’Europe protestante du Nord. Ce qu’on appelle ici « l’élite » -
le choix du terme est significatif – n’est guère composée d’autres que
de serviteurs du système, fussent-ils « réformateurs ». La philosophie
empiriste / pragmatiste, qui occupe ici la scène entière de la pensée
sociale, a certainement renforcé les effets conservateurs de la réforme
protestante dont j’ai proposé ailleurs la critique (L’Eurocentrisme,
modernité, religion, démocratie). L’anarchiste allemand – Rudolf Rocker
- est l’un des rares penseurs européens à avoir exprimé un jugement
voisin du mien ; mais la mode veut – depuis Weber et contre Marx – que
la réforme protestante soit célébrée sans examen comme une avancée
progressiste !
Dans les sociétés de la périphérie en général, au-delà des cas
flagrants de la Russie et de la Chine, et pour les mêmes raisons, les
initiatives prises par des «.avant-gardes.»,
souvent intelligentsistes, ont bénéficié du ralliement et du soutien de
larges majorités populaires. La forme la plus fréquente de ces
cristallisations politiques dont les interventions ont été décisives
dans «.l’éveil du Sud.» a été celle du (ou des) «.populisme.». Théorie et pratique raillées par les «.élites.» (à l’anglo-saxone – «.pro système.»),
mais défendues et en sorte réhabilitées par Ernesto Laclau avec des
arguments solides que je reprendrai en bonne partie à mon compte.
Bien entendu il y a autant de «.populismes.» que d’expériences historiques qualifiées de telles. Les populismes sont souvent associés à des personnages dits «.charismatiques.»
dont l’autorité de la « pensée » est acceptée sans grand débat. Les
avancées réelles (sociales et nationales) qui leur ont été associées
dans certaines conditions m’ont amené à qualifier ces régimes de «.nationaux populaires.». Etant entendu que ces avancées n’ont jamais été soutenues ni par une pratique démocratique conventionnelle, «.bourgeoise.»,
encore moins par l’amorce de pratiques allant au-delà, comme celles
dont je dessinerai les lignes possibles plus loin dans ce texte. Ce fut
le cas de la Turquie d’Ataturk, probablement l’initiatrice du modèle
pour le Moyen Orient, plus tard de l’Egypte nassérienne, des régimes du
Baas première époque, de l’Algérie du FLN. Des expériences analogues,
dans des conditions différentes, avaient été développées dans les
années 1940 et 1950 en Amérique Latine. La « formule », parce qu’elle
répond à des besoins et des possibilités réelles, est loin d’avoir
perdu son potentiel de renouvellement. Je qualifierai donc volontiers
de « nationales populaires » certaines expériences en cours en Amérique
Latine, sans omettre de signaler que sur le plan de la démocratisation
celles-ci ont incontestablement amorcé des avancées inconnues dans
celles qui les ont précédé.
J’ai proposé quelques analyses concernant les raisons des succès des
avancées réalisées dans ce cadre dans quelques pays du Moyen Orient
(l’Afghanistan, le Yémen du Sud, le Soudan, l’Irak) qui paraissaient
plus prometteuses que d’autres, mais aussi les raisons de leurs échecs
dramatiques.
Quoiqu’il en soit il faut se garder de généraliser et de simplifier,
comme le font la majorité des commentateurs occidentaux fixés sur la
seule « question démocratique », elle-même réduite à la formule de ce
que j’ai décrit comme une farce démocratique. Dans les pays de la
périphérie, cette farce prend le plus souvent l’allure d’une caricature
extrême. Sans être des « démocrates », certains leaders de régimes
nationaux populaires ont été des «.grands réformateurs.»
(progressistes), charismatiques ou pas. Nasser en est un bel exemple.
Mais d’autres n’ont guère été que des polichinelles inconsistants,
comme Khadafi, ou de vulgaires despotes « non éclairés » (d’ailleurs
fort peu charismatiques) comme Ben Ali, Moubarak et bien d’autres. Au
demeurant ces dictateurs n’ont pas dirigé des expériences nationales
populaires. Ils n’ont guère organisé que le pillage de leur pays par
des mafias associées à leur personne. De ce fait ils ont simplement été
comme Suharto et Marcos des agents d’exécution des puissances
impérialistes qui ont d’ailleurs salué et soutenu leurs pouvoirs
jusqu’au bout.
LE PASSEISME, ENNEMI DE LA DEMOCRATIE
Les limites propres à chacune et à toutes les expériences nationales
populaires (ou « populistes ») dignes de cette qualification trouvent
leur origine dans les conditions objectives qui caractérisent les
sociétés de la périphérie du monde capitaliste / impérialiste
contemporain. Celles-ci sont évidemment diverses. Mais au-delà de cette
diversité certaines convergences importantes permettent de projeter
quelque lumière sur les raisons de leurs succès puis de leurs reculs.
La persistance d’aspirations « passéistes » n’est pas le produit de «
l’arriération » solide des peuples concernés (le discours habituel sur
le sujet) mais celui d’une mesure correcte du défi. Tous les peuples et
les nations des périphéries n’ont pas seulement été soumis à
l’exploitation économique féroce du capital impérialiste, ils ont été,
de ce fait, soumis tout autant à l’agression culturelle. La dignité de
leurs cultures, de leurs langues, de leurs coutumes, de leur histoire a
été niée avec le plus grand mépris. Il n’est pas surprenant que ces
victimes du colonialisme externe ou interne (les Indiens d’Amérique)
associent naturellement leur libération sociale et politique à la
restauration de leur dignité nationale.
Mais à son tour ces aspirations légitimes invitent à tourner les
regards vers le passé exclusivement, en espérant y trouver la réponse
aux questions d’aujourd’hui et de demain. Le risque est alors réel de
voir le mouvement d’éveil et de libération des peuples concernés
s’enfermer dans des impasses tragiques, dès lors que le « passéisme »
est pris comme axe central du renouveau recherché.
L’histoire de l’Egypte contemporaine illustre à la perfection la
transformation de la complémentarité nécessaire entre la perspective
universaliste ouverte sur l’avenir, associée à la restauration de la
dignité du passé en un conflit entre deux choix formulés en termes
absolus : ou bien « s’occidentaliser » (au sens vulgaire du terme, en
reniant le passé), ou bien « retourner au passé » (sans critique).
Le vice Roi Mohamed Ali (1804-1849) et les Khédives jusqu’aux années
1870 ont fait l’option d’une modernisation ouverte à l’adoption des
formules des modèles européens. On ne peut pas dire que cette option
était celle d’une « occidentalisation » de pacotille. Les chefs de
l’Etat égyptien donnaient toute son importance à l’industrialisation
moderne du pays et non pas à l’adoption du seul modèle de consommation
des Européens. Ils intériorisaient l’assimilation des modèles
européens, l’associant au renouveau de la culture nationale et
contribuant à la faire évoluer dans le sens de la laïcité. Leurs
efforts de soutien à la rénovation de la langue en témoignent. Certes
le modèle européen en question était celui du capitalisme et sans doute
n’avaient-ils pas pris la mesure exacte du caractère impérialiste de
celui-ci. Mais on ne saurait le leur reprocher. Et lorsque le Khédive
Ismail proclame son objectif – « faire de l’Egypte un pays européen » –
il devance de 50 ans Ataturk et entend associer cette « européanisation
» à la renaissance nationale et non pas au reniement de celle-ci.
Les insuffisances de la Nahda culturelle de l’époque (son incapacité à
comprendre ce que la Renaissance européenne avait été), et le caractère
« passéiste » dominant des concepts de la Nahda, sur lesquels je me
suis prononcé dans d’autres écrits, ne font pas mystère.
Il reste que c’est précisément la vision à dominante passéiste qui va
s’imposer au mouvement de renouveau national à la fin du 19ème siècle.
J’en ai proposé une explication : la défaite du projet « moderniste »
qui avait occupé le devant de la scène de 1800 à 1870 a entraîné le
plongeon de l’Egypte dans la régression. Or l’idéologie du refus de ce
déclin s’est cristallisée dans ce moment de régression, avec toutes les
tares que cela risquait d’impliquer. Les fondateurs du nouveau Parti
National (Al hisb al watani), à la fin du 19ème siècle, Moustapha Kamel
et Mohamed Farid, choisissent le passéisme comme axe central de leur
combat, comme en témoignent entre autre leurs illusions « ottomanistes
» (s’appuyer sur Istanbul contre les Anglais).
L’histoire allait prouver l’inanité de ce choix. La révolution
nationale et populaire de 1919-1920 n’a pas été dirigée par le Parti
Nationaliste, mais par son adversaire « moderniste », le Wafd. Taha
Hussein reprend d’ailleurs le slogan du Khédive Ismail : « européaniser
» l’Egypte, soutenir à cette fin la nouvelle Université et marginaliser
l’Azhar.
La tendance passéiste, héritée du Parti Nationaliste, glisse alors dans
l’insignifiance. Son leader –.Ahmad Hussein.– n’est dans les années
1930 que le chef d’un parti minuscule, au demeurant attiré par le
fascisme. Mais cette tendance va se retrouver fortement présente au
sein des officiers libres qui renverseront le Roi en 1952.
Les ambiguïtés du projet nassérien sont le produit de ce recul dans le
débat sur la nature du défi. Nasser tente d’associer une certaine
modernisation, encore une fois pas de pacotille, fondée sur
l’industrialisation, au soutien des illusions passéistes. Peu importe
que le projet nassérien s’inscrive désormais – ou pense s’inscrire –
dans une perspective « socialiste », évidemment inconnue au 19ème
siècle. Son attirance pour le passéisme reste présente. Ses options
concernant la « modernisation de l’Azhar », dont j’ai fait la critique,
en témoignent.
Le conflit entre les visions « modernistes, universalistes » des uns et
celles «.passéistes intégrales.» des autres occupe toujours le devant
de la scène en Egypte. Les premières sont désormais défendues
principalement par la gauche radicale (en Egypte la tradition
communiste, puissante dans les années de l’après seconde guerre
mondiale), entendues par les classes moyennes éclairées, les syndicats
ouvriers et encore davantage par les nouvelles générations. Le
passéisme a glissé davantage à droite avec les frères Musulmans, adopté
des positions extrêmes de l’interprétation la plus archaïque de
l’Islam, celle promue par l’Arabie Saoudite (le wahabisme).
On pourrait sans grande difficulté faire ressortir le contraste entre
cette évolution enfermant l’Egypte dans l’impasse et la voie adoptée
par la Chine depuis la révolution des Taipings, reprise et approfondie
par le maoisme : la construction de l’avenir passe par la critique
radicale du passé. « L’émergence » dans le monde moderne et, partant,
le déploiement de réponses efficaces au défi, y compris l’engagement
dans la voie de la démocratisation dont je proposerai les lignes
directrices plus loin dans ce texte, sont conditionnés par le refus de
faire du passéisme l’axe central du renouveau.
Ce n’est donc pas un hasard si la Chine se situe à l’avant-garde des
pays « émergents » d’aujourd’hui. Ce n’est pas un hasard non plus si
dans la région du Moyen Orient, c’est la Turquie et non l’Egypte, qui
fait partie du peloton. La Turquie – même celle de l’AKP « islamiste »
– bénéficie de la rupture que le kémalisme avait constitué en son
temps. Mais la différence entre la Chine et la Turquie demeure décisive
: le choix «.moderniste.» de la Chine s’inscrit dans une perspective
qui se voudrait « socialiste » (et la Chine est en conflit avec
l’hégémonisme des Etats-Unis, c'est-à-dire avec l’impérialisme
collectif de la Triade), une perspective qui véhicule des chances de
progrès, tandis que le choix de la « modernité » de la Turquie
contemporaine, qui n’imagine pas sortir de la logique de la
mondialisation contemporaine, n’a pas d’avenir. Son succès apparent
n’est que provisoire.
L’association entre la tendance moderniste et la tendance passéiste se
retrouve dans tous les pays du grand Sud (les périphéries), dans des
formules évidemment diverses. La confusion produite par cette
association trouve l’une de ses manifestations les plus éclatantes dans
la profusion des discours ineptes concernant « les formes prétendues
démocratiques du passé », portées aux nues sans critique. L’Inde
indépendante fait ainsi l’éloge des « panchayat », les Musulmans de la
« shura », les Africains de « l’arbre à palabre », comme si ces formes
de vie sociale du passé avaient à voir avec les défis du monde moderne.
L’Inde est-elle bien la plus grande démocratie (par le nombre des
électeurs) de la planète ? Ou bien cette démocratie électorale reste
une farce tant que le critique radicale du système des castes (bel et
bien hérité du passé) n’aura pas été conduite jusqu’à son terme :
l’abolition des castes. La « shura » reste le véhicule de la mise en
œuvre de la Sharia, interprétée dans son sens le plus réactionnaire,
ennemi de la démocratie.
Les peuples de l’Amérique Latine sont confrontés aujourd’hui à ce même
problème. On comprend sans difficulté la légitimité des revendications
« indigénistes », dès lors qu’on prend la mesure de ce que fut le
colonialisme interne ibérique. Il reste que certains de ces discours
indigénistes sont peu critiques des passés indiens concernés. Mais
d’autres le sont et font avancer des concepts associant d’une manière
radicalement progressiste les exigences universalistes et le potentiel
représenté par l’évolution des héritages du passé. Les débats boliviens
sont probablement sur ce plan d’une grande richesse. L’analyse critique
des discours indigénistes en question, faite par François Houtart (El
concepto de Sumai Kwasai) éclaire nos lanternes. L’ambiguïté est levée
par cette étude remarquable qui passe en revue ce qui me semble
constituer la totalité probable des discours sur le sujet.
La contribution – négative – du passéisme à la construction du monde
moderne tel qu’il est n’est pas l’apanage des peuples des périphéries.
En Europe, au-delà de son quart nord-ouest, les bourgeoisies étaient
trop faibles pour s’engager dans des révolutions comme en Angleterre ou
en France. L’objectif « national » –.particulièrement en Allemagne et
en Italie, mais plus tard ailleurs vers l’Est et le Sud du continent – a
servi de moyen de mobilisation et de paravent à des compromis
mi-bourgeois, «.mi-anciens régimes.». Le passéisme mobilisé ici n’était
pas «.religieux.» mais « ethnique », fondé sur une définition
ethnocentriste de la nation (Allemagne) ou la lecture mythologique de
l’histoire romaine (Italie). Le désastre est là – le fascisme et le
nazisme – pour illustrer le caractère archi-réactionnaire, certainement
anti-démocratique, du passéisme dans ces formes « nationales ».
L’ALTERNATIVE UNIVERSALISTE : LA DÉMOCRATISATION AUTHENTIQUE
ET ENTIÈRE ET LA PERSPECTIVE SOCIALISTE
Je parlerai ici de démocratisation et non de démocratie. Cette
dernière, réduite comme elle l’est dans les formules imposées par les
pouvoirs dominants, est une farce, ai-je dit. La farce électorale
produit un parlement « bidon » impuissant, le gouvernement n’étant
responsable que devant le FMI et l’OMC, c'est-à-dire les instruments
des monopoles de la triade impérialiste. La farce démocratique est
alors complétée par le discours « droits-de-l’hommiste » qui insiste
sur le respect du droit à la protestation, à condition que celle-ci ne
puisse être en mesure de remettre en question le pouvoir suprême des
monopoles. Au-delà on la criminalise, en l’associant au «.terrorisme.».
La démocratisation, conçue en contrepoint comme entière, c'est-à-dire
concernant tous les aspects de la vie sociale, y compris bien entendu
la gestion de l’économie, ne peut être qu’un processus sans fin ni
frontières, le produit des luttes et de l’imagination inventive des
peuples. La démocratisation n’a de sens, d’authenticité, que si elle
mobilise ces puissances inventives, dans la perspective de la
construction d’un stade plus avancé de la civilisation humaine. Elle ne
peut donc être enfermée dans un formulaire (« blue print »)
prêt-à-porter. Mais il n’en demeure pas moins nécessaire de proposer
les lignes directrices du mouvement dans sa direction générale et dans
la définition des objectifs stratégiques d’étape possibles.
Le combat pour la démocratisation est un combat. Il exige donc
mobilisation, organisation, choix des actions, vision stratégique, sens
de la tactique, politisation des luttes. Sans doute ces formes ne
peuvent-elles pas être décrétées à l’avance, à partir de dogmes
sanctifiés. Mais leur identification reste incontournable. Car il
s’agit bel et bien de faire reculer le système des pouvoirs en place,
et en perspective de lui substituer un autre système de pouvoirs. Sans
doute la formule de « la » révolution qui substitue d’emblée le pouvoir
du peuple à celui du capital, sanctifiée, doit-elle être abandonnée.
Des avancées révolutionnaires sont possibles, fondées sur celles de
pouvoirs nouveaux, populaires, réels, qui font reculer ceux qui
continueront à défendre les principes de reproduction de l’inégalité.
Au demeurant Marx n’a jamais formulé cette théorie de «.la révolution
grand soir et solution définitive.».; il a toujours au contraire
insisté sur la longue transition caractérisée par ce conflit des
pouvoirs, les anciens en déclin et les nouveaux en essor.
Abandonner la question du pouvoir c’est jeter le bébé avec l’eau du
bain. Croire que la société peut être transformée sans la destruction,
fût-elle progressive du système du pouvoir en place relève de la
naïveté la plus extrême. Car tant que les pouvoirs en place restent ce
qu’ils sont, loin d’être « dépossédés » par le changement social, ils
sont en mesure de capter celui-ci, de le soumettre, de l’intégrer dans
le renforcement – et non l’affaiblissement – du pouvoir du capital. La
triste dérive de l’écologisme, devenu champ nouveau ouvert à
l’expansion du capital, en témoigne. Éluder la question du pouvoir,
c’est placer les mouvements dans une situation qui ne leur permet pas
de passer à l’offensive, les contraindre à rester sur des positions de
défensive, de résistance aux offensives de ceux qui disposent du
pouvoir, et donc de l’initiative. Doit-on s’étonner que Negri, le «.prophète.» de cette litanie à la mode, se soit écarté de Marx pour
retourner à Saint-François d’Assise, dont il était parti ? Doit-on
s’étonner que ses thèses soient célébrées par le New York Times ?
Les luttes sociales et politiques (indissociables) pourraient se donner
quelques grands objectifs stratégiques, que je proposerai dans ce qui
suit, pour le débat théorique et politique confronté en permanence à la
pratique des luttes, à leurs avancées et à leurs échecs.
D’abord renforcer les pouvoirs des travailleurs sur les lieux de leur
travail, dans leurs luttes quotidiennes contre le capital. C'est,
dit-on, la vocation des syndicats. Oui, mais à condition que ceux-ci
soient des instruments de lutte réels. Ce qu’ils ne sont plus guère,
surtout les « grands syndicats », prétendus « forts » parce qu’ils
rassemblent de grandes majorités parmi les travailleurs concernés.
Cette force apparente est leur faiblesse réelle parce que les syndicats
concernés se croient alors contraints de « s’ajuster » aux
revendications consensuelles, modestes à l’extrême. Doit-on s’étonner
que les classes ouvrières en Allemagne et en Grande-Bretagne (pays de «
syndicats puissants », dit-on) ont accepté les ajustements drastiques
que le capital leur a imposés au cours des trente dernières années,
alors que les « syndicats français » – minoritaires et considérés comme
faibles – ont mieux (ou moins mal) résisté ? Cette réalité nous
rappelle tout simplement que des organisations de militants, toujours
minoritaires par définition (l’ensemble de la classe ne peut être
constituée intégralement de militants), sont capables, plus que des
syndicats de «.masse » (donc de non militants), d’entraîner les
majorités dans les luttes.
Un autre terrain de luttes possibles pour asseoir des pouvoirs nouveaux
est celui des pouvoirs locaux. Certes dans ce domaine je me garderai de
généralisations rapides, soit par l’affirmation que la décentralisation
est toujours une avancée démocratique, soit, à l’opposé, que la
centralisation est nécessaire pour « changer le pouvoir ». La
décentralisation peut être captée par les « notabilités locales »,
souvent non moins réactionnaires que les agents du pouvoir central.
Mais elle peut aussi, selon les stratégies mises en œuvre par les
forces progressistes en lutte et les conditions locales – favorables
ici, défavorables là –, compléter et remplacer des avancées dans la
création de nouveaux pouvoirs populaires. La Commune de Paris l’avait
compris, avec son projet de fédéralisme communal. Les communards
savaient qu’ils reprenaient sur cette question la tradition montagnarde
des Jacobins de 1793. Car ceux-ci, contrairement à ce qu’on dit sans
réfléchir (combien de fois entendra-t-on que les « centralistes »
jacobins ont parachevé l’œuvre de la Monarchie !), ont été fédéralistes
(oublie-t-on la Fête de la Fédération ?). La «.centralisation.» a été
l’œuvre ultérieure de la réaction thermidorienne, parachevée par
Bonaparte.
La « décentralisation » reste un terme douteux, opposé comme un absolu
à l’autre concept absolu, celui de la «.centralisation.». Associer
l’une et l’autre est le défi auquel les combats pour la démocratisation
sont confrontés.
La question des pouvoirs multiples – locaux et centraux – est d’une
importance cruciale dans les pays «.hétérogènes.», pour une raison
historique ou une autre. Dans les pays andins et plus généralement dans
l’Amérique dite latine – qui devrait être qualifiée d’Amérique indo /
afro / latine – la construction de pouvoirs spécifiques (et qui dit
spécifiques dit bénéficiant d’une marge d’autonomie réelle) conditionne
la renaissance des nations indiennes, sans laquelle l’émancipation
sociale n’a guère de sens.
Le féminisme et l’écologisme constituent tout autant des
terrains de conflits entre les forces sociales engagées dans la
perspective de l’émancipation globale de la société et les pouvoirs
conservateurs ou réformateurs dévoués à perpétuer les conditions de la
reproduction capitaliste. Il n’y a certainement pas lieu de les
considérer comme des luttes « spécifiques », parce que les
revendications d’apparence spécifique qu’elles promeuvent et la
transformation globale de la société sont indissociables. Mais tous les
mouvements qui se revendiquent du féminisme et de l’écologisme ne le
voient pas ainsi.
L’articulation des luttes sur les terrains divers évoqués ici – et
d’autres – appelle la construction de formes institutionnalisées de
leur interdépendance. Il s’agit là encore de faire preuve d’imagination
créatrice. Il n’est pas nécessaire d’attendre que la législation en
vigueur le permette pour mettre en place des systèmes
institutionnalisés (« informels, sinon toujours « illégaux ») par
exemple de négociation sociale permanente et « obligatoire » de facto
employés / patronat, par exemple de contrôle imposant la parité homme /
femme, par exemple de soumission de toute décision importante
d’investissement (du privé ou de l’Etat) à un examen écologique sérieux.
Des avancées réelles dans les directions proposées ici créent une
dualité des pouvoirs – comme celle que Marx avait imaginée pour la
longue transition socialiste au communisme, étape plus avancée de la
civilisation humaine. Elles permettraient à des « élections » au
suffrage universel de prendre une direction toute autre que celle que
la démocratie / farce imagine. Mais ici encore les élections qui ont un
sens viennent après des victoires, pas avant.
Les propositions suggérées ici – et bien d’autres possibles – ne
s’inscrivent pas dans le discours dominant concernant « la société
civile ». Elles en prennent plutôt le contre-pied. Ce discours, proche
des délires du «.post-modernisme.» à la Negri, est l’héritier direct de
la tradition de l’idéologie du consensus usaméricaine, qui en a été le
promoteur patenté, repris sans critique par des dizaines de milliers
d’ONG et par leur représentation forcée dans les Forum Sociaux. Il
s’agit d’une idéologie qui accepte le régime » (c'est-à-dire le
capitalisme des monopoles) dans ce qu’il a d’essentiel. Elle remplit
donc une fonction utile pour le pouvoir du capital. Elle verse de
l’huile dans ses rouages. Elles promeut une « opposition » dépourvue de
la capacité de « changer le monde », comme elle le prétend.
TROIS CONCLUSIONS
1. Le virus libéral exerce ses effets dévastateurs. Il a produit un «
ajustement idéologique » qui convient parfaitement à la poursuite de
l’expansion capitaliste, à son tour appelée à toujours plus de
barbarie. Il a convaincu de larges majorités – y compris dans les
jeunes générations – qu’il fallait se contenter de « vivre dans le
présent », saisir ce que l’immédiat offre, oublier le passé, ne pas
s’occuper de l’avenir, sous prétexte que l’imagination utopique peut
produire des monstres. Il a convaincu que le système en place était
compatible avec «.l’épanouissement de l’individu.» (ce qu’il n’est pas
en réalité). Des formulations académiques prétentieuses prétendues «
nouvelles » – les « post », post-modernisme, post-colonialisme, les
études « culturelles », les élucubrations à la Negri – décernent des
brevets de légitimité à la capitulation de l’esprit critique et de
l’imagination inventive.
Le désarroi que la pratique de cette soumission intériorisée implique
est certainement à l’origine, entre autre, du «.renouveau religieux.».
J’entends par là la résurgence d’interprétations religieuses et
parareligieuses conservatrices et réactionnaires, «.communautaristes.»,
ritualistes. Le «.monothéisme.» ici convole avec le «.moneytheism.»
sans problème, comme je l’ai écrit. J’exclus évidemment de ce jugement
les interprétations religieuses qui mobilisent le sens qu’elles donnent
à la spiritualité pour légitimer leur prise de position aux côtés de
toutes les forces sociales en lutte pour l’émancipation. Mais les
premières sont dominantes, les secondes minoritaires, souvent
marginalisées. D’autres formulations idéologiques non moins
réactionnaires compensent de la même manière le vide créé par le virus
libéral : les « nationalismes » et les communautarismes ethniques ou
paraethniques en constituent de beaux exemples.
2. La diversité est fort heureusement une belle réalité du monde. Mais
son éloge inconsidéré est porteur de confusions dangereuses.
J’ai pour ma part proposé de singulariser les « diversités héritées »
(du passé), qui sont ce qu’elles sont, et ne peuvent être reconnues
comme efficaces pour le projet d’émancipation qu’après examen critique.
Je propose de ne pas confondre ces diversités avec celles des
formulations qui tournent leur regard vers l’invention du futur et
l’émancipation. Car il y a ici également diversité, à la fois des
analyses et de leurs soubassements culturels et idéologiques et des
propositions de stratégies de lutte.
La première Internationale comptait dans ses rangs Marx, Proudhon,
Bakounine. La cinquième Internationale devra tout autant faire de la
diversité son atout. J’imagine qu’elle ne peut « éliminer », mais doit
rassembler : les marxistes, eux-mêmes d’écoles diverses (y compris
certaines passablement « dogmatiques »), d’authentiques réformateurs
radicaux qui néanmoins préfèrent mettre l’accent sur le objectifs
possibles plus rapprochés que sur les perspectives lointaines, les
théologiens de la libération, les penseurs et militants qui entendent
inscrire les renouveaux nationaux qu’ils promeuvent dans la perspective
de l’émancipation universelle, les féministes et les écologistes qui
eux également s’inscrivent dans cette perspective. La condition
fondamentale permettant à ce regroupement de combattants d’œuvrer
réellement pour la même cause est la prise de conscience lucide du
caractère impérialiste du système en place. La 5ème Internationale ne
peut être que clairement anti-impérialiste. Elle ne peut se satisfaire
sur ce plan des interventions « humanitaires » que les pouvoirs
dominants veulent substituer à la solidarité et au soutien des luttes
de libération des peuples, des nations et des Etats de la périphérie.
Au-delà même de ce regroupement, des alliances larges doivent être
recherchées avec toutes les forces et les mouvements démocratiques en
lutte contre les dérives de la démocratie – farce.
3. Si j’insiste sur la dimension antiimpérialiste des combats à mener,
c’est parce que celle-ci est la condition de la possibilité de
construire une convergence entre les luttes au Nord et au Sud de la
planète. J’ai déjà dit que la faiblesse – pour le moins qu’on puisse
dire – de la conscience antiimpérialiste au Nord avait constitué la
raison majeure des limites des avancées que les peuples des périphéries
étaient parvenus à réaliser jusqu’ici, puis de leurs reculs.
La construction de la perspective de convergence des luttes se heurte à
des difficultés dont il faut se garder de sous-estimer les dangers
mortels.
Au Nord elle se heurte à l’adhésion encore large à l’idéologie du
consensus qui légitime la farce démocratique, acceptable grâce aux
effets corrupteurs de la rente impérialiste. Néanmoins l’offensive du
capital des monopoles contre les travailleurs du Nord eux-mêmes, en
cours, pourrait aider à une prise de conscience que les monopoles
impérialistes sont bien un ennemi commun. Les mouvements en voie de
déploiement et de reconstruction organisée et politisée iront-ils ici
jusqu’à comprendre et faire comprendre que les monopoles capitalistes
doivent être expropriés et nationalisés dans la perspective de leur
socialisation.? Tant
qu’on ne se sera pas rapproché de ce point de rupture, le pouvoir en
dernier ressort des monopoles du capitalisme/impérialisme demeurera
intact. Les défaites que le Sud pourrait infliger à ces monopoles,
faisant reculer la ponction de la rente impérialiste, ne peuvent que
renforcer les chances de sortie des ornières des peuples du Nord.
Mais au Sud elle se heurte toujours au conflit des expressions de la
vision du futur : universalistes ou passéistes ? Tant que ce conflit ne
sera pas tranché en faveur des premières, ce que les peuples du Sud
pourront arracher dans leurs combats de libération demeurera fragile,
limité et vulnérable.
Seules des avancées sérieuses au Nord et au Sud dans les directions
indiquées ici pourront permettre au bloc historique progressiste
universaliste de prendre corps. |