Simon Leys

« Le bonheur des petits poissons »

- Lettre des antipodes -

  
Samuel Butler compare la vie à un solo de violon qu’il nous faut jouer en public tout en apprenant la technique de l’instrument au fur et à mesure de l’exécution. Bonne description – et qui s’applique aussi à la mort : Edmund Knox (ancien rédacteur de Punch), agonisant d’un cancer, remarquait gentiment : « L’ennui avec ces choses-là, c’est qu’on en a si peu la pratique. » Samuel Butler compare la vie à un solo de violon qu’il nous faut jouer en public tout en apprenant la technique de l’instrument au fur et à mesure de l’exécution. Bonne description – et qui s’applique aussi à la mort : Edmund Knox (ancien rédacteur de Punch), agonisant d’un cancer, remarquait gentiment : « L’ennui avec ces choses-là, c’est qu’on en a si peu la pratique. »

La vie nous soumet à des tests auxquels nous devons instantanément improviser des réponses. Mais le talent de repartie n’est pas donné à tout le monde : tantôt nous répondons à côté, tantôt nous restons muets – et Valéry avait raison d’assimiler l’ensemble de la littérature à une vaste « vengeance de l’esprit de l’escalier ».

Il y a longtemps, lors d’un trivial incident dont la pleine signification ne m’apparut qu’après coup, je suis resté coi – et le souvenir m’en brûle encore. C’était lors d’un symposium d’historiens, organisé par une respectable université. Un vieux professeur spécialement invité de l’étranger avait juste achevé de parler de la peinture de paysage des Song quand un jeune universitaire local s’empara de la tribune et se lança dans une dénonciation longue et passionnée de la communication de son savant aîné. Sa diatribe n’était pas bien originale – elle charriait tous les lieux communs de la vague maoïste alors à la mode. Soutenu par une claque vigoureuse d’admirateurs indigènes, le tribun révolutionnaire nous expliqua qu’il fallait être aveuglé par tous les préjugés de l’élitisme bourgeois pour admirer la peinture chinoise ancienne, œuvre d’exploiteurs et de parasites, tandis que le véritable art de la Chine – que les mandarins académiques s’obstinaient à ignorer – était produit par les masses populaires de paysans, ouvriers et soldats. Bref, tout le refrain familier de l’époque – bien oublié maintenant. La violence de cette attaque surprit le vieux professeur, homme frêle et raffiné, mais il demeura silencieux. Il ne restait d’ailleurs plus de temps pour la discussion, et le président de la session leva hâtivement la séance.

Dans l’assistance, composée en majorité de gens éduqués et courtois, on avait senti passer un très réel embarras ; mais, en général, quand des personnes décentes sont confrontées à une indécence massive, elles s’emploient par tous les moyens à faire comme si de rien n’était.

En fait, le plus choquant de l’affaire, ce n’avait pas été les vociférations banales du jeune énergumène, mais notre silence à tous. J’appréciai soudain la vérité du mot de Hugo « tout savant est un peu cadavre ». Cette assemblée académique ne sentait pas bon.

Tout en désapprouvant le manque de manières de leur bouillant collègue, la plupart de ces universitaires estimaient au fond que, dans un débat intellectuel, toute opinion est estimable ; nul ne semblait comprendre que ce que l’on venait d’entendre n’était pas une opinion parmi d’autres, mais bien un constat de décès de l’idée même de l’université. En effet, ce que le jeune homme avait proclamé – sans susciter la moindre réfutation –, c’était l’illégitimité des jugements de valeur ; mais si la vérité n’est qu’un préjugé de classe, toute l’entreprise universitaire se trouve réduite à une farce absurde. Comment pourrait-on étudier, par exemple, la littérature et les arts sans se référer à la notion de qualité littéraire et artistique ? Sans cette référence, les bandes dessinées de Superman et les feuilletons sentimentaux de Barbara Gartland doivent constituer un sujet d’étude aussi valable que les œuvres de Shakespeare et de Michel-Ange. C’est là, du reste, la conclusion qu’a largement adoptée l’université aujourd’hui.

Dans une lettre (trop peu connue), Hannah Arendt a rappelé que la Vérité n’est pas un résultat de la réflexion – elle en est la précondition et le point de départ : sans une expérience préalable de la Vérité, nulle réflexion ne peut se développer. Mais cette évidence indiscutable des premiers principes avait déjà été illustrée il y a deux mille trois cents ans par un apologue célèbre de Zhuang Zi :

Zhuang Zi et le logicien Hui Zi se promenaient sur le pont de la rivière Hao. Zhuang Zi observa : « Voyez les petits poissons qui frétillent, agiles et libres ; comme ils sont heureux ! » Hui Zi objecta : « Vous n’êtes pas un poisson ; d’où tenez-vous que les poissons sont heureux ?
– Vous n’êtes pas moi, comment pouvez-vous savoir ce que je sais du bonheur des poissons ?
– Je vous accorde que je ne suis pas vous et, dès lors, ne puis savoir ce que vous savez. Mais comme vous n’êtes pas un poisson, vous ne pouvez savoir si les poissons sont heureux.
– Reprenons les choses par le commencement, rétorqua Zhuang Zi, quand vous m’avez demandé “d’où tenez-vous que les poissons sont heureux” la forme même de votre question impliquait que vous saviez que je le sais. Mais maintenant, si vous voulez savoir d’où je le sais – eh bien, je le sais du haut du pont.  »