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Cher
Boris, je me contrains à vous écrire quelques lignes, parce que sans
cela je n’aurais pas le courage de laisser une trace écrite des
premières impressions de ma nouvelle expérience. La soi-disant petite
boîte sympathique s’est avérée être, au contact, d’abord une assez
grande boîte, et puis surtout une sale, une très sale boîte. Dans cette
sale boîte, il y a un atelier particulièrement dégoûtant : c’est le
mien. Je me hâte de vous dire, pour vous rassurer, que j’en ai été
tirée à la fin de la matinée, et mise dans un petit coin tranquille où
j’ai des chances de rester toute la semaine prochaine, et où je ne suis
pas sur une machine.
Hier, j’ai fait le même boulot toute la journée (emboutissage à une
presse). Jusqu’à 4 h. j’ai travaillé au rythme de 400 pièces à l’heure
(j’étais à l’heure, remarquez, avec salaire de 3 fr.), avec le
sentiment que je travaillais dur. À 4 h., le contremaître est venu me
dire que si je n’en faisais pas 800 il me renverrait : « Si, à partir
de maintenant vous en faites 800, je consentirai peut-être à vous
garder. » Vous comprenez, on nous fait une grâce en nous permettant de
nous crever, et il faut dire merci. J’ai tendu toutes mes forces, et
suis arrivée à 600 à l’heure. On m’a quand même laissée revenir ce
matin (ils manquent d’ouvrières, parce que la boîte est trop mauvaise
pour que le personnel y soit stable, et qu’il y a des commandes
urgentes pour les armements). J’ai fait ce boulot 1 h. encore, en me
tendant encore un peu plus, et ai fait un peu plus de 650. On m’a fait
faire diverses autres choses, toujours avec la même consigne, à savoir
y aller à toute allure. Pendant 9 h. par jour (car on rentre à 1 h.,
non 1 h. ¼ comme je vous l’avais dit) les ouvrières travaillent ainsi,
littéralement sans une minute de répit. Si on change de boulot, si on
cherche une boîte, etc., c’est toujours en courant. Il y a une chaîne
(c’est la première fois que j’en vois une, et cela m’a fait mal) où on
a, m’a dit une ouvrière, doublé le rythme depuis 4 ans ; et aujourd’hui
encore le contremaître a remplacé une ouvrière de la chaîne à sa
machine et a travaillé 10 m. à toute allure (ce qui est bien facile
quand on se repose après) pour lui prouver qu’elle devait aller encore
plus vite. Hier soir, en sortant, j’étais dans un état que vous pouvez
imaginer (heureusement les maux de tête du moins me laissaient du
répit) ; au vestiaire, j’ai été étonnée de voir que les ouvrières
étaient encore capables de babiller, et ne semblaient pas avoir au cœur
la rage concentrée qui m’avait envahie. Quelques-unes pourtant (2 ou 3)
m’ont exprimé des sentiments de cet ordre. Ce sont celles qui sont
malades, et ne peuvent pas se reposer. Vous savez que le pédalage exigé
par les presses est quelque chose de très mauvais pour des femmes ; une
ouvrière m’a dit qu’ayant eu une salpingite, elle n’a pas pu obtenir
d’être mise ailleurs que sur les presses. Maintenant, elle est enfin
ailleurs qu’aux machines, mais la santé définitivement démolie.
En revanche, une ouvrière qui est à la chaîne, et avec qui je suis
rentrée en tram, m’a dit qu’au bout de quelques années, ou même d’un
an, on arrive à ne plus souffrir, bien qu’on continue à se sentir
abrutie. C’est à ce qu’il me semble le dernier degré de l’avilissement.
Elle m’a expliqué comment elle et ses camarades étaient arrivées à se
laisser réduire à cet esclavage (je le savais bien, d’ailleurs). Il y a
5 ou 6 ans, m’a-t-elle dit, on se faisait 70.fr. par jour, et « pour
70.fr. on aurait accepté n’importe quoi, on se serait crevé ».
Maintenant encore certaines qui n’en ont pas absolument besoin sont
heureuses d’avoir, à la chaîne, 4.fr. l’heure et des primes. Qui donc,
dans le mouvement ouvrier ou soi-disant tel, a eu le courage de penser
et de dire, pendant la période des hauts salaires, qu’on était en train
d’avilir et de corrompre la classe ouvrière ? Il est certain que les
ouvriers ont mérité leur sort : seulement la responsabilité est
collective, et la souffrance est individuelle. Un être qui a le cœur
bien placé doit pleurer des larmes de sang s’il se trouve pris dans cet
engrenage.
Quant à moi, vous devez vous demander ce qui me permet de résister à la
tentation de m’évader, puisque aucune nécessité ne me soumet à ces
souffrances. Je vais vous l’expliquer : c’est que même aux moments où
véritablement je n’en peux plus, je n’éprouve à peu près pas de
pareille tentation. Car ces souffrances, je ne les ressens pas comme
miennes, je les ressens en tant que souffrances des ouvriers, et que
moi, personnellement, je les subisse ou non, cela m’apparaît comme un
détail presque indifférent. Ainsi le désir de connaître et de
comprendre n’a pas de peine à l’emporter.
Cependant, je n’aurais peut-être pas tenu le coup si on m’avait laissée
dans cet atelier infernal. Dans le coin où je suis maintenant, je suis
avec des ouvriers qui ne s’en font pas. Je n’aurais jamais cru que d’un
coin à l’autre d’une même boîte il puisse y avoir de pareilles
différences.
Allons, assez pour aujourd’hui. Je regrette presque de vous avoir
écrit. Vous êtes assez malheureux sans que j’aille encore vous
entretenir de choses tristes.
Affectueusement.
S. W
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