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La
période présente est de celles où tout ce qui semble normalement
constituer une raison de vivre s’évanouit, où l’on doit, sous peine de
sombrer dans le désarroi ou l’inconscience, tout remettre en question.
Que le triomphe des mouvements autoritaires et nationalistes ruine un
peu partout l’espoir que de braves gens avaient mis dans la démocratie
et dans le pacifisme, ce n’est qu’une partie du mal dont nous souffrons
; il est bien plus profond et bien plus étendu. On peut se demander
s’il existe un domaine de la vie publique ou privée où les sources
mêmes de l’activité et de l’espérance ne soient pas empoisonnées par
les conditions dans lesquelles nous vivons. Le travail ne s’accomplit
plus avec la conscience orgueilleuse qu’on est utile, mais avec le
sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par
une passagère faveur du sort, un privilège dont on exclut plusieurs
êtres humains du fait même qu’on en jouit, bref une place. Les chefs
d’entreprise eux-mêmes ont perdu cette naïve croyance en un progrès
économique illimité qui leur faisait imaginer qu’ils avaient une
mission. Le progrès technique semble avoir fait faillite, puisque au
lieu du bien-être il n’a apporté aux masses que la misère physique et
morale où nous les voyons se débattre ; au reste les innovations
techniques ne sont plus admises nulle part, ou peu s’en faut, sauf dans
les industries de guerre. Quant au progrès scientifique, on voit mal à
quoi il peut être utile d’empiler encore des connaissances sur un amas
déjà bien trop vaste pour pouvoir être embrassé par la pensée même des
spécialistes.; et l’expérience montre que nos aïeux se sont trompés en
croyant à la diffusion des lumières, puisqu’on ne peut divulguer aux
masses qu’une misérable caricature de la culture scientifique moderne,
caricature qui, loin de former leur jugement, les habitue à la
crédulité. L’art lui-même subit le contrecoup du désarroi général, qui
le prive en partie de son public, et par là même porte atteinte à
l’inspiration. Enfin la vie familiale n’est plus qu’anxiété depuis que
la société s’est fermée aux jeunes. La génération même pour qui
l’attente fiévreuse de l’avenir est la vie tout entière végète, dans le
monde entier, avec la conscience qu’elle n’a aucun avenir, qu’il n’y a
point de place pour elle dans notre univers. Au reste ce mal, s’il est
plus aigu pour les jeunes, est commun à toute l’humanité d’aujourd’hui.
Nous vivons une époque privée d’avenir. L’attente de ce qui viendra
n’est plus espérance, mais angoisse.
Il est cependant, depuis 1789, un mot magique qui contient en lui tous
les avenirs imaginables, et n’est jamais si riche d’espoir que dans les
situations désespérées ; c’est le mot de révolution. Aussi le
prononce-t-on souvent depuis quelque temps. Nous devrions être,
semble-t-il, en pleine période révolutionnaire ; mais en fait tout se
passe comme si le mouvement révolutionnaire tombait en décadence avec
le régime même qu’il aspire à détruire. Depuis plus d’un siècle, chaque
génération de révolutionnaires a espéré tour à tour en une révolution
prochaine ; aujourd’hui, cette espérance a perdu tout ce qui pouvait
lui servir de support. Ni dans le régime issu de la révolution
d’Octobre, ni dans les deux Internationales, ni dans les partis
socialistes ou communistes indépendants, ni dans les syndicats, ni dans
les organisations anarchistes, ni dans les petits groupements de jeunes
qui ont surgi en si grand nombre depuis quelque temps, on ne peut
trouver quoi que ce soit de vigoureux, de sain ou de pur ; voici
longtemps que la classe ouvrière n’a donné aucun signe de cette
spontanéité sur laquelle comptait Rosa Luxemburg, et qui d’ailleurs ne
s’est jamais manifestée que pour être aussitôt noyée dans le sang ; les
classes moyennes ne sont séduites par la révolution que quand elle est
évoquée, à des fins démagogiques, par des apprentis dictateurs. On
répète souvent que la situation est objectivement révolutionnaire, et
que le « facteur subjectif » fait seul défaut ; comme si la carence
totale de la force même qui pourrait seule transformer le régime
n’était pas un caractère objectif de la situation actuelle, et dont il
faut chercher les racines dans la structure de notre société. C’est
pourquoi le premier devoir que nous impose la période présente est
d’avoir assez de courage intellectuel pour nous demander si le terme de
révolution est autre chose qu’un mot, s’il a un contenu précis, s’il
n’est pas simplement un des nombreux mensonges qu’a suscités le régime
capitaliste dans son essor et que la crise actuelle nous rend le
service de dissiper. Cette question semble impie, à cause de tous les
êtres nobles et purs qui ont tout sacrifié, y compris leur vie, à ce
mot. Mais seuls des prêtres peuvent prétendre mesurer la valeur d’une
idée à la quantité de sang qu’elle a fait répandre. Qui sait si les
révolutionnaires n’ont pas versé leur sang aussi vainement que ces
Grecs et ces Troyens du poète qui, dupés par une fausse apparence, se
battirent dix ans autour de l’ombre d’Hélène.?
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