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Enfin, on respire ! C’est la grève chez les métallos.
Le public qui voit tout ça de loin ne comprend guère. Qu’est-ce que
c’est ? Un mouvement révolutionnaire ? Mais tout est calme. Un
mouvement revendicatif ? Mais pourquoi si profond, si général, si fort, et
si soudain ?
Quand on a certaines images enfoncées dans
l’esprit, dans le cœur, dans la chair elle-même, on comprend. On comprend tout
de suite. Je n’ai qu’à laisser affluer les souvenirs.
Un atelier, quelque part dans la banlieue, un jour
de printemps, pendant ces premières chaleurs si accablantes pour ceux qui
peinent. L’air est lourd d’odeurs de peinture et de vernis. C’est ma première
journée dans cette usine. Elle m’avait paru accueillante, la veille : au
bout de toute une journée passée à arpenter les rues, à présenter des
certificats inutiles, enfin ce bureau d’embauche avait bien voulu de moi.
Comment se défendre, au premier instant, d’un sentiment de
reconnaissance ? Me voici sur une machine. Compter cinquante pièces… les
placer une à une sur la machine, d’un côté, pas de l’autre… manier à chaque
fois un levier… ôter la pièce… en mettre une autre… encore une autre… compter
encore… Je ne vais pas assez vite. La fatigue se fait déjà sentir. Il faut
forcer, empêcher qu’un instant d’arrêt sépare un mouvement du mouvement
suivant. Plus vite, encore plus vite ! Allons bon ! Voilà une pièce
que j’ai mise du mauvais côté. Qui sait si c’est la première ? Il faut
faire attention. Cette pièce est bien placée. Celle-là aussi. Combien est-ce
que j’en ai fait les dernières dix minutes ? Je ne vais pas assez vite. Je
force encore. Peu à peu, la monotonie de la tâche m’entraîne à rêver. Pendant
quelques instants, je pense à bien des choses. Réveil brusque : combien
est-ce que j’en fais ? Ça ne doit pas être assez. Ne pas rêver. Forcer
encore. Si seulement je savais combien il faut en faire ! Je regarde
autour de moi. Personne ne lève la tête, jamais. Personne ne sourit. Personne
ne dit un mot. Comme on est seul ! Je fais 400 pièces à l’heure. Savoir si
c’est assez ? Pourvu que je tienne à cette cadence, au moins… La sonnerie
de midi, enfin. Tout le monde se précipite à la pendule de pointage, au
vestiaire, hors de l’usine. Il faut aller manger. J’ai encore un peu d’argent,
heureusement. Mais il faut faire attention. Qui sait si on va me garder
ici ? Si je ne chômerai pas encore des jours et des jours ? Il faut
aller dans un de ces restaurants sordides qui entourent les usines. Ils sont
chers, d’ailleurs. Certains plats semblent assez tentants, mais ce sont
d’autres qu’il faut choisir, les meilleur marché. Manger coûte un effort
encore. Ce repas n’est pas une détente. Quelle heure est-il ? Il reste
quelques moments pour flâner. Mais sans s’écarter trop : pointer une
minute en retard, c’est travailler une heure sans salaire. L’heure avance. Il
faut rentrer. Voici ma machine. Voici mes pièces. Il faut recommencer. Aller
vite… Je me sens défaillir de fatigue et d’écœurement. Quelle heure
est-il ? Encore deux heures avant la sortie. Comment est-ce que je vais
pouvoir tenir ? Voilà que le contremaître s’approche. « Combien en
faites-vous ? 400 à l’heure ? Il en faut 800. Sans quoi je ne vous
garderai pas. Si à partir de maintenant vous en faites 800, je consentirai
peut-être à vous garder. » Il parle sans élever la voix. Pourquoi élèverait-il
la voix, quand d’un mot il peut provoquer tant d’angoisse ? Que répondre ?
« Je tâcherai. » Forcer. Forcer encore. Vaincre à chaque seconde ce dégoût,
cet écœurement qui paralysent. Plus vite. Il s’agit de doubler la cadence.
Combien en ai-je fait, au bout d’une heure ? 600. Plus vite. Combien, au
bout de cette dernière heure ? 650. La sonnerie. Pointer, s’habiller,
sortir de l’usine, le corps vidé de toute énergie vitale, l’esprit vide de pensée,
le cœur submergé de dégoût, de rage muette, et par-dessus tout cela d’un
sentiment d’impuissance et de soumission. Car le seul espoir pour le lendemain,
c’est qu’on veuille bien me laisser passer encore une pareille journée. Quant
aux jours qui suivront, c’est trop loin. L’imagination se refuse à parcourir un
si grand nombre de minutes mornes.
Le lendemain, on veut bien me laisser me remettre à
ma machine, quoique je n’aie pas fait la veille les 800 pièces exigées. Mais il
va falloir les faire ce matin. Plus vite. Voilà le contremaître. Qu’est-ce
qu’il va me dire ? « Arrêtez. » J’arrête. Qu’est-ce qu’on me
veut ? Me renvoyer ? J’attends un ordre. Au lieu d’un ordre, il vient
une sèche réprimande, toujours sur le même ton bref. « Dès qu’on vous dit
d’arrêter, il faut être debout pour aller sur une autre machine. On ne dort
pas, ici. » Que faire ? Me taire. Obéir immédiatement. Aller immédiatement
à la machine qu’on me désigne. Exécuter docilement les gestes qu’on m’indique.
Pas un mouvement d’impatience : tout mouvement d’impatience se traduit par
de la lenteur ou de la maladresse. L’irritation, c’est bon pour ceux qui commandent,
c’est défendu à ceux qui obéissent. Une pièce. Encore une pièce. Est-ce que
j’en fais assez ? Vite. Voilà que j’ai failli louper une pièce.
Attention ! Voilà que je ralentis. Vite. Plus vite…
Quels souvenirs encore ? Il n’en vient que
trop pêle-mêle. Des femmes qui attendent devant une porte d’usine. On ne peut
entrer que dix minutes avant l’heure, et quand on habite loin il faut bien
venir une vingtaine de minutes en avance, pour ne pas risquer une minute de
retard. Un portillon est ouvert, mais officiellement « ce n’est pas
ouvert ». Il pleut à torrents. Les femmes sont dehors sous la pluie,
devant cette porte ouverte. Quoi de plus naturel que de s’abriter quand il
pleut et que la porte d’une maison est ouverte ? Mais ce mouvement si
naturel, on ne pense même pas à le faire devant cette usine, parce que c’est défendu.
Aucune maison étrangère n’est si étrangère que cette usine où on dépense
quotidiennement ses forces pendant huit heures.
Une scène de renvoi. On me renvoie d’une usine où
j’ai travaillé un mois, sans qu’on m’ait jamais fait aucune observation. Et
pourtant on embauche tous les jours. Qu’est-ce qu’on a contre moi ? On n’a
pas daigné me le dire. Je reviens à l’heure de la sortie. Voilà le chef
d’atelier. Je lui demande bien poliment une explication. Je reçois comme réponse :
« Je n’ai pas de comptes à vous rendre », et aussitôt il s’en va. Que
faire ? Un scandale ? Je risquerais de ne trouver d’embauche nulle
part. Non, m’en aller bien sagement, recommencer à arpenter les rues, à stationner
devant les bureaux d’embauche, et, à mesure que les semaines s’écoulent, sentir
croître, au creux de l’estomac, une sensation qui s’installe en permanence et
dont il est impossible de dire dans quelle mesure c’est de l’angoisse et dans
quelle mesure de la faim.
Quoi encore ? Un vestiaire d’usine, au cours
d’une semaine rigoureuse d’hiver. Le vestiaire n’est pas chauffé. On entre là
dedans, quelquefois juste après avoir travaillé devant un four. On a un
mouvement de recul, comme devant un bain froid. Mais il faut entrer. Il faut
passer là dix minutes. Il faut mettre dans l’eau glacée des mains couvertes de
coupures, où la chair est à vif, il faut les frotter vigoureusement avec de la
sciure de bois pour ôter un peu l’huile et la poussière noire. Deux fois par
jour. Bien sûr, on supporterait des souffrances encore plus pénibles, mais
celles-là sont si inutiles ! Se plaindre à la direction ? Personne
n’y songe un seul instant. « Ils se foutent bien de nous. » C’est
vrai ou ce n’est pas vrai — mais en tout cas c’est bien l’impression
qu’ils nous donnent. On ne veut pas risquer de se faire rembarrer. Plutôt
souffrir tout cela en silence. C’est encore moins douloureux.
Des conversations, à l’usine. Un jour, une ouvrière
amène au vestiaire un gosse de neuf ans. Les plaisanteries fusent. « Tu
l’amènes travailler ? » Elle répond : « Je voudrais bien
qu’il puisse travailler. » Elle a deux gosses et un mari malade à sa
charge. Elle gagne bien de 3 à 4 francs de l’heure. Elle aspire au moment où
enfin ce gosse pourra être enfermé à longueur de journée dans une usine pour
rapporter quelques sous. Une autre, bonne camarade et affectueuse, qu’on
interroge sur sa famille. « Vous avez des gosses ? — Non,
heureusement. C’est-à-dire, j’en avais un, mais il est mort. » Elle parle
d’un mari malade qu’elle a eu huit ans à sa charge. « Il est mort,
heureusement. » C’est beau, les sentiments, mais la vie est trop dure…
Des scènes de paie. On défile comme un troupeau,
devant le guichet, sous l’œil des contremaîtres. On ne sait pas ce qu’on
touchera : il y aurait toujours à faire des calculs tellement compliqués
que personne ne s’en sort, et il y a souvent de l’arbitraire. Impossible de se
défendre du sentiment que ce peu d’argent qu’on vous passe à travers le guichet
est une aumône.
La faim. Quand on gagne 3 francs de l’heure, ou même
4 francs, ou même un peu plus, il suffit d’un coup dur, une interruption de
travail, une blessure, pour devoir pendant une semaine ou plus travailler en
subissant la faim. Pas la sous-alimentation, qui peut, elle, se produire en
permanence, même sans coup dur — la faim. La faim jointe à un dur travail
physique, c’est une sensation poignante. Il faut travailler aussi vite que
d’habitude, sans quoi on ne mangera pas encore assez la semaine suivante. Et
par-dessus le marché, on risque de se faire engueuler pour production
insuffisante. Peut-être renvoyer. Ce ne sera pas une excuse de dire qu’on a
faim. On a faim, mais il faut quand même satisfaire les exigences de ces gens
par qui on peut en un instant être condamné à avoir encore plus faim. Quand on
n’en peut plus, on n’a qu’à forcer. Toujours forcer. En sortant de l’usine,
rentrer aussitôt chez soi pour éviter la tentation de dîner, et attendre
l’heure du sommeil, qui d’ailleurs sera troublé parce que même la nuit on a
faim. Le lendemain, forcer encore. Tous ces efforts, ils auront leur contre
partie : les quelques billets, les quelques pièces qu’on recevra au
travers d’un guichet. Que demander d’autre ? On n’a droit à rien d’autre.
On est là pour obéir et se taire. On est au monde pour obéir et se taire.
Compter sous par sous. Pendant huit heures de
travail, on compte sous par sous. Combien de sous rapporteront ces pièces ?
Qu’est-ce que j’ai gagné cette heure-ci ? Et l’heure suivante ? En
sortant de l’usine, on compte encore sous par sous. On a un tel besoin de détente
que toutes les boutiques attirent. Est-ce que je peux prendre un café ?
Mais ça coûte dix sous. J’en ai déjà pris un hier. Il me reste tant de sous
pour la quinzaine. Et ces cerises ? Elles coûtent tant de sous. On fait
son marché : combien coûtent les pommes de terre, ici ? Deux cents mètres
plus loin, elles coûtent deux sous de moins. Il faut imposer ces deux cents mètres
à un corps qui se refuse à marcher. Les sous deviennent une obsession. Jamais, à
cause d’eux, on ne peut oublier la contrainte de l’usine. Jamais on ne se détend.
Ou, si on fait une folie — une folie à l’échelle de quelques francs
— on subira la faim. Il ne faut pas que ça arrive souvent : on
finirait par travailler moins vite, et par un cercle impitoyable la faim
engendrerait encore plus de faim. Il ne faut pas se faire prendre par ce
cercle. Il mène à l’épuisement, à la maladie, à la mort. Car quand on ne peut
plus produire assez vite, on n’a plus droit à vivre. Ne voit-on pas les hommes
de 40 ans refusés partout, à tous les bureaux d’embauche, quels que soient
leurs certificats ? À 40 ans, on est compté comme un incapable. Malheur
aux incapables.
La fatigue. La fatigue, accablante, amère, par
moments douloureuse au point qu’on souhaiterait la mort. Tout le monde, dans
toutes les situations, sait ce que c’est que d’être fatigué, mais pour cette
fatigue-là il faudrait un nom à part. Des hommes vigoureux, dans la force de l’âge,
s’endorment de fatigue sur la banquette du métro. Pas après un coup dur, après
une journée de travail normale. Une journée comme il y en aura une encore le
lendemain, le surlendemain, toujours. En descendant dans la rame de métro, au
sortir de l’usine, une angoisse occupe toute la pensée : est-ce que je
trouverai une place assise ? Ce serait trop dur de devoir rester debout.
Mais bien souvent il faut rester debout. Attention qu’alors l’excès de fatigue
n’empêche pas de dormir ! Le lendemain il faudrait forcer encore un peu
plus.
La peur. Rares sont les moments de la journée où le
cœur n’est pas un peu comprimé par une angoisse quelconque. Le matin,
l’angoisse de la journée à traverser. Dans les rames de métro qui mènent à
Billancourt, vers 6 h. ½ du matin, on voit la plupart des visages
contractés par cette angoisse. Si on n’est pas en avance, la peur de la pendule
de pointage. Au travail, la peur de ne pas aller assez vite, pour tous ceux qui
ont du mal à y arriver. La peur de louper des pièces en forçant sur la cadence,
parce que la vitesse produit une espèce d’ivresse qui annule l’attention. La
peur de tous les menus accidents qui peuvent amener des loupés ou un outil cassé.
D’une manière générale, la peur des engueulades. On s’exposerait à bien des
souffrances rien que pour éviter une engueulade. La moindre réprimande est une
dure humiliation, parce qu’on n’ose pas répondre. Et combien de choses peuvent
amener une réprimande ! La machine a été mal réglée par le régleur ;
un outil est en mauvais acier ; des pièces sont impossibles à bien
placer : on se fait engueuler. On va chercher le chef à travers l’atelier
pour avoir du boulot, on se fait rembarrer. Si on l’avait attendu à son bureau,
on aurait risqué une engueulade aussi. On se plaint d’un travail trop dur ou
d’une cadence impossible à suivre, on s’entend brutalement rappeler qu’on
occupe une place que des centaines de chômeurs prendraient volontiers. Mais
pour oser se plaindre, il faut véritablement qu’on n’en puisse plus. Et c’est ça
la pire angoisse, l’angoisse de sentir qu’on s’épuise ou qu’on vieillit, que
bientôt on n’en pourra plus. Demander un poste moins dur ? Il faudrait
avouer qu’on ne peut plus occuper celui où on est. On risquerait d’être jeté à
la porte. Il faut serrer les dents. Tenir. Comme un nageur sur l’eau. Seulement
avec la perspective de nager toujours, jusqu’à la mort. Pas de barque par
laquelle on puisse être recueilli. Si on s’enfonce lentement, si on coule,
personne au monde ne s’en apercevra seulement. Qu’est-ce qu’on est ? Une
unité dans les effectifs du travail. On ne compte pas. À peine si on existe.
La contrainte. Ne jamais rien faire, même dans le détail,
qui constitue une initiative. Chaque geste est simplement l’exécution d’un
ordre. En tout cas pour les manœuvres spécialisés. Sur une machine, pour une série
de pièces, cinq ou six mouvements simples sont indiqués, qu’il faut seulement répéter
à toute allure. Jusqu’à quand ? Jusqu’à ce qu’on reçoive l’ordre de faire
autre chose. Combien durera cette série de pièces ? Jusqu’à ce que le chef
donne une autre série. Combien de temps restera-t-on sur cette machine ?
Jusqu’à ce que le chef donne ordre d’aller sur une autre. On est à tout instant
dans le cas de recevoir un ordre. On est une chose livrée à la volonté
d’autrui. Comme ce n’est pas naturel à un homme de devenir une chose, et comme
il n’y a pas de contrainte tangible, pas de fouet, pas de chaînes, il faut se
plier soi-même à cette passivité. Comme on aimerait pouvoir laisser son âme
dans la case où on met le carton de pointage, et la reprendre à la
sortie ! Mais on ne peut pas. Son âme, on l’emporte à l’atelier. Il faut
tout le temps la faire taire. À la sortie, souvent on ne l’a plus, parce qu’on
est trop fatigué. Ou si on l’a encore, quelle douleur, le soir venu, de se
rendre compte de ce qu’on a été huit heures durant ce jour-là, et de ce qu’on
sera huit heures encore le lendemain, et le lendemain du lendemain…
Quoi encore ? L’importance extraordinaire que
prend la bienveillance ou l’hostilité des supérieurs immédiats, régleurs, chef
d’équipe, contremaître, ceux qui donnent à leur gré le « bon » ou le « mauvais »
boulot, qui peuvent à leur gré aider ou engueuler dans les coups durs. La nécessité
perpétuelle de ne pas déplaire. La nécessité de répondre aux paroles brutales
sans aucune nuance de mauvaise humeur, et même avec déférence, s’il s’agit d’un
contremaître. Quoi encore ? Le « mauvais boulot », mal chronométré,
sur lequel on se crève pour ne pas « couler » le bon, parce qu’on
risquerait de se faire engueuler pour vitesse insuffisante ; ce n’est
jamais le chronométreur qui a tort. Et si ça se produisait trop souvent, on
risquerait le renvoi. Et tout en se crevant, on ne gagne à peu près rien,
justement parce que c’est du « mauvais boulot ». Quoi encore ?
Mais ça suffit. Ça suffit pour montrer ce qu’est une vie pareille, et que si on
s’y soumet, c’est, comme dit Homère au sujet des esclaves, « bien malgré
soi, sous la pression d’une dure nécessité ».
* * *
Dès qu’on a senti la pression s’affaiblir, immédiatement
les souffrances, les humiliations, les rancœurs, les amertumes silencieusement
amassées pendant des années ont constitué une force suffisante pour desserrer
l’étreinte. C’est toute l’histoire de la grève. Il n’y a rien d’autre.
Des bourgeois intelligents ont cru que la grève
avait été provoquée par les communistes pour gêner le nouveau gouvernement.
J’ai entendu moi-même un ouvrier intelligent dire qu’au début la grève avait
sans doute été provoquée par les patrons pour gêner ce même gouvernement. Cette
rencontre est drôle. Mais aucune provocation n’était nécessaire. On pliait sous
le joug. Dès que le joug s’est desserré, on a relevé la tête. Un point c’est
tout.
Comment est-ce que ça s’est passé ? Oh !
bien simplement. L’unité syndicale n’a pas constitué un facteur décisif. Bien sûr,
c’est un gros atout, mais qui joue dans d’autres corporations beaucoup plus que
pour les métallos de la région parisienne, parmi lesquels on ne comptait, il y
a un an, que quelques milliers de syndiqués. Le facteur décisif, il faut le
dire, c’est le gouvernement du Front populaire. D’abord, on peut enfin —
enfin ! — faire une grève sans police, sans gardes mobiles. Mais ça,
ça joue pour toutes les corporations. Ce qui compte surtout, c’est que les
usines de mécanique travaillent presque toutes pour l’État, et dépendent de lui
pour boucler le budget. Cela, chaque ouvrier le sait. Chaque ouvrier, en voyant
arriver au pouvoir le parti socialiste, a eu le sentiment que, devant le
patron, il n’était plus le plus faible. La réaction a été immédiate.
Pourquoi les ouvriers n’ont-ils pas attendu la
formation du nouveau gouvernement ? Il ne faut pas, à mon avis, chercher là-dessous
des manœuvres machiavéliques. Nous ne devons pas non plus, nous autres, nous hâter
de conclure que la classe ouvrière se méfie des partis ou du pouvoir d’État.
Nous aurions, par la suite, de sérieuses désillusions. Bien sûr, il est réconfortant
de constater que les ouvriers aiment encore mieux faire leurs propres affaires
que de les confier au gouvernement. Mais ce n’est pas, je crois, cet état
d’esprit qui a déterminé la grève. Non. En premier lieu on n’a pas eu la force
d’attendre. Tous ceux qui ont souffert savent que lorsqu’on croit qu’on va être
délivré d’une souffrance trop longue et trop dure, les derniers jours d’attente
sont intolérables. Mais le facteur essentiel est ailleurs. Le public, et les
patrons, et Léon Blum lui-même, et tous ceux qui sont étrangers à cette vie
d’esclave sont incapables de comprendre ce qui a été décisif dans cette
affaire. C’est que dans ce mouvement il s’agit de bien autre chose que de telle
ou telle revendication particulière, si importante soit-elle. Si le
gouvernement avait pu obtenir pleine et entière satisfaction par de simples
pourparlers, on aurait été bien moins content. Il s’agit, après avoir toujours
plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années,
d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se
sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications,
cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange.
Oui, une joie. J’ai été voir les copains dans une
usine où j’ai travaillé il y a quelques mois. J’ai passé quelques heures avec
eux. Joie de pénétrer dans l’usine avec l’autorisation souriante d’un ouvrier
qui garde la porte. Joie de trouver tant de sourires, tant de paroles d’accueil
fraternel. Comme on se sent entre camarades dans ces ateliers où, quand j’y
travaillais, chacun se sentait tellement seul sur sa machine ! Joie de
parcourir librement ces ateliers où on était rivé sur sa machine, de former des
groupes, de causer, de casser la croûte. Joie d’entendre, au lieu du fracas
impitoyable des machines, symbole si frappant de la dure nécessité sous
laquelle on pliait, de la musique, des chants et des rires. On se promène parmi
ces machines auxquelles on a donné pendant tant et tant d’heures le meilleur de
sa substance vitale, et elles se taisent, elles ne coupent plus de doigts,
elles ne font plus de mal. Joie de passer devant les chefs la tête haute. On
cesse enfin d’avoir besoin de lutter à tout instant, pour conserver sa dignité à
ses propres yeux, contre une tendance presque invincible à se soumettre corps
et âme. Joie de voir les chefs se faire familiers par force, serrer des mains,
renoncer complètement à donner des ordres. Joie de les voir attendre docilement
leur tour pour avoir le bon de sortie que le comité de grève consent à leur
accorder. Joie de dire ce qu’on a sur le cœur à tout le monde, chefs et
camarades, sur ces lieux où deux ouvriers pouvaient travailler des mois côte à
côte sans qu’aucun des deux sache ce que pensait le voisin. Joie de vivre,
parmi ces machines muettes, au rythme de la vie humaine — le rythme qui
correspond à la respiration, aux battements du cœur, aux mouvements naturels de
l’organisme humain — et non à la cadence imposée par le chronométreur.
Bien sûr, cette vie si dure recommencera dans quelques jours. Mais on n’y pense
pas, on est comme les soldats en permission pendant la guerre. Et puis, quoi
qu’il puisse arriver par la suite, on aura toujours eu ça. Enfin, pour la première
fois, et pour toujours, il flottera autour de ces lourdes machines d’autres
souvenirs que le silence, la contrainte, la soumission. Des souvenirs qui
mettront un peu de fierté au cœur, qui laisseront un peu de chaleur humaine sur
tout ce métal.
On se détend complètement. On n’a pas cette énergie
farouchement tendue, cette résolution mêlée d’angoisse si souvent observée dans
les grèves. On est résolu, bien sûr, mais sans angoisse. On est heureux. On
chante, mais pas l’Internationale, pas la Jeune Garde ; on
chante des chansons, tout simplement, et c’est très bien. Quelques-uns font des
plaisanteries, dont on rit pour le plaisir de s’entendre rire. On n’est pas méchant.
Bien sûr, on est heureux de faire sentir aux chefs qu’ils ne sont pas les plus
forts. C’est bien leur tour. Ça leur fait du bien. Mais on n’est pas cruel. On
est bien trop content. On est sûr que les patrons cèderont. On croit qu’il y
aura un nouveau coup dur au bout de quelques mois, mais on est prêt. On se dit
que si certains patrons ferment leurs usines, l’État les reprendra. On ne se
demande pas un instant s’il pourra les faire fonctionner aux conditions désirées.
Pour tout Français, l’État est une source de richesse inépuisable. L’idée de négocier
avec les patrons, d’obtenir des compromis, ne vient à personne. On veut avoir
ce qu’on demande. On veut l’avoir parce que les choses qu’on demande, on les désire,
mais surtout parce qu’après avoir si longtemps plié, pour une fois qu’on relève
la tête, on ne veut pas céder. On ne veut pas se laisser rouler, être pris pour
des imbéciles. Après avoir passivement exécuté tant et tant d’ordres, c’est
trop bon de pouvoir enfin pour une fois en donner à ceux mêmes de qui on les
recevait. Mais le meilleur de tout, c’est de se sentir tellement des frères…
Et les revendications, que faut-il en penser ?
Il faut noter d’abord un fait bien compréhensible, mais très grave. Les
ouvriers font la grève, mais laissent aux militants le soin d’étudier le détail
des revendications. Le pli de la passivité contracté quotidiennement pendant
des années et des années ne se perd pas en quelques jours, même quelques jours
si beaux. Et puis ce n’est pas au moment où pour quelques jours on s’est évadé
de l’esclavage qu’on peut trouver en soi le courage d’étudier les conditions de
la contrainte sous laquelle on a plié jour après jour, sous laquelle on pliera
encore. On ne peut pas penser à ça tout le temps. Il y a des limites aux forces
humaines. On se contente de jouir, pleinement, sans arrière-pensée, du
sentiment qu’enfin on compte pour quelque chose ; qu’on va moins
souffrir ; qu’on aura des congés payés — cela, on en parle avec des
yeux brillants, c’est une revendication qu’on n’arrachera plus du cœur de la classe
ouvrière —, qu’on aura de meilleurs salaires et quelque chose à dire dans
l’usine, et que tout cela, on ne l’aura pas simplement obtenu, mais imposé. On
se laisse, pour une fois, bercer par ces douces pensées, on n’y regarde pas de
plus près.
Or, ce mouvement pose de graves problèmes. Le problème
central, à mes yeux, c’est le rapport entre les revendications matérielles et
les revendications morales. Il faut regarder les choses en face. Est-ce que les
salaires réclamés dépassent les possibilités des entreprises dans le cadre du régime ?
Et si oui, que faut-il en penser ? Il ne s’agit pas simplement de la métallurgie,
puisqu’à juste titre le mouvement revendicatif est devenu général. Alors ?
Assisterons-nous à une nationalisation progressive de l’économie sous la poussée
des revendications ouvrières, à une évolution vers l’économie d’État et le
pouvoir totalitaire ? Ou à une recrudescence du chômage ? Ou à une
reculade des ouvriers obligés de baisser la tête une fois de plus sous la
contrainte des nécessités économiques ? Dans chacun de ces cas, ce beau
mouvement aurait une triste issue.
J’aperçois, pour moi, une autre possibilité. Il est
à vrai dire délicat d’en parler publiquement dans un moment pareil. En plein
mouvement revendicatif, on ose difficilement suggérer de limiter volontairement
les revendications. Tant pis. Chacun doit prendre ses responsabilités. Je
pense, pour moi, que le moment serait favorable, si on savait l’utiliser, pour
constituer le premier embryon d’un contrôle ouvrier. Les patrons ne peuvent pas
accorder des satisfactions illimitées, c’est entendu ; que du moins ils ne
soient plus seuls juges de ce qu’ils peuvent ou disent pouvoir. Que partout où
les patrons invoquent comme motif de résistance la nécessité de boucler le
budget, les ouvriers établissent une commission de contrôle des comptes
constituée par quelques-uns d’entre eux, un représentant du syndicat, un
technicien membre d’une organisation ouvrière. Pourquoi, là où l’écart entre
leurs revendications et les offres du patronat est grand, n’accepteraient-ils
pas de réduire considérablement leurs prétentions jusqu’à ce que la situation
de l’entreprise s’améliore, et sous la condition d’un contrôle syndical
permanent ? Pourquoi même ne pas prévoir dans le contrat collectif, pour
les entreprises qui seraient au bord de la faillite, une dérogation possible
aux clauses qui concernent les salaires, sous la même condition ? Il y
aurait alors enfin et pour la première fois, à la suite d’un mouvement ouvrier,
une transformation durable dans le rapport des forces. Ce point vaut la peine
d’être sérieusement médité par les militants responsables.
Un autre problème, qui concerne plus particulièrement
les bagnes de la mécanique, est lui aussi à considérer. C’est la répercussion
des nouvelles conditions de salaires sur la vie quotidienne à l’atelier. Tout
d’abord, l’inégalité entre les catégories sera-t-elle intégralement maintenue
ou diminuée ? Il serait déplorable de la maintenir. L’effacer serait un
soulagement, un progrès prodigieux quant à l’amélioration des rapports entre
ouvriers. Si on se sent seul dans une usine, et on s’y sent très seul, c’est en
grande partie à cause de l’obstacle qu’apporte aux rapports de camaraderie de
petites inégalités, grandes par rapport à ces maigres salaires. Celui qui gagne
un peu moins jalouse celui qui gagne un peu plus. Celui qui gagne un peu plus méprise
celui qui gagne un peu moins. C’est ainsi. Ce n’est pas ainsi pour tous, mais
c’est ainsi pour beaucoup. On ne peut pas sans doute encore établir l’égalité,
mais du moins on peut diminuer considérablement les différences. Il faut le
faire. Mais ce qui me paraît le plus grave, le voici. On aura, pour chaque catégorie,
un salaire minimum. Mais le travail aux pièces est maintenu. Que se
passera-t-il alors en cas de « bons coulés », c’est-à-dire au cas où
le salaire calculé en fonction des pièces exécutées est inférieur au salaire
minimum ? La patron réglera la différence, c’est entendu. La fatigue, le
manque de vivacité, la malchance de tomber sur du « mauvais boulot »
ou de travailler sur une machine détraquée ne seront plus automatiquement punis
par un abaissement presque illimité des salaires. On ne verra plus une ouvrière
gagner douze francs dans une journée parce qu’elle aura dû attendre quatre ou
cinq heures qu’on ait fini de réparer sa machine. Très bien. Mais il y a à
craindre alors qu’à cette injuste punition d’un salaire dérisoire se substitue
une punition plus impitoyable, le renvoi. Le chef saura de quels ouvriers il a
dû relever le salaire pour observer la clause du contrat, il saura quels
’ouvriers sont restés le plus souvent au-dessous du minimum. Pourra-t-on l’empêcher
de les mettre à la porte pour rendement insuffisant ? Les pouvoirs du délégué
d’atelier peuvent-ils s’étendre jusque-là ? Cela me paraît presque
impossible, quelles que soient les clauses du contrat collectif. Dès lors, il
est à craindre qu’à l’amélioration des salaires corresponde une nouvelle
aggravation des conditions morales du travail, une terreur accrue dans la vie
quotidienne de l’atelier, une aggravation de cette cadence du travail qui déjà
brise le corps, le cœur et la pensée. Une loi impitoyable, depuis une vingtaine
d’années, semble faire tout servir à l’aggravation de la cadence.
Je m’en voudrais de terminer sur une note triste.
Les militants ont, en ces jours, une terrible responsabilité. Nul ne sait
comment les choses tourneront. Plusieurs catastrophes sont à craindre. Mais aucune
crainte n’efface la joie de voir ceux qui toujours, par définition, courbent la
tête, la redresser. Ils n’ont pas, quoi qu’on suppose du dehors, des espérances
illimitées. Il ne serait même pas exact de parler en général d’espérance. Ils
savent bien qu’en dépit des améliorations conquises le poids de l’oppression
sociale, un instant écarté, va retomber sur eux. Ils savent qu’ils vont se
retrouver sous une domination dure, sèche et sans égards. Mais ce qui est
illimité, c’est le bonheur présent. Ils se sont enfin affirmés. Ils ont enfin
fait sentir à leurs maîtres qu’ils existent. Se soumettre par force, c’est
dur ; laisser croire qu’on veut bien se soumettre, c’est trop.
Aujourd’hui, nul ne peut ignorer que ceux à qui on a assigné pour seul rôle sur
cette terre de plier, de se soumettre et de se taire plient, se soumettent et
se taisent seulement dans la mesure précise où ils ne peuvent pas faire
autrement. Y aura-t-il autre chose ? Allons-nous enfin assister à une amélioration
effective et durable des conditions du travail industriel ? L’avenir le
dira ; mais cet avenir, il ne faut pas l’attendre, il faut le faire. |