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Bien des gens aujourd’hui, émus par les horreurs de toute espèce que
notre époque apporte avec une profusion accablante pour les
tempéraments un peu sensibles, croient que, par l’effet d’une trop
grande puissance technique, ou d’une espèce de décadence morale, ou
pour toute autre cause, nous entrons dans une période de plus grande
barbarie que les siècles traversés par l’humanité au cours de son
histoire. Il n’en est rien. Il suffit, pour s’en convaincre, d’ouvrir
n’importe quel texte antique, la Bible, Homère, César, Plutarque. Dans
la Bible, les massacres se chiffrent généralement par dizaines de
milliers. L’extermination totale, en une journée, sans acception de
sexe ni d’âge, d’une ville de quarante mille habitants n’est pas, dans
les récits de César, quelque chose d’extraordinaire. D’après Plutarque,
Marius se promenait dans les rues de Rome suivi d’une troupe d’esclaves
qui abattaient sur-le-champ quiconque le saluait sans qu’il daignât
répondre. Sylla, imploré en plein Sénat de bien vouloir au moins
déclarer qui il voulait faire mourir, dit qu’il n’avait pas tous les
noms présents à l’esprit, mais qu’il les publierait, jour par jour, à
mesure qu’ils lui viendraient à la mémoire. Aucun des siècles passés
historiquement connus n’est pauvre en événements atroces. La puissance
des armements, à cet égard, est sans importance. Pour les massacres
massifs, la simple épée, même de bronze, est un instrument plus
efficace que l’avion.
La croyance contraire, si commune à la fin du
XIXe siècle et jusqu’en 1914, c’est-à-dire la croyance en une
diminution progressive de la barbarie dans l’humanité dite civilisée,
n’est, me semble-il, pas moins erronée. Et l’illusion en pareille
matière est dangereuse, car on ne cherche pas à conjurer ce qu’on croit
être en voie d’extinction. L’acceptation de la guerre, en 1914, a été
ainsi rendue bien plus aisée ; on ne croyait pas qu’elle pût être
sauvage, faite par des hommes que l’on croyait exempts de sauvagerie.
Comme les personnes qui répètent sans cesse qu’elles sont trop bonnes
sont celles dont il faut attendre, à l’occasion, la plus froide et la
plus tranquille cruauté, de même, lorsqu’un groupement humain se croit
porteur de civilisation, cette croyance même le fera succomber à la
première occasion qui pourra se présenter à lui d’agir en barbare. À
cet égard, rien n’est plus dangereux que la foi en une race, en une
nation, en une classe sociale, en un parti. Aujourd’hui, nous ne
pouvons plus avoir dans le progrès la même confiance naïve qu’ont eue
nos pères et nos grands-pères ; mais à la barbarie qui ensanglante le
monde nous cherchons tous des causes hors du milieu où nous vivons,
dans des groupements humains qui nous sont ou que nous affirmons nous
être étrangers. Je voudrais proposer de considérer la barbarie comme un
caractère permanent et universel de la nature humaine, qui se développe
plus ou moins selon que les circonstances lui donnent plus ou moins de
jeu.
Une telle vue s’accorde parfaitement avec le
matérialisme dont les marxistes se réclament ; mais elle ne s’accorde
pas avec le marxisme lui-même, qui, dans sa foi messianique, croit
qu’une certaine classe sociale est, par une sorte de prédestination,
porteuse et unique porteuse de civilisation. Il a cru trouver dans la
notion de classe la clef de l’histoire, mais il n’a jamais même
commencé à utiliser effectivement cette clef ; aussi bien n’est-elle
pas utilisable. Je ne crois pas que l’on puisse former des pensées
claires sur les rapports humains tant qu’on n’aura pas mis au centre la
notion de force, comme la notion de rapport est au centre des
mathématiques. Mais la première a besoin, comme en a eu besoin la
seconde, d’être élucidée. Ce n’est pas aisé.
Je proposerais volontiers ce postulat : on est
toujours barbare envers les faibles. Ou du moins, pour ne pas nier tout
pouvoir à la vertu, on pourrait affirmer que, sauf au prix d’un effort
de générosité aussi rare que le génie, on est toujours barbare envers
les faibles. Le plus ou moins de barbarie diffuse dans une société
dépendrait ainsi de la distribution des forces. Cette vue, si on
pouvait l’étudier assez sérieusement pour lui donner un contenu clair,
permettrait au moins en principe de situer toute structure sociale,
soit stable, soit passagère, dans une échelle de valeurs, à condition
que l’on considère la barbarie comme un mal et son absence comme un
bien. Cette restriction est nécessaire ; car il ne manque pas d’hommes
qui, soit par une estime exclusive et aristocratique de la culture
intellectuelle, soit par ambition, soit par une sorte d’idolâtrie de
l’Histoire et d’un avenir rêvé, soit parce qu’ils confondent la fermeté
d’âme avec l’insensibilité, soit, enfin, qu’ils manquent d’imagination,
s’accommodent fort bien de la barbarie et la considèrent ou comme un
détail indifférent ou comme un instrument utile. Ce n’est pas là mon
cas ; ce n’est pas non plus, je suppose, le cas de ceux qui lisent
cette revue.
Pour entrevoir une telle relation entre la
carte des forces dans un système social et le degré de la barbarie, il
faut considérer cette dernière nation un peu autrement que ne le fait
la foule. La sensibilité publique ne s’émeut…
Hitler n’est pas un barbare, plût au ciel
qu’il en fût un ! Les barbares, dans leurs ravages, n’ont jamais fait
que des maux limités. Comme les calamités naturelles, en détruisant,
ils réveillent l’esprit rappelé à l’insécurité des choses humaines ;
leurs cruautés, leurs perfidies, mêlées d’actes de loyauté et de
générosité, tempérées par l’inconstance et le caprice, ne mettent en
péril rien de vital chez ceux qui survivent à leurs armes. Seul un État
extrêmement civilisé, mais bassement civilisé, si l’on peut s’exprimer
ainsi, comme fut Rome, peut amener chez ceux qu’il menace et chez ceux
qu’il soumet cette décomposition morale qui non seulement brise
d’avance tout espoir de résistance effective, mais rompt brutalement et
définitivement la continuité dans la vie spirituelle, lui substituant
une mauvaise imitation de médiocres vainqueurs. Car seul un État
parvenu à un mode savant d’organisation peut paralyser chez ses
adversaires la faculté même de réagir, par l’empire qu’exerce sur
l’imagination un mécanisme impitoyable, que ni les faiblesses humaines
ni les vertus humaines ne peuvent arrêter dès qu’il s’agit de saisir un
avantage, et qui utilise indifféremment à cette fin le mensonge ou la
vérité, le respect simulé ou le mépris avoué des conventions. Nous ne
sommes pas en Europe dans la situation de civilisés qui luttent contre
un barbare, mais dans la position bien plus difficile et plus
périlleuse de pays indépendants menacés de colonisation ; et nous ne
ferons pas utilement face à ce danger si nous n’inventons pas des
méthodes qui y correspondent.
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