Stefan Zweig

Le monde d’hier, souvenirs d’un Européen

- Extrait -


  
La chute de l’Autriche produisit dans ma vie privée un changement que je crus d’abord tout à fait sans conséquence et que je considérai comme purement formel : je perdis par là mon passeport autrichien et je dus solliciter du gouvernement anglais, pour le remplacer, une feuille de papier blanc – un passeport d’apatride. Souvent, dans mes rêves de cosmopolite, je m’étais secrètement représenté combien il devait être délicieux et, à vrai dire, conforme à mes sentiments les plus intimes d’être sans nationalité, de n’avoir d’obligations envers aucun pays et, de ce fait, d’appartenir indistinctement à tous. Mais une fois de plus je dus reconnaître combien notre imagination humaine est insuffisante et que l’on ne comprend vraiment les sentiments les plus importants, justement, que quand on les a éprouvés en soi-même. Dix ans auparavant, quand j’avais rencontré Dimitri Merejkowski à Paris et qu’il s’était plaint à moi que ses livres fussent interdits en Russie, j’avais encore essayé, dans mon inexpérience, de le consoler assez étourdiment en disant que cela ne signifiait pas grand-chose au regard d’une diffusion mondiale. Mais quand mes propres livres furent supprimés de la langue allemande, comme je compris clairement qu’il se plaignît de ne pouvoir délivrer sa parole au public que par des traductions, dans une transposition affaiblie et altérée ! De même, c’est seulement à la minute où, après une assez longue attente dans l’antichambre, sur le banc des solliciteurs, je fus introduit dans le bureau de l’administration anglaise, que je compris ce que signifiait cet échange de mon passeport contre des papiers d’étranger. Car j’avais eu droit à ce passeport autrichien, tout employé d’un consulat autrichien ou tout officier de police avait été tenu de me le délivrer immédiatement en ma qualité de citoyen jouissant de tous ses droits. En revanche, je dus solliciter ce papier d’étranger que j’obtins des autorités anglaises. C’était une faveur sollicitée, et en outre une faveur qui pouvait m’être retirée à chaque instant. Du jour au lendemain, j’étais descendu d’un nouveau degré. Hier encore hôte étranger et en quelque sorte gentleman qui dépensait ses revenus internationaux et payait ses impôts ici, j’étais devenu un émigrant, un refugee. J’étais tombé dans une catégorie inférieure, même si elle n’était pas déshonorante. De plus, je devais désormais solliciter spécialement chaque visa étranger à apposer sur cette feuille blanche, car dans tous les pays on se montrait méfiant à l’égard de cette « sorte » de gens à laquelle soudain j’appartenais, de ces gens sans droits, sans patrie, qu’on ne pouvait pas, au besoin, éloigner et renvoyer chez eux comme les autres, s’ils devenaient importuns et restaient trop longtemps. Et j’étais forcé de me souvenir sans cesse de ce que m’avait dit des années plus tôt un exilé russe : « Autrefois, l’homme n’avait qu’un corps et une âme. Aujourd’hui, il lui faut en plus un passeport, sinon il n’est pas traité comme un homme. »

Et de fait, rien peut-être ne rend plus sensible le formidable recul qu’a subi le monde depuis la Première Guerre mondiale que les restrictions apportées à la liberté de mouvement des hommes et, de façon générale, à leurs droits. Avant 1914, la terre avait appartenu à tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi longtemps qu’il lui plaisait. Il n’y avait point de permissions, point d’autorisations, et je m’amuse toujours de l’étonnement des jeunes, quand je leur raconte qu’avant 1914 je voyageais en Inde et en Amérique sans posséder de passeport, sans même en avoir jamais vu un. On montrait dans le train, on en descendait sans rien demander, sans qu’on vous demandât rien, on n’avait pas à remplir une seule de ces mille formules et déclarations qui sont aujourd’hui exigées. Il n’y avait pas de permis, pas de visas, pas de mesures tracassières, ces mêmes frontières qui, avec leurs douaniers, leur police, leurs postes de gendarmerie, sont transformées en un système d’obstacles ne représentaient rien que des lignes symboliques qu’on traversait avec autant d’insouciance que le méridien de Greenwich. C’est seulement après la guerre que le national-socialisme se mit à bouleverser le monde, et le premier phénomène visible par lequel se manifesta cette épidémie morale de notre siècle fut la xénophobie ; la haine ou, tout au moins, la crainte de l’autre. Partout on se défendait contre l’étranger, partout on l’écartait. Toutes les humiliations qu’autrefois on n’avait inventées que pour les criminels, on les infligeait maintenant à tous les voyageurs, avant et pendant leur voyage. Il fallait se faire photographier de droite et de gauche, de profil et de face, les cheveux coupés assez court pour qu’on pût voir l’oreille, il fallait donner ses empreintes digitales, d’abord celle du pouce seulement, plus tard celles des dix doigts, il fallait en outre présenter des certificats, des certificats de santé, des certificats de vaccination, des certificats de bonne vie et mœurs, des recommandations, il fallait pouvoir présenter des invitations et les adresses de parents, offrir des garanties morales et financières, remplir des formulaires et les signer en trois ou quatre exemplaires, et s’il manquait une seule pièce de ce tas de paperasses, on était perdu.

Tout cela paraît de petites choses sans importance. Et à première vue il peut sembler mesquin de ma part de les mentionner. Mais avec toutes ces absurdes « petites choses sans importance », notre génération a perdu absurdement et sans retour un temps précieux ; quand je fais le compte de tous les formulaires que j’ai remplis ces dernières années, des déclarations à l’occasion de chaque voyage, déclarations d’impôts, de devises, passages de frontières, permis de séjour, autorisation de quitter le pays, annonces d’arrivée et de départ, puis des heures que j’ai passées dans les salles d’attente des consulats et des administrations, des fonctionnaires que j’ai eus en face de moi, aimables ou désagréables, ennuyés ou surmenées, des fouilles et des interrogations qu’on ma fait subir aux frontières, quand je fais le compte de tout cela, je mesure tout ce qui s’est perdu de dignité humaine dans ce siècle que, dans les rêves de notre jeunesse pleine de fois, nous voyions comme celui de la liberté, comme l’ère prochaine du cosmopolitisme. Quelle part de notre production, de notre travail, de notre pensée nous ont volée ces tracasseries improductives en même temps qu’humiliantes pour l’âme ! Car chacun d’entre nous, au cours de ces années, a étudié plus d’ordonnances administratives que d’ouvrages de l’esprit ; les premiers pas que nous faisions dans une ville étrangère, dans un pays étranger, ne nous menaient plus, comme autrefois, aux musées, aux paysages, mais à un consulat, à un bureau de police, afin de nous procurer un « permis de séjour ». Quand nous nous trouvions réunis, nous qui commentions naguère les poèmes de Baudelaire ou discutions des problèmes d’un esprit passionné, nous nous surprenions à parler d’autorisations et d’affidavits, et nous nous demandions s’il fallait solliciter un visa permanent ou un visa touristique ; durant ces dix dernières années, connaître une petite employée d’un consulat, qui abrégeait l’attente, était plus important que l’amitié d’un Toscanini ou d’un Rolland. Constamment, nous étions censés éprouver, de notre âme d’êtres nés libres, que nous étions des objets, non des sujets, que rien ne nous était acquis de droit, mais que tout dépendait de la bonne grâce des autorités. Constamment, nous étions interrogés, enregistrés, numérotés, examinés, estampillés, et pour moi, incorrigible survivant d’une époque plus libre et citoyen d’une république mondiale rêvée, chacun de ces timbres imprimés sur mon passeport reste aujourd’hui encore comme une flétrissure, chacune de ces questions et de ces fouilles comme une humiliation. Ce sont de petites choses, je le sais, de petites choses à une époque où la valeur de la vie humaine s’avilit encore plus rapidement que celle de toute monnaie. Mais c’est seulement si l’on fixe ces petits symptômes qu’une époque à venir pourra déterminer avec exactitude l’état clinique des conditions et des perturbations qu’a imposées à l’esprit notre monde d’entre les deux guerres.

Peut-être avais-je été trop gâté auparavant. Peut-être aussi les trop brusques changements de ces dernières années ont-ils peu à peu surexcité ma sensibilité. Toute forme d’émigration produit déjà par elle-même, inévitablement, une sorte de déséquilibre. Quand on n’a pas sa propre terre sous ses pieds – cela aussi, il faut l’avoir éprouvé pour le comprendre – on perd quelque chose de sa verticalité, on perd de sa sûreté, on devient plus méfiant à l’égard de soi-même. Et je n’hésite pas à avouer que depuis le jour où j’ai dû vivre avec des papiers ou des passeports véritablement étrangers, il m’a toujours semblé que je ne m’appartenais plus tout à fait. Quelque chose de l’identité naturelle entre ce que j’étais et mon moi primitif et essentiel demeura à jamais détruit. Je suis devenu plus réservé que ma nature ne l’eût comporté, et moi, le cosmopolite de naguère, j’ai sans cesse le sentiment aujourd’hui que je devrais témoigner une reconnaissance particulière pour chaque bouffée d’air qu’en respirant je soustrais à un peuple étranger. Avec ma pensée lucide, je vois naturellement toute l’absurdité de ces lubies, mais notre raison a-t-elle jamais quelque pouvoir contre notre sentiment propre ? Il ne m’a servi à rien d’avoir exercé près d’un demi-siècle à mon cœur à battre comme celui d’un « citoyen du monde ». Non, le jour où mon passeport m’a été retiré, j’ai découvert, à cinquante-huit ans, qu’en perdant sa patrie on perd plus qu’un coin de terre délimité par des frontières.