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La
chute de l’Autriche produisit dans ma vie privée un changement que je
crus d’abord tout à fait sans conséquence et que je considérai comme
purement formel : je perdis par là mon passeport autrichien et je dus
solliciter du gouvernement anglais, pour le remplacer, une feuille de
papier blanc – un passeport d’apatride. Souvent, dans mes rêves de
cosmopolite, je m’étais secrètement représenté combien il devait être
délicieux et, à vrai dire, conforme à mes sentiments les plus intimes
d’être sans nationalité, de n’avoir d’obligations envers aucun pays et,
de ce fait, d’appartenir indistinctement à tous. Mais une fois de plus
je dus reconnaître combien notre imagination humaine est insuffisante
et que l’on ne comprend vraiment les sentiments les plus importants,
justement, que quand on les a éprouvés en soi-même. Dix ans auparavant,
quand j’avais rencontré Dimitri Merejkowski à Paris et qu’il s’était
plaint à moi que ses livres fussent interdits en Russie, j’avais encore
essayé, dans mon inexpérience, de le consoler assez étourdiment en
disant que cela ne signifiait pas grand-chose au regard d’une diffusion
mondiale. Mais quand mes propres livres furent supprimés de la langue
allemande, comme je compris clairement qu’il se plaignît de ne pouvoir
délivrer sa parole au public que par des traductions, dans une
transposition affaiblie et altérée ! De même, c’est seulement à la
minute où, après une assez longue attente dans l’antichambre, sur le
banc des solliciteurs, je fus introduit dans le bureau de
l’administration anglaise, que je compris ce que signifiait cet échange
de mon passeport contre des papiers d’étranger. Car j’avais eu droit à
ce passeport autrichien, tout employé d’un consulat autrichien ou tout
officier de police avait été tenu de me le délivrer immédiatement en ma
qualité de citoyen jouissant de tous ses droits. En revanche, je dus
solliciter ce papier d’étranger que j’obtins des autorités anglaises.
C’était une faveur sollicitée, et en outre une faveur qui pouvait
m’être retirée à chaque instant. Du jour au lendemain, j’étais descendu
d’un nouveau degré. Hier encore hôte étranger et en quelque sorte
gentleman qui dépensait ses revenus internationaux et payait ses impôts
ici, j’étais devenu un émigrant, un refugee. J’étais tombé dans une
catégorie inférieure, même si elle n’était pas déshonorante. De plus,
je devais désormais solliciter spécialement chaque visa étranger à
apposer sur cette feuille blanche, car dans tous les pays on se
montrait méfiant à l’égard de cette « sorte » de gens à laquelle
soudain j’appartenais, de ces gens sans droits, sans patrie, qu’on ne
pouvait pas, au besoin, éloigner et renvoyer chez eux comme les autres,
s’ils devenaient importuns et restaient trop longtemps. Et j’étais
forcé de me souvenir sans cesse de ce que m’avait dit des années plus
tôt un exilé russe : « Autrefois, l’homme n’avait qu’un corps et une
âme. Aujourd’hui, il lui faut en plus un passeport, sinon il n’est pas
traité comme un homme. »
Et de fait, rien peut-être ne rend plus sensible le formidable recul
qu’a subi le monde depuis la Première Guerre mondiale que les
restrictions apportées à la liberté de mouvement des hommes et, de
façon générale, à leurs droits. Avant 1914, la terre avait appartenu à
tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi
longtemps qu’il lui plaisait. Il n’y avait point de permissions, point
d’autorisations, et je m’amuse toujours de l’étonnement des jeunes,
quand je leur raconte qu’avant 1914 je voyageais en Inde et en Amérique
sans posséder de passeport, sans même en avoir jamais vu un. On
montrait dans le train, on en descendait sans rien demander, sans qu’on
vous demandât rien, on n’avait pas à remplir une seule de ces mille
formules et déclarations qui sont aujourd’hui exigées. Il n’y avait pas
de permis, pas de visas, pas de mesures tracassières, ces mêmes
frontières qui, avec leurs douaniers, leur police, leurs postes de
gendarmerie, sont transformées en un système d’obstacles ne
représentaient rien que des lignes symboliques qu’on traversait avec
autant d’insouciance que le méridien de Greenwich. C’est seulement
après la guerre que le national-socialisme se mit à bouleverser le
monde, et le premier phénomène visible par lequel se manifesta cette
épidémie morale de notre siècle fut la xénophobie ; la haine ou, tout
au moins, la crainte de l’autre. Partout on se défendait contre
l’étranger, partout on l’écartait. Toutes les humiliations qu’autrefois
on n’avait inventées que pour les criminels, on les infligeait
maintenant à tous les voyageurs, avant et pendant leur voyage. Il
fallait se faire photographier de droite et de gauche, de profil et de
face, les cheveux coupés assez court pour qu’on pût voir l’oreille, il
fallait donner ses empreintes digitales, d’abord celle du pouce
seulement, plus tard celles des dix doigts, il fallait en outre
présenter des certificats, des certificats de santé, des certificats de
vaccination, des certificats de bonne vie et mœurs, des
recommandations, il fallait pouvoir présenter des invitations et les
adresses de parents, offrir des garanties morales et financières,
remplir des formulaires et les signer en trois ou quatre exemplaires,
et s’il manquait une seule pièce de ce tas de paperasses, on était
perdu.
Tout cela paraît de petites choses sans importance. Et à première vue
il peut sembler mesquin de ma part de les mentionner. Mais avec toutes
ces absurdes « petites choses sans importance », notre génération a
perdu absurdement et sans retour un temps précieux ; quand je fais le
compte de tous les formulaires que j’ai remplis ces dernières années,
des déclarations à l’occasion de chaque voyage, déclarations d’impôts,
de devises, passages de frontières, permis de séjour, autorisation de
quitter le pays, annonces d’arrivée et de départ, puis des heures que
j’ai passées dans les salles d’attente des consulats et des
administrations, des fonctionnaires que j’ai eus en face de moi,
aimables ou désagréables, ennuyés ou surmenées, des fouilles et des
interrogations qu’on ma fait subir aux frontières, quand je fais le
compte de tout cela, je mesure tout ce qui s’est perdu de dignité
humaine dans ce siècle que, dans les rêves de notre jeunesse pleine de
fois, nous voyions comme celui de la liberté, comme l’ère prochaine du
cosmopolitisme. Quelle part de notre production, de notre travail, de
notre pensée nous ont volée ces tracasseries improductives en même
temps qu’humiliantes pour l’âme ! Car chacun d’entre nous, au cours de
ces années, a étudié plus d’ordonnances administratives que d’ouvrages
de l’esprit ; les premiers pas que nous faisions dans une ville
étrangère, dans un pays étranger, ne nous menaient plus, comme
autrefois, aux musées, aux paysages, mais à un consulat, à un bureau de
police, afin de nous procurer un « permis de séjour ». Quand nous nous
trouvions réunis, nous qui commentions naguère les poèmes de Baudelaire
ou discutions des problèmes d’un esprit passionné, nous nous
surprenions à parler d’autorisations et d’affidavits, et nous nous
demandions s’il fallait solliciter un visa permanent ou un visa
touristique ; durant ces dix dernières années, connaître une petite
employée d’un consulat, qui abrégeait l’attente, était plus important
que l’amitié d’un Toscanini ou d’un Rolland. Constamment, nous étions
censés éprouver, de notre âme d’êtres nés libres, que nous étions des
objets, non des sujets, que rien ne nous était acquis de droit, mais
que tout dépendait de la bonne grâce des autorités. Constamment, nous
étions interrogés, enregistrés, numérotés, examinés, estampillés, et
pour moi, incorrigible survivant d’une époque plus libre et citoyen
d’une république mondiale rêvée, chacun de ces timbres imprimés sur mon
passeport reste aujourd’hui encore comme une flétrissure, chacune de
ces questions et de ces fouilles comme une humiliation. Ce sont de
petites choses, je le sais, de petites choses à une époque où la valeur
de la vie humaine s’avilit encore plus rapidement que celle de toute
monnaie. Mais c’est seulement si l’on fixe ces petits symptômes qu’une
époque à venir pourra déterminer avec exactitude l’état clinique des
conditions et des perturbations qu’a imposées à l’esprit notre monde
d’entre les deux guerres.
Peut-être avais-je été trop gâté auparavant. Peut-être aussi les trop
brusques changements de ces dernières années ont-ils peu à peu
surexcité ma sensibilité. Toute forme d’émigration produit déjà par
elle-même, inévitablement, une sorte de déséquilibre. Quand on n’a pas
sa propre terre sous ses pieds – cela aussi, il faut l’avoir éprouvé
pour le comprendre – on perd quelque chose de sa verticalité, on perd
de sa sûreté, on devient plus méfiant à l’égard de soi-même. Et je
n’hésite pas à avouer que depuis le jour où j’ai dû vivre avec des
papiers ou des passeports véritablement étrangers, il m’a toujours
semblé que je ne m’appartenais plus tout à fait. Quelque chose de
l’identité naturelle entre ce que j’étais et mon moi primitif et
essentiel demeura à jamais détruit. Je suis devenu plus réservé que ma
nature ne l’eût comporté, et moi, le cosmopolite de naguère, j’ai sans
cesse le sentiment aujourd’hui que je devrais témoigner une
reconnaissance particulière pour chaque bouffée d’air qu’en respirant
je soustrais à un peuple étranger. Avec ma pensée lucide, je vois
naturellement toute l’absurdité de ces lubies, mais notre raison
a-t-elle jamais quelque pouvoir contre notre sentiment propre ? Il ne
m’a servi à rien d’avoir exercé près d’un demi-siècle à mon cœur à
battre comme celui d’un « citoyen du monde ». Non, le jour où mon
passeport m’a été retiré, j’ai découvert, à cinquante-huit ans, qu’en
perdant sa patrie on perd plus qu’un coin de terre délimité par des
frontières. |