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Les
nations qui exaltent le patriotisme, qui élèvent leurs jeunes
générations dans la superstition du patriotisme, tout en redoutant ses
conséquences inévitables, les guerres, sont, à ce qui me semble,
arrivées aujourd’hui à un (haut) point d’aveuglement...
Ces jours-ci, il y a eu conflit entre les États-Unis et l’Angleterre au sujet des frontières du Vénézuéla.
M. Salisbury ayant refusé je ne sais quelle proposition, M. Cleveland
envoya un message au Sénat : des deux côtés, le patriotisme poussa des
exclamations belliqueuses, il en résulta une panique à la Bourse, des
gens perdirent des millions de livres et de dollars. Edison déclara
qu’il inventerait des engins assez puissants pour massacrer en une
heure plus d’hommes que n’en fit périr Attila au cours de ses
conquêtes, et les deux nations préparèrent énergiquement leurs
préparatifs de guerre… Enfin, les deux pays ne se crurent pas encore
assez prêts : de sorte que, cette fois-ci, il n’y aura pas de guerre.
Et les esprits se sont calmés.
Mais il faut avoir bien peu de perspicacité pour ne pas voir que les
causes qui ont amené le conflit actuel entre l’Angleterre et l’Amérique
sont restées les mêmes, et que si ce conflit n’aboutit pas aujourd’hui
à une guerre, inévitablement il en naîtra demain ou après-demain de
nouveaux entre l’Angleterre et l’Amérique ou entre l’Angleterre et
quelque autre pays, l’Allemagne, la Russie ou la Turquie, suivant
toutes les combinaisons possibles, et comme il en surgit journellement
: l’un d’eux inévitablement amènera une guerre…
Les États sont tous armés et il n’y a au dessus d’eux aucune puissance…
Ce qu’il y a de plus grave c’est que l’opinion publique, qui châtie la
moindre violence d’un particulier, exalte et met au rang des mérites
patriotiques toute appropriation du bien d’autrui qui augmente la
puissance de la patrie.
Ouvrez les journaux tel jour qu’il vous plaira, et toujours, à chaque
instant, vous apercevrez un point noir, cause d’une guerre possible :
tantôt ce sera la Corée, tantôt le plateau de Pamir, les territoires
africains ou l’Arménie, l’Abyssinie ou la Turquie, le Vénézuéla ou le
Transvaal. Le brigandage ne cesse pas un moment et, tantôt ici tantôt
là, c’est une suite ininterrompue d’escarmouches : les nations semblent
s’exercer au tir à la cible, et à chaque minute la guerre véritable
peut et doit commencer.
Si l’Américain souhaite de voir l’Amérique par sa grandeur et sa
prospérité s’élever au dessus de toutes les nations, si l’Anglais, le
Russe, le Turc, le Hollandais font pour leur pays semblable voeu, ainsi
que l’Abyssin, le Vénézuélien et le Boër, l’Arménien, le Polonais et le
Tchèque ; si tous sont convaincus qu’il n’y a pas lieu de dissimuler ni
d’étouffer un tel voeu, que l’on peut au contraire s’en glorifier et
qu’il faut le développer en soi et chez les autres : enfin si un pays
ou un peuple ne peut grandir et prospérer qu’au détriment d’un ou
parfois de beaucoup d’autres, comment alors n’y aurait-il pas de guerre
? …
Ce qu’il faut, c’est abolir ce qui produit la guerre. Or, ce qui
produit la guerre c’est le désir exclusif de la prospérité nationale,
c’est ce sentiment que l’on nomme patriotisme… Les hommes tiennent à
conserver ce qu’ils ont conquis — c’est l’origine même des Etats ; or,
on ne peut conserver les conquêtes que par des moyens de conquête,
autrement dit par la violence et par le meurtre. Reste le patriotisme
de revendication, celui des peuples asservis et opprimés, des
Arméniens, des Polonais, des Tchèques, des Irlandais, etc... Et ce
patriotisme-là est sans doute le pire, car c’est le plus indomptable,
le plus enclin aux extrêmes violences.
Le patriotisme ne peut pas être bon… Le patriotisme n’est pas naturel : c’est un virus qu’on nous a inoculé…
C’est très commode de professer une doctrine dans laquelle on trouve, à
un bout, la sainteté chrétienne, et partant l’infaillibilité, et, à
l’autre bout, le glaive et le gibet pour les païens, en sorte que si la
comédie de la sainteté ne réussit pas à en imposer, on peut alors
mettre en avant le glaive et le gibet. Oui, une telle doctrine est
commode ; mais il arrive un moment où la toile d’araignée du mensonge
finit par se déchirer : cette duperie en partie double a fait son
temps, il faut prendre parti. Le cas du patriotisme est posé
aujourd’hui.
Qu’on le veuille ou non, voilà la question qui, clairement se pose :
Comment le patriotisme, dont proviennent les innombrables souffrances,
tant physiques que morales de l’humanité, peut-il être bienfaisant ? Et
cette question exige une réponse.
Il est indispensable ou de démontrer que le patriotisme est un si grand
bien qu’il rachète tous les terribles malheurs dont il accable
l’humanité ; ou de reconnaître que le patriotisme est un mal que non
seulement il ne faut pas communiquer et inoculer aux hommes, mais dont
il faut employer toutes ses forces à les guérir. C’est à prendre ou à
laisser, comme disent les Français...
Si le christianisme est la vérité et si nous voulons vivre dans la
paix, il ne faut pas nous féliciter de la puissance de notre patrie,
mais au contraire nous réjouir de son affaiblissement et y contribuer
par nous-même. Un Russe devra se réjouir en voyant la Pologne, les
provinces baltes, la Finlande, l’Arménie se détacher de la Russie ; un
anglais devra contribuer à l’affranchissement de l’Irlande, de
l’Australie, des Indes et des autres colonies de l’Angleterre ;
d’autant plus un Etat est grand, d’autant plus son patriotisme est
mauvais et cruel, et plus sa puissance fait de victimes. Si donc nous
désirons réellement être ce que nous professons, ce n’est pas
l’agrandissement de notre pays qu’il faut souhaiter, comme nous le
faisons aujourd’hui, mais son amoindrissement, son affaiblissement :
nous devons y contribuer de toutes nos forces. Et il faut élever dans
le même esprit les jeunes générations, leur persuader que s’il est
honteux pour un jeune homme de manifester grossièrement son égoïsme,
soit en ne laissant rien à manger aux autres, soit en bousculant les
faibles qui lui barrent le chemin, soit en se servant de sa force pour
priver les autres du nécessaire, il est tout aussi honteux de désirer
l’agrandissement de sa patrie ; et puisqu’on trouve sot et ridicule de
faire son propre éloge on devrait juger aussi sot de faire l’éloge de
son pays, ainsi qu’on le fait aujourd’hui dans tant de tableaux, de
monuments, de manuels, d’articles, de poésies et de sermons, tout aussi
mensongers que patriotiques sans oublier les stupides hymnes nationaux.
L’empereur Guillaume, une des figures les plus comiques de notre
époque, orateur, poète, musicien, dramaturge, peintre, et par dessus
tout patriote, a peint récemment un tableau représentant toutes les
nations d’Europe armées de glaives et regardant au loin par delà les
mers, sur un geste de l’archange Michel, les statues de Bouddha et de
Confucius. L’intention de Guillaume était de montrer que les nations
européennes doivent s’unir pour résister au péril qui vient de l’Orient…
Á un prince qui lui demandait comment et dans quelle mesure il devait
augmenter son armée pour vaincre un peuple du Sud qu’il voulait
soumettre, Confucius répondit : « Licencie toute ton armée, emploie ce
que te coûte aujourd’hui cette armée à instruire tes sujets et à
développer l’agriculture ; ce peuple du sud chassera son prince et,
sans guerre, se soumettra à ta puissance »… Tandis que nous… nous
voulons asservir les peuples par la force, et, ce faisant, nous nous
préparons des ennemis nouveaux et bien plus redoutables que ne le sont
nos voisins…
Le salut de l’Europe, et en particulier du monde chrétien, ne consiste
pas à nous armer de glaives comme les brigands peints par Guillaume II,
pour nous élancer au massacre de nos frères d’outre-mer, mais au
contraire à renoncer à ce souvenir des temps barbares que l’on nomme
patriotisme, à mettre bas les armes et à montrer aux peuples d’Orient
l’exemple, non pas d’un sauvage et féroce patriotisme, mais de la vie
fraternelle que nous a enseigné le Christ. |