Vauvenargues

On perfectionne en vain nos connaissances

- Introduction à la connaissance de l’Esprit humain, IV -

  
Qu’on ait cru encore dans les siècles d’ignorance l’impos­sibilité des antipodes, ou telle autre opinion que l’on reçoit sans examen, ou qu’on n’a pas même les moyens d’examiner, cela ne m’étonne en aucune manière ; mais que tous les jours, sur les choses qui nous sont le plus familières et que nous avons le plus examinées, nous prenions néanmoins le change ; que nous ne puissions avoir une heure de conversa­tion un peu suivie sans nous tromper ou nous contredire, voilà à quoi je reconnais la petitesse de l’esprit humain. Un homme d’un peu de bon sens, qui voudrait écrire sur des tablettes tout ce qu’il entend dire dans le jour de faux et d’absurde, ne se coucherait jamais sans les avoir remplies. Je cherche quel­quefois parmi le peuple l’image de ces mœurs grossières que nous avons tant de peine à comprendre dans les anciens peuples ; j’écoute ces hommes si simples : je vois qu’ils s’entretiennent de choses communes, qu’ils n’ont point de principes réfléchis, que leur esprit est véritablement barbare comme celui de nos pères, c’est-à-dire inculte et sans poli­tesse ; mais je ne trouve pas, qu’en cet état, ils fassent de plus faux raisonnements que les gens du monde; je vois, au con­traire, qu’à tout prendre, leurs pensées sont plus naturelles, et qu’il s’en faut de beaucoup que les simplicités de l’ignorance soient aussi éloignées de la vérité que les subtilités de la science et l’imposture de l’affectation. Aussi, jugeant des mœurs anciennes par ce que je vois des mœurs du peuple, qui me représente les premiers temps, je crois que je me serais fort accommodé de vivre à Thèbes, à Memphis, à Babylone ; je me serais passé de nos manufactures, de la poudre à canon, de la boussole et de nos autres inventions modernes, ainsi que de notre philosophie. Je n’estime pas plus les Hollandais pour avoir un commerce si étendu, que je [ne] méprise les Romains pour l’avoir si longtemps négligé. Je sais qu’il est bon d’avoir des vaisseaux, puisque le roi d’Angleterre en a, et qu’étant ac­coutumés, comme nous sommes, à prendre du café et du cho­colat, il serait fâcheux de perdre le commerce des îles ; mais je ne pense pas que les peuples anciens, privés d’une partie des superfluités de notre commerce, aient été par là plus à plaindre : Xénophon n’a point joui de ces délicatesses, et il ne m’en paraît ni moins heureux, ni moins honnête homme, ni moins grand homme.

Que dirai-je encore ? le bonheur d’être né chrétien et catho­lique ne peut être comparé à aucun autre bien ; mais s’il me fallait être quaker ou monothélite, j’aimerais presque autant le culte des Chinois, ou celui des anciens Romains. Si la barbarie consistait uniquement dans l’ignorance, certainement les na­tions les plus polies de l’Antiquité seraient extrêmement bar­bares vis-à-vis de nous ; mais si la corruption de l’art, si l’abus des règles, si les conséquences mal tirées des bons principes, si les fausses applications, si l’incertitude des opinions, si l’affectation, si la vanité, si les mœurs frivoles, ne méritent pas moins ce nom que l’ignorance, qu’est-ce alors que la politesse dont nous nous vantons ? Ce n’est pas la pure nature qui est barbare, c’est tout ce qui s’éloigne trop de la belle nature et de la raison. Les cabanes des premiers hommes ne prouvent pas qu’ils manquassent de goût ; elles témoignent seulement qu’ils manquaient des règles de l’architecture. Mais quand on eut connu ces belles règles dont je parle, et qu’au lieu de les suivre exactement, on voulut enchérir sur leur noblesse, char­ger d’ornements superflus les bâtiments, et, à force d’art, faire disparaître la simplicité, alors ce fut, à mon sens, une véritable barbarie et la preuve du mauvais goût.

Suivant ces principes, les dieux et les héros d’Homère, peints naïvement par le poète d’après les idées de son siècle, ne font pas que l’Iliade soit un poème barbare, car elle est un tableau très passionné, sinon de la belle nature, du moins de la nature ; mais un ouvrage véritablement barbare, c’est un poème où l’on n’aperçoit que de l’art, où le vrai ne règne jamais dans les expressions et les images, où les sentiments sont guindés, où les ornements sont superflus et hors de leur place. Je vois de fort grands philosophes qui veulent bien fermer les yeux sur ces défauts, et qui passent d’abord à ce qu’il y a de plus étrange dans les mœurs anciennes. Immoler, disent-ils, des hommes à la Divinité ! verser le sang humain pour honorer les funérailles des grands ! etc. Je ne prétends point justifier de telles horreurs; mais je dis : Que nous sont ces hommes que je vois couchés dans nos places et sur les degrés de nos temples, ces spectres vivants que la faim, la douleur et les maladies précipitent vers le tombeau ? Des hommes, plongés dans les superfluités et les délices, voient tranquillement périr d’autres hommes que la misère emporte à la fleur de l’âge. Cela paraît-il moins féroce ? et lequel mérite le mieux le nom de barbarie, d’un sacrifice impie fait par l’ignorance, ou d’une inhumanité commise de sang-froid, et avec une entière connaissance ? Pourquoi dissimulerais-je ici ce que je pense ? Je sais que nous avons des connaissances que les anciens n’avaient pas : nous sommes meilleurs philosophes à bien des égards ; mais pour ce qui est des sentiments, j’avoue que je ne connais guère d’ancien peuple qui nous cède. C’est de ce côté-là, je crois, qu’on peut bien dire qu’il est difficile aux hommes de s’élever au-dessus de l’instinct de la nature. Elle a fait nos âmes aussi grandes qu’elles peuvent le devenir, et la hauteur qu’elles em­pruntent de la réflexion est ordinairement d’autant plus fausse qu’elle est plus guindée. Tout ce qui ne dépend que de l’âme ne reçoit nul accroissement par les lumières de l’esprit, et, parce que le goût y tient essentiellement, je vois qu’on perfec­tionne en vain nos connaissances ; on instruit notre jugement, on n’élève point notre goût.