|
Qu’on ait cru encore dans les siècles d’ignorance
l’impossibilité des antipodes, ou telle autre opinion que l’on reçoit sans
examen, ou qu’on n’a pas même les moyens d’examiner, cela ne m’étonne en aucune
manière ; mais que tous les jours, sur les choses qui nous sont le plus
familières et que nous avons le plus examinées, nous prenions néanmoins le
change ; que nous ne puissions avoir une heure de conversation un peu
suivie sans nous tromper ou nous contredire, voilà à quoi je reconnais la
petitesse de l’esprit humain. Un homme d’un peu de bon sens, qui voudrait
écrire sur des tablettes tout ce qu’il entend dire dans le jour de faux et d’absurde,
ne se coucherait jamais sans les avoir remplies. Je cherche quelquefois
parmi le peuple l’image de ces mœurs grossières que nous avons tant de peine à
comprendre dans les anciens peuples ; j’écoute ces hommes si simples :
je vois qu’ils s’entretiennent de choses communes, qu’ils n’ont point de
principes réfléchis, que leur esprit est véritablement barbare comme celui de
nos pères, c’est-à-dire inculte et sans politesse ; mais je ne trouve
pas, qu’en cet état, ils fassent de plus faux raisonnements que les gens du
monde; je vois, au contraire, qu’à tout prendre, leurs pensées sont plus
naturelles, et qu’il s’en faut de beaucoup que les simplicités de l’ignorance
soient aussi éloignées de la vérité que les subtilités de la science et l’imposture
de l’affectation. Aussi, jugeant des mœurs anciennes par ce que je vois des
mœurs du peuple, qui me représente les premiers temps, je crois que je me
serais fort accommodé de vivre à Thèbes, à Memphis, à Babylone ; je me
serais passé de nos manufactures, de la poudre à canon, de la boussole et de
nos autres inventions modernes, ainsi que de notre philosophie. Je n’estime pas
plus les Hollandais pour avoir un commerce si étendu, que je [ne] méprise les
Romains pour l’avoir si longtemps négligé. Je sais qu’il est bon d’avoir des
vaisseaux, puisque le roi d’Angleterre en a, et qu’étant accoutumés, comme
nous sommes, à prendre du café et du chocolat, il serait fâcheux de perdre
le commerce des îles ; mais je ne pense pas que les peuples anciens,
privés d’une partie des superfluités de notre commerce, aient été par là plus à
plaindre : Xénophon n’a point joui de ces délicatesses, et il ne m’en
paraît ni moins heureux, ni moins honnête homme, ni moins grand homme.
Que dirai-je encore ? le bonheur d’être né chrétien et catholique ne peut
être comparé à aucun autre bien ; mais s’il me fallait être quaker ou
monothélite, j’aimerais presque autant le culte des Chinois, ou celui des
anciens Romains. Si la barbarie consistait uniquement dans l’ignorance,
certainement les nations les plus polies de l’Antiquité seraient
extrêmement barbares vis-à-vis de nous ; mais si la corruption de l’art,
si l’abus des règles, si les conséquences mal tirées des bons principes, si les
fausses applications, si l’incertitude des opinions, si l’affectation, si la
vanité, si les mœurs frivoles, ne méritent pas moins ce nom que l’ignorance, qu’est-ce
alors que la politesse dont nous nous vantons ? Ce n’est pas la pure
nature qui est barbare, c’est tout ce qui s’éloigne trop de la belle nature et
de la raison. Les cabanes des premiers hommes ne prouvent pas qu’ils
manquassent de goût ; elles témoignent seulement qu’ils manquaient des
règles de l’architecture. Mais quand on eut connu ces belles règles dont je
parle, et qu’au lieu de les suivre exactement, on voulut enchérir sur leur
noblesse, charger d’ornements superflus les bâtiments, et, à force d’art,
faire disparaître la simplicité, alors ce fut, à mon sens, une véritable
barbarie et la preuve du mauvais goût.
Suivant ces principes, les dieux et les
héros d’Homère, peints naïvement par le poète d’après les idées de son siècle,
ne font pas que l’Iliade soit un poème barbare, car elle est un tableau
très passionné, sinon de la belle nature, du moins de la nature ; mais un
ouvrage véritablement barbare, c’est un poème où l’on n’aperçoit que de l’art,
où le vrai ne règne jamais dans les expressions et les images, où les
sentiments sont guindés, où les ornements sont superflus et hors de leur place.
Je vois de fort grands philosophes qui veulent bien fermer les yeux sur ces
défauts, et qui passent d’abord à ce qu’il y a de plus étrange dans les mœurs
anciennes. Immoler, disent-ils, des hommes à la Divinité ! verser le sang humain pour honorer les funérailles des
grands ! etc. Je ne prétends point justifier de
telles horreurs; mais je dis : Que nous sont ces hommes que je vois
couchés dans nos places et sur les degrés de nos temples, ces spectres vivants
que la faim, la douleur et les maladies précipitent vers le tombeau ? Des
hommes, plongés dans les superfluités et les délices, voient tranquillement
périr d’autres hommes que la misère emporte à la fleur de l’âge. Cela paraît-il
moins féroce ? et lequel mérite le mieux le nom
de barbarie, d’un sacrifice impie fait par l’ignorance, ou d’une inhumanité
commise de sang-froid, et avec une entière connaissance ? Pourquoi
dissimulerais-je ici ce que je pense ? Je sais que nous avons des
connaissances que les anciens n’avaient pas : nous sommes meilleurs
philosophes à bien des égards ; mais pour ce qui est des sentiments, j’avoue
que je ne connais guère d’ancien peuple qui nous cède. C’est de ce côté-là, je
crois, qu’on peut bien dire qu’il est difficile aux hommes de s’élever
au-dessus de l’instinct de la nature. Elle a fait nos âmes aussi grandes qu’elles
peuvent le devenir, et la hauteur qu’elles empruntent de la réflexion est
ordinairement d’autant plus fausse qu’elle est plus guindée. Tout ce qui ne
dépend que de l’âme ne reçoit nul accroissement par les lumières de l’esprit,
et, parce que le goût y tient essentiellement, je vois qu’on perfectionne
en vain nos connaissances ; on instruit notre jugement, on n’élève point
notre goût.
|