|
Louis
Bonaparte est un homme de moyenne taille, […] c’est un personnage
vulgaire, puéril, théâtral et vain. Certes, ce cerveau est trouble, ce
cerveau a des lacunes, mais on peut y déchiffrer par endroits plusieurs
pensées de suite et suffisamment enchaînées. C’est un livre où il y a
des pages arrachées, à tout moment quelque chose manque. Louis
Bonaparte a une idée fixe, mais une idée fixe n’est pas l’idiotisme.
Il sait ce qu’il veut, et il y va, à travers la justice, à travers la
loi, à travers la raison, à travers l’honnêteté, à travers l’humanité,
soit, mais il y va. Ce n’est pas un idiot. C’est tout simplement un
homme d’un autre temps que le nôtre. Il semble absurde et fou parce
qu’il est dépareillé.
Seulement il oublie ou il ignore qu’au temps où nous sommes, ses
actions auront à traverser ces grands effluves de moralité humaine
dégagés par nos trois siècles lettrés et par la révolution française,
et que, dans ce milieu, ses actions prendront leur vraie figure et
apparaîtront ce qu’elles sont, hideuses.
M. Louis Bonaparte se laisse volontiers entrevoir socialiste. Il sent
qu’il y a là pour lui une sorte de champ vague, exploitable à
l’ambition. Alors il ne parle pas, il ment. Cet homme ment comme les
autres hommes respirent. Il annonce une intention honnête, prenez
garde ; il affirme, méfiez vous ; il fait un serment, tremblez.
Machiavel a fait des petits.
Annoncer une énormité dont le monde se récrie, la désavouer avec
indignation, jurer ses grands dieux, se déclarer honnête homme, puis au
moment où l’on se rassure et où l’on rit de l’énormité en question,
l’exécuter.
On est de son cercle intime ; il laisse entrevoir un projet qui semble,
non immoral, on n’y regarde pas de si près, mais insensé et dangereux,
et dangereux pour lui-même. ; on élève des objections ; il écoute, ne
répond pas, cède quelquefois pour deux ou trois jours, puis reprend son
dessein, et fait sa volonté.
Grâce à cette façon de faire, il a toujours à son service l’inattendu,
grande force ; et, ne rencontrant en lui-même aucun obstacle intérieur
dans ce que les autres hommes appellent conscience, il pousse son
dessein, n’importe à travers quoi, nous l’avons dit, n’importe sur
quoi, et touche son but.
Il recule quelquefois, non devant l’effet moral de ses actes, mais devant l’effet matériel.
Dans ses entreprises il a besoin d’aides et de collaborateurs ; il lui
faut ce qu’il appelle lui-même “des hommes”. Diogène les cherchait
tenant une lanterne, lui il les cherche un billet de banque à la main.
Il les trouve. De certains côtés de la nature humaine produisent toute
une espèce de personnages dont il est le centre naturel et qui se
groupent nécessairement autour de lui selon cette mystérieuse loi de
gravitation qui ne régit pas moins l’être moral que l’atome cosmique.
Aujourd’hui il en est environné, ces hommes lui font cour et cortège ;
ils mêlent leur rayonnement au sien. à de certaines époques de
l’histoire, il y a des pléiades de grands hommes ; à d’autres époques,
il y a des pléiades de chenapans.
M. Louis Bonaparte a réussi. Il a pour lui désormais l’argent, l’agio,
la banque, la bourse, le comptoir, le coffre-fort, et tous ces hommes
qui passent si facilement d’un bord à l’autre quand il n’y a à enjamber
que de la honte.
En attendant, depuis sept mois, il s’étale ; il a harangué, triomphé,
présidé des banquets, pris des millions, donné des bals, dansé, régné,
paradé et fait la roue ; il s’est épanoui dans sa laideur à une loge
d’Opéra…
Il a réussi. Il en résulte que les apothéoses ne lui manquent pas… Une
chose me frappe pourtant, c’est que dans toutes les qualités qu’on lui
reconnaît […] dans tous les éloges qu’on lui adresse, il n’y a pas un
mot qui sorte de ceci : habileté, sang-froid, audace, adresse, affaire
admirablement préparée et conduite, instant bien choisi, secret bien
gardé, mesures bien prises. Fausses clefs bien faites. Tout est là… Il
ne reste pas un moment tranquille ; il sent autour de lui avec effroi
la solitude et les ténèbres ; ceux qui ont peur la nuit chantent, lui
il remue. Il fait rage, il touche à tout, il court après les projets ;
ne pouvant créer, il décrète.
Non, cet homme ne raisonne pas ; il a des besoins, il a des caprices,
il faut qu’il les satisfasse. Ce sont des envies de dictateur. La
toute-puissance serait fade si on ne l’assaisonnait de cette façon.
Quand on mesure l’homme et qu’on le trouve si petit, et qu’ensuite on
mesure le succès et qu’on le trouve si énorme, il est impossible que
l’esprit n’éprouve pas quelque surprise. On se demande : comment
a-t-il fait ? On décompose l’aventure et l’aventurier, […] on ne
trouve au fond de l’homme et de son procédé que deux choses : la ruse
et l’argent. La ruse : nous avons caractérisé déjà ce grand côté de
Louis Bonaparte, mais il est utile d’y insister.
Le 27 novembre 1848, il disait à ses concitoyens dans son manifeste :
« .Je me sens obligé de vous faire connaître mes sentiments et mes
principes. Il ne faut pas qu’il y ait d’équivoque entre vous et moi. Je
ne suis pas un ambitieux... Élevé dans les pays libres, à l’école du
malheur, je resterai toujours fidèle aux devoirs que m’imposeront vos
suffrages et les volontés de l’Assemblée. Je mettrai mon honneur à
laisser, au bout de quatre ans, à mon successeur, le pouvoir affermi,
la liberté intacte, un progrès réel accompli. »
Depuis trente-six ans il y avait en France toutes sortes de choses
pernicieuses : cette “sonorité”, la tribune ; ce vacarme, la presse ;
cette insolence, la pensée ; cet abus criant, la liberté ; il est venu,
lui, et à la place de la tribune il a mis le sénat ; à la place de la
presse, la censure ; à la place de la pensée, l’ineptie ; à la place
de la liberté, le sabre ; et de par le sabre, la censure, l’ineptie et
le sénat, la France est sauvée ! Sauvée, bravo ! et de qui, je le
répète ? d’elle-même ; car, qu’était-ce que la France, s’il vous
plaît ? c’était une peuplade de pillards, de voleurs, de jacques,
d’assassins et de démagogues.
Il a fallu la lier, cette forcenée, cette France, et c’est M. Bonaparte
Louis qui lui a mis les poucettes. Maintenant elle est au cachot, à la
diète, au pain et à l’eau, punie, humiliée, garrottée, sous bonne
garde ; soyez tranquilles, le sieur Bonaparte, gendarme à la résidence
de l’Élysée, en répond à l’Europe ; il en fait son affaire ; cette
misérable France a la camisole de force, et si elle bouge... […] — Ah !
qu’est-ce que c’est que ce spectacle-là ? qu’est-ce que c’est que ce
rêve-là ? qu’est-ce que c’est que ce cauchemar-là ? d’un côté une
nation, la première des nations, et de l’autre un homme, le dernier
des hommes, et voilà ce que cet homme fait à cette nation ! Quoi ! il
la foule aux pieds, il lui rit au nez, il la raille, il la brave, il la
nie, il l’insulte, il la bafoue ! Quoi ! il dit : il n’y a que moi !
Quoi ! dans ce pays de France où l’on ne pourrait pas souffleter un
homme, on peut souffleter le peuple ! Ah ! quelle abominable honte !
Chaque fois que M. Bonaparte crache, il faut que tous les visages
s’essuient ! Et cela pourrait durer ! et vous me dites que cela
durera ! non ! non ! non ! par tout le sang que nous avons tous dans
les veines, non ! cela ne durera pas ! Ah ! si cela durait, c’est qu’en
effet il n’y aurait pas de Dieu dans le ciel, ou qu’il n’y aurait plus
de France sur la terre ! [...] il restera mesquin, […] il ne sera
jamais que le tyran pygmée d’un grand peuple […] un batteur de grosse
caisse des Champs-Élysées… L’acabit de l’individu se refuse de fond en
comble à la grandeur, même dans l’infamie. Faire hausser les épaules au
genre humain, ce sera sa destinée. […] Il sera hideux, et il restera
ridicule. Voilà tout. L’histoire rit et foudroie. […] L’historien ne
pourra que le mener à la postérité par l’oreille.
L’homme une fois déshabillé du succès, le piédestal ôté, la poussière
tombée, le clinquant et l’oripeau et le grand sabre détachés, le pauvre
petit squelette mis à nu et grelottant, peut-on s’imaginer rien de plus
chétif et de plus piteux ?
L’histoire a ses tigres. […] Elle ne mêle pas avec eux les chacals. Je
ne sais quelle gangrène de prospérité matérielle menace de faire tomber
l’honnêteté publique en pourriture.
Ma foi ! vivons, faisons des affaires, tripotons dans les actions de
zinc ou de chemin de fer, gagnons de l’argent ; c’est ignoble, mais
c’est excellent ; un scrupule de moins, un louis de plus ; vendons
toute notre âme à ce taux ! On court, on se rue, on fait antichambre,
on boit toute honte, et si l’on peut avoir une concession de chemins en
France ou de terrains en Afrique, on demande une place.
C’est à qui fera ce trafic de soi-même le plus cyniquement, et parmi
ces êtres il y a des jeunes gens qui ont l’oeil pur et limpide et toute
l’apparence de l’âge généreux, et il y a des vieillards qui n’ont
qu’une peur, c’est que la place sollicitée ne leur arrive pas à temps
et qu’ils ne parviennent pas à se déshonorer avant de mourir. L’un se
donnerait pour une préfecture, l’autre pour une recette, l’autre pour
un consulat, l’autre veut un bureau de tabac, l’autre veut une
ambassade. Tous veulent de l’argent, ceux-ci moins, ceux-ci plus, car
c’est au traitement qu’on songe, non à la fonction. Chacun tend la
main. Tous s’offrent. Un de ces jours on établira un essayeur de
consciences à la monnaie. Les mots indépendance, affranchissement,
progrès, orgueil populaire, fierté nationale, grandeur française, on
ne peut plus les prononcer en France. Chut ! ces mots-là font trop de
bruit ; marchons sur la pointe du pied et parlons bas. Nous sommes dans
la chambre d’un malade.
Et la liberté de la presse ! Qu’en dire ? N’est-il pas dérisoire
seulement de prononcer ce mot ? Cette presse libre, honneur de
l’esprit français, clarté de tous les points à la fois sur toutes les
questions, éveil perpétuel de la nation, où est-elle ?
- Qu’est-ce que c’est que cet homme ?
- C’est le chef, c’est le maître. Tout le monde lui obéit.
- Ah ! tout le monde le respecte alors ?
- Non, tout le monde le méprise.
- O situation ! Cet homme de ruse, cet homme de force, cet homme de mensonge, cet homme de succès,
cet homme de malheur !
|