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L’ouvriérisme ?
C’est une étrange maladie dont souffre presque toute l’intellectualité
dite avancée. Le marxisme et le syndicalisme en sont des formes
incurables. Énormément d’anarchistes en souffrent. Elle consiste en une
déformation plus ou moins grave des facultés de perception et de la
pensée, déformation qui fait qu’aux yeux du malade tout ce qui est
ouvrier apparaît beau, bon, utile, autant que ce qui ne l’est pas est
laid, mauvais, inutile, sinon nuisible. Le triste abruti, à la
silhouette avachie, alcoolique, tabagique, tuberculeux, constituant la
masse des bons citoyens et des honnêtes gens, devient par enchantement
le travailleur, dont le labeur « auguste » fait vivre et progresser
l’humanité, dont l’effort magnanime lui réserve un splendide avenir…
Gardez-vous bien de faire remarquer à l’ouvriériste que ledit
prolétaire est somme toute le soutien le plus sûr de l’abominable
régime du Capital et de l’Autorité, qu’il soutient et sanctionne par le
service militaire, le vote, le travail quotidien. Vous vous entendrez
immédiatement traiter d’individu arriéré, aux préjugés bourgeois et ne
comprenant rien à la… sociologie !
* * *
Les causes de cet état d’esprit, quoique assez nombreuses, sont faciles
à déterminer. En premier lieu il convient de placer l’idée du travail «
geste auguste » puisqu’il entretient la vie ; le travail étant noble en
son essence, dirent les esprits simplistes, noble est le travailleur.
Voilà ! Ils n’oublièrent qu’une chose ; c’est que la noblesse d’une
activité est une conception tout à fait conventionnelle et relative ;
que le travail théoriquement si beau est dans la pratique ordinaire,
laid, abrutissant, démoralisant ; enfin qu’un geste quel qu’il soit ne
saurait être empreint de beauté lorsque celui qui le commet est une
pauvre bête humaine tenaillée par la crainte et la faim.
De tout temps les hommes se sont plus à concevoir des idéals de justice
qu’ils s’efforçaient en vain de réaliser entre eux. Ils ont rêvé d’une
justice tantôt supra-humaine, tantôt naturelle, tantôt sociale ; ils
ont rêvé, ai-je dit, car nulle part, jamais, ce rêve ne fut vrai, et la
vie ne le corrobore en rien. « La vie, a dit Zola, n’est point juste, —
elle est logique ». Mais ce sentiment, profondément ancré dans les
mentalités a joué et joue un grand rôle dans les phénomènes sociaux.
Ainsi, ce fait, que les producteurs soient dépourvus de tout et
condamnés à mener une existence semée de privations, au profit d’une
classe plus forte et plus intelligente, ce fait a paru d’une injustice
flagrante. Pourtant il est dans la logique naturelle que le plus fort
exploite le plus faible ; mais cela choque notre instinct d’équité. Le
résultat en est que l’on est porté à considérer avec sympathie les
victimes de « l’iniquité sociale » — les producteurs.
Enfin, la théorie Marxiste accordant au fait économique une importance
primordiale est venue confirmer l’idée du travail auguste en y ajoutant
cette conception nouvelle des richesses pour transformer de fond en
comble la vie sociale sur des bases plus rationnelles et l’ouvrier
devint le maître de l’avenir…
Sous l’impulsion de ces sentiments et de ces pensées, naquit l’ouvriérisme.
* * *
Et cet état d’esprit est certes l’une des causes de l’engouement vers
le syndicalisme, contre lequel des anarchistes s’efforcent de réagir.
Enthousiasmés par l’essor rapide des associations ouvrières — toujours
révolutionnaires à leur origine (ainsi que tous les organismes jeunes
et n’ayant rien à perdre, tout à gagner) des cerveaux absolus virent en
le nouveau mouvement la panacée universelle. Le syndicalisme répondait
à tout, pouvait tout, promettait tout. Pour les uns, il allait par de
sages et prudentes réformes améliorer sans fracas l’état social. Pour
les autres il était la première cellule de la société future, qu’il
instaurerait un beau matin de grève générale. Il a fallu déchanter
beaucoup. On s’est aperçu — du moins ceux que l’illusion n’aveuglait
pas — que les syndicats devenaient robustes et sages, perdaient envie
de chambarder le monde. Que souvent ils finissaient par sombrer dans le
légalisme et faire partie des rouages de la vieille société combattue ;
que d’autres fois, ils n’arrivaient qu’à fonder des classes d’ouvriers
avantagés, aussi conservateurs que les bourgeois tant honnis. Enfin,
des trouble-fêtes sont venus dire qu’il ne suffisait pas, pour modifier
le milieu, de grouper des abrutis, et que quand même ils seraient
puissamment organisés ils ne pourraient rien créer qui fut au-dessus de
leur mentalité…
Mais l’ouvriérisme n’a pas eu que les absurdités syndicalistes pour
conséquence. Dans certains groupes il a suscité des outrances plus
ridicules encore. Jean Marestan a jadis souligné dans les colonnes de
l’anarchie, les préjugés sottement anti-bourgeois de quelques camarades
qui en arrivaient à considérer comme un signe d’orthodoxie anarchiste,
d’avoir les mains grosses, durcies, noirâtres, d’être vêtu de velours
poussiéreux et de s’exprimer en termes d’une vulgarité choisie, — en un
mot d’avoir l’attitude prolétarienne.
Par ailleurs, dans les milieux plus cultivés, parmi les écrivains, les
artistes, il fut convenu d’admirer le prolo. Une littérature surgit où
l’on dépeignait en termes indignés les souffrances du pauvre peuple.
Les « martyrs du travail » eurent leurs chantres. Et l’on imagina petit
à petit un type de travailleur ne correspondant guère à la réalité.
C’est l’admirable mineur de Constantin Meunier, le bel ouvrier au torse
puissant, au regard fier, que l’on voit sur les gravures socialistes
s’en aller joyeusement vers un grand soleil pourpre…
Là-dessus se greffa une idéologie assez compliquée, qui a ses
théoriciens et ses humoristes. D’innombrables brochures, des monceaux
de journaux, des quantités d’affiches multicolores ont clamé aux
bourgeois terrifiés —.comment donc !.— l’imminence de la Révolution, la
classe ouvrière consciente allant par la grande grève, créer demain —.demain sans faute.— la cité bienheureuse où sous l’égide d’un vigilant
Comité, chacun jouira en paix du bonheur confédéral.
On attend, on attend, on se prépare. Trois fois on démolit deux
réverbères ; on discute les menus détails de l’inévitable
bouleversement, et des pince-sans-rire racontent qu’ils feront la
Révolution comme ceci et comme cela. Et personne ne songe que l’attente
est de la vie perdue et qu’il vaudrait peut-être mieux commencer par
faire un peu de jour dans l’effrayante nuit des cerveaux.
* * *
Les anarchistes ne sont pas ouvriéristes. Il leur paraît puéril de
porter au pinacle le travailleur dont l’inconscience lamentable est
cause de l’universelle douleur, peut-être plus que l’absurde rapacité
des privilégiés.
L’observateur impartial n’a guère difficile de constater que loin
d’être l’activité bienfaisante vantée par les poètes, le travail dans
l’atmosphère présente est répugnant. Semblable est la différence du
rêve à la réalité en ce qui concerne les prolétaires.
Regardez-les vers sept heures défiler par les rues, figures mornes, ou
avinées, cassées par la tâche abhorrée, ne donnant même pas
l’impression vigoureuse des bêtes de somme. Regardez-les, les jours de
fête s’en aller en bandes tapageuses clamant parmi les hoquets de la
saoûlerie, les piètres et obscènes chansons du peuple…
Il en est qui devant ces visions ferment volontairement les yeux. Quant
à nous, nous aimons à voir les hommes tels qu’ils sont. Et lorsque
socialistes ou syndicalistes nous viennent conter les mérites et les
espoirs fabuleux du «.prolétariat conscient.», nous répondons :
« L’erreur est grande de croire le fait économique régissant la vie
sociale. La production dépend ainsi que tous les rapports des hommes
entre eux, de la mentalité générale. Et il n’est pas au pouvoir des
masses que leur bêtise a permis d’asservir pendant des siècles, de
modifier les cadres de l’activité sociale…
« Les ouvriers ne nous sont ni plus ni moins sympathiques que leurs
maîtres. Pareille est leur inconscience, plus triste leur déchéance. Ce
sont les esclaves qui font les seigneurs, les peuples les
gouvernements, les ouvriers les patrons, —.ce sont les inconscients,
les dégénérés et les faibles qui font la belle société où ils nous
forcent de croupir avec eux !
« Ils ne sauraient bâtir autre chose. Ils ne sauraient vivre autrement.
Seules des minorités d’élite composée d’individus sains aux cervelles
décrassées et aux énergies ardentes peuvent en vivant mieux, acheminer
les hommes vers plus de bonheur…
« Et ce qu’il faut faire c’est susciter ces minorités anarchistes
contre l’abrutissement des bourgeois, des ouvriers, et des ouvriéristes
!
« Ainsi passons-nous parmi les plèbes semant au hasard la graine des
bonnes révoltes. Et des minorités en qui subsiste encore de la force,
viennent à nous, viennent grossir les rangs des amants et des
batailleurs de la vie… Les autres – ils sont le nombre – dans les
routines, les servilités, les erreurs, s’en vont vers la mort, — mais
que nous importe ? »
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