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Par
quoi dois-je commencer, amis ? On a tant vécu, tant pensé, tant
éprouvé pendant ces années orageuses et surnaturelles… Et comment vécu, comment pensé, comment
éprouvé ! Avec tout son cœur et toutes ses pensées, avec tout ses nerfs
et son essence, avec tout son être et son sang… Par quoi dois-je
commencer ? …
Certainement,
vous attendez de moi beaucoup de nouveau, beaucoup de choses
intéressantes et importantes, beaucoup d’extraordinaire. Vous
chercherez dans ces lignes quelque chose de nouveau et
d’extraordinaire. Mais, ne serai-je pas forcé de tromper votre
attente ? Ne devrai-je pas vous désillusionner ?…
Je suis comme
un voyageur échappé miraculeusement d’une terrible tempête et rejeté —
abandonné et brisé — sur des rivages étrangers et inhospitaliers,
n’ayant pas de place pour y reposer ma tête et couvrir ma nudité,
arraché et du passé et des échos de la lutte et des livres : mes amis,
et des amis : les lutteurs… Tout ce qui m’était sacré a été balayé par
l’orage, dispersé par les vents, emporté par le torrent. Moi-même, je
dois le ramasser miette à miette pour le rassembler…
Pourrai-je même maintenant — abandonné à l’étranger et privé de tout — pourrai-je vous dire des mots nouveaux, des mots nécessaires, des mots ayant un sens,
des mots pouvant guider votre pensée vers une nouvelle voie ?
Pourrai-je trouver de suite de telles paroles ? Pourrai-je vous aider à
apaiser votre soif spirituelle ? Pourrai-je toucher vos cœurs pour vous
émouvoir ?
Oh — mes beaux songes passés, mes forces non épuisées, ma parole non éteinte ! Mon âme déborde… Et je sais que je dois
vous dire tout ce que j’ai vu et voulais dire avant ; tout ce que j’ai
vu et compris maintenant, tout ce qui vit en moi — depuis longtemps,
longtemps… Mais, saurai-je, pourrai-je, aurai-je le temps de construire
mon autel et rallumer ma flamme sacrée ?… Saurai-je, amis, justifier
votre attente ?
* * *
Commençons par l’hosannah à la grande tempête. Commençons par l’hosannah à la révolution !
Oui, je yeux vous dire le chant de la victoire. Je veux que parmi nous
retentissent sans cesse des hymnes d’allégresse comme jamais il n’en
fut…
Parce que, mes amis, une grande victoire a été gagnée par l’Anarchie.
— Victoire —
Anarchie ? Cela va vous étonner. Mais, à vrai dire, il en est fini de
la Révolution. La Révolution est éteinte. La Révolution n’a pas atteint
son but, n’a pas donné la terre promise… À vrai dire, les anarchistes
n’ont pas été à la hauteur de la situation… Les anarchistes n’ont pas
pu s’emparer des circonstances… Les anarchistes sont vaincus… À vrai
dire — « encore une victoire comme celle-là — et de l’anarchisme… »
Oui, oui… J’entends. Je sais… Ne vous pressez pas…
N’ai-je pas
écrit moi-même, aux débuts de la révolution, que si l’action était
menée par la politique, l’autorité et l’organisation de nouveaux
gouvernements, il n’en sortirait rien et la révolution — la vraie
révolution — périrait à nouveau ? Oui, et pour nous tous n’était-ce pas
clair auparavant ?
Mais, n’ai-je pas écrit alors que l’action, hélas ! serait menée sûrement et inévitablement par cette voie ?
N’ai-je pas prévu l’inévitable (et peut-être plus ou moins prolongée)
« victoire », non pas de la révolution, mais de la gauche,
social-démocrates, révolutionnaires marxistes, bolcheviks ? N’ai-je pas
dit que comme résultat de la lutte politique — lutte pour le pouvoir —
ils prendraient sûrement le dessus et seraient au pouvoir ?
Je l’ai prévu, écrit, dit — précisément, clairement.
Donc,
l’« insuccès » des anarchistes et la « victoire » des bolcheviks
n’était pour moi ni imprévision, ni désillusion. J’ai prévu cela et
autre chose. Et tout ce que j’ai vu dans la révolution russe a
simplement confirmé — clairement et nettement — mes conceptions et
prévisions. (Je remarquerai à propos : ce compte rendu a priori
de la situation a probablement été une des raisons qui mont permis de
ne pas m’égarer dans la tempête et de rester tel que j’étais alors que
tant d’autres n’ont pas pu le faire…)
Réfléchissez maintenant sérieusement à mon aveu.
Prévoir la « victoire » des bolcheviks, signifiait prévoir tout le développement logique de la « révolution bolchevique ».
Cela signifiait prévoir que les bolcheviks entraîneraient les masses,
domineraient la révolution, s’empareraient de toute la machine
gouvernementale, formeraient un gouvernement, établiraient une
dictature du parti et d’individus, installeraient une police ouverte et
secrète, okhrana, censure, introduiraient l’inquisition et la terreur,
détruiraient la personnalité, tueraient l’initiative, rempliraient les
prisons, écraseraient tout et tous — et, naturellement, se
débarrasseraient des anarchistes…
Et, en effet, j’ai prévu l’inévitable de tout cela.
Déjà, pendant
la révolution, les camarades péchaient en attirant exclusivement leur
attention sur des facteurs négatifs partiels, en les attaquant
furieusement et les critiquant sans éclaircissement approfondi, sans indication claire sur l’étroite dépendance logique de tous ces facteurs dans l’ensemble de la marche des événements — de la direction prise par la révolution…
Les bolcheviks
aimant à citer ces exemples de cette menue critique, pour crier
hypocritement contre les « critiques creuses », les « attaques
démagogiques vides » des anarchistes, etc… Cela va sans dire, ils
désiraient encore moins une critique d’ensemble constante et claire.
Cependant, plus d’une fois l’occasion leur était favorable pour ces
accusations hypocrites et ils l’utilisaient largement.
D’un autre côté, souvent — et encore maintenant — les anarchistes,
approchant plus ou moins les bolcheviks, assurent, ainsi que ces
derniers, qu’effectivement seuls sont mauvais les individus et exécuteurs, les actions partielles,
qu’il y a des « défauts de mécanisme », que ces « défauts » doivent
être « surmontés en dedans » etc., mais que tout le mécanisme, dans son entier et sa généralité,
était uniquement possible, régulier, indispensable et qu’il fallait
justement ainsi « faire la révolution ». Et ils accusent les autres
anarchistes « incorruptibles » de mauvaise volonté criminelle », de ne
pas comprendre la situation, de se limiter à une « critique
démagogique », de ne pas aider l’autorité soviétique par sa
participation organique à « combattre intérieurement ». Ici se cache —.c’est l’occasion de le dire.— un des grands points obscurs sur lesquels je devrai m’arrêter plus loin en détail.
J’ai dit
souvent aux camarades que leur méthode de critique est profondément
erronée et stérile ; pour mener à de grands résultats, notre critique
doit toujours donner aux choses une clarté générale ; elle doit poser la question dans tout son ensemble ;
elle doit nettement indiquer et souligner que de deux choses l’une : ou
toute la voie, dans tout son ensemble est réellement sincère,
uniquement possible et historiquement indispensable — et alors tout
facteur négatif doit être « adopté » par nous comme un mal temporaire
duquel on se débarrasse petit à petit — ou toute la voie, dans tout son ensemble,
n’est pas sincère, ne conduit pas au but, n’est pas historiquement
indispensable et n’est pas uniquement possible, — et alors cette même
voie et tous les facteurs qui lui sont liés sont stupides, inutiles,
stériles. vraiment effrayants, périlleux et inapplicables. Notre
critique disais-je toujours — doit clairement démontrer que toute la
voie « bolchevique » est entièrement fausse, inutile, stupide,
périlleuse et, pour cela, mène inévitablement à l’erreur ; et nous
devons, ici même, établir une autre voie de révolution… Ce n’est que
par ce moyen que l’on peut donner à la pensée critique une sérieuse
poussée vers la réalité des événements.
Donc, j’ai toujours — avant et après — proposé de peser et résoudre, et moi-même je posais et résolvais la question de toute la voie dans son ensemble avec toutes ses suites logiquement inévitables.
Des conceptions
qui m’ont permis d’examiner la voie suivie jusqu’à ce jour par la
révolution russe et les suites malheureuses de cette voie ; ensuite, en
supposant cette voie concrètement inévitable, pourquoi je ne
l’estimais ni sincère, ni historiquement indispensable, ni uniquement
possible et par suite considérais nécessaire de ne pas « combattre
intérieurement » ses défauts, mais au contraire lutter idéalement de
toute sa force et son énergie contre toute cette voie. De tout cela, je
devrai parler dans ces « lettres » comme dans d’autres travaux, en
liaison avec les nombreuses questions fondamentales et capitales de
notre mouvement.
En ce moment, une autre question nous préoccupe.
Par quoi
dois-je commencer, amis ? On a tant vécu, tant pensé, tant éprouvé
pendant ces années orageuses et surnaturelles… Et comment vécu, comment pensé, comment
éprouvé ! Avec tout son cœur et toutes ses pensées, avec tout ses nerfs
et son essence, avec tout son être et son sang… Par quoi dois-je
commencer ? …
Certainement,
vous attendez de moi beaucoup de nouveau, beaucoup de choses
intéressantes et importantes, beaucoup d’extraordinaire. Vous
chercherez dans ces lignes quelque chose de nouveau et
d’extraordinaire. Mais, ne serai-je pas forcé de tromper votre
attente ? Ne devrai-je pas vous désillusionner ?…
Je suis comme
un voyageur échappé miraculeusement d’une terrible tempête et rejeté —
abandonné et brisé — sur des rivages étrangers et inhospitaliers,
n’ayant pas de place pour y reposer ma tête et couvrir ma nudité,
arraché et du passé et des échos de la lutte et des livres : mes amis,
et des amis : les lutteurs… Tout ce qui m’était sacré a été balayé par
l’orage, dispersé par les vents, emporté par le torrent. Moi-même, je
dois le ramasser miette à miette pour le rassembler…
Pourrai-je même maintenant — abandonné à l’étranger et privé de tout — pourrai-je vous dire des mots nouveaux, des mots nécessaires, des mots ayant un sens,
des mots pouvant guider votre pensée vers une nouvelle voie ?
Pourrai-je trouver de suite de telles paroles ? Pourrai-je vous aider à
apaiser votre soif spirituelle ? Pourrai-je toucher vos cœurs pour vous
émouvoir ?
Oh — mes beaux songes passés, mes forces non épuisées, ma parole non éteinte ! Mon âme déborde… Et je sais que je dois
vous dire tout ce que j’ai vu et voulais dire avant ; tout ce que j’ai
vu et compris maintenant, tout ce qui vit en moi — depuis longtemps,
longtemps… Mais, saurai-je, pourrai-je, aurai-je le temps de construire
mon autel et rallumer ma flamme sacrée ?… Saurai-je, amis, justifier
votre attente ?
* * *
Commençons par l’hosannah à la grande tempête. Commençons par l’hosannah à la révolution !
Oui, je yeux vous dire le chant de la victoire. Je veux que parmi nous
retentissent sans cesse des hymnes d’allégresse comme jamais il n’en
fut…
Parce que, mes amis, une grande victoire a été gagnée par l’Anarchie.
— Victoire —
Anarchie ? Cela va vous étonner. Mais, à vrai dire, il en est fini de
la Révolution. La Révolution est éteinte. La Révolution n’a pas atteint
son but, n’a pas donné la terre promise… À vrai dire, les anarchistes
n’ont pas été à la hauteur de la situation… Les anarchistes n’ont pas
pu s’emparer des circonstances… Les anarchistes sont vaincus… À vrai
dire — « encore une victoire comme celle-là — et de l’anarchisme… »
Oui, oui… J’entends. Je sais… Ne vous pressez pas…
N’ai-je pas
écrit moi-même, aux débuts de la révolution, que si l’action était
menée par la politique, l’autorité et l’organisation de nouveaux
gouvernements, il n’en sortirait rien et la révolution — la vraie
révolution — périrait à nouveau ? Oui, et pour nous tous n’était-ce pas
clair auparavant ?
Mais, n’ai-je pas écrit alors que l’action, hélas ! serait menée sûrement et inévitablement par cette voie ?
N’ai-je pas prévu l’inévitable (et peut-être plus ou moins prolongée)
« victoire », non pas de la révolution, mais de la gauche,
social-démocrates, révolutionnaires marxistes, bolcheviks ? N’ai-je pas
dit que comme résultat de la lutte politique — lutte pour le pouvoir —
ils prendraient sûrement le dessus et seraient au pouvoir ?
Je l’ai prévu, écrit, dit — précisément, clairement.
Donc,
l’« insuccès » des anarchistes et la « victoire » des bolcheviks
n’était pour moi ni imprévision, ni désillusion. J’ai prévu cela et
autre chose. Et tout ce que j’ai vu dans la révolution russe a
simplement confirmé — clairement et nettement — mes conceptions et
prévisions. (Je remarquerai à propos : ce compte rendu a priori
de la situation a probablement été une des raisons qui mont permis de
ne pas m’égarer dans la tempête et de rester tel que j’étais alors que
tant d’autres n’ont pas pu le faire…)
Réfléchissez maintenant sérieusement à mon aveu.
Prévoir la « victoire » des bolcheviks, signifiait prévoir tout le développement logique de la « révolution bolchevique ».
Cela signifiait prévoir que les bolcheviks entraîneraient les masses,
domineraient la révolution, s’empareraient de toute la machine
gouvernementale, formeraient un gouvernement, établiraient une
dictature du parti et d’individus, installeraient une police ouverte et
secrète, okhrana, censure, introduiraient l’inquisition et la terreur,
détruiraient la personnalité, tueraient l’initiative, rempliraient les
prisons, écraseraient tout et tous — et, naturellement, se
débarrasseraient des anarchistes…
Et, en effet, j’ai prévu l’inévitable de tout cela.
Déjà, pendant
la révolution, les camarades péchaient en attirant exclusivement leur
attention sur des facteurs négatifs partiels, en les attaquant
furieusement et les critiquant sans éclaircissement approfondi, sans indication claire sur l’étroite dépendance logique de tous ces facteurs dans l’ensemble de la marche des événements — de la direction prise par la révolution…
Les bolcheviks
aimant à citer ces exemples de cette menue critique, pour crier
hypocritement contre les « critiques creuses », les « attaques
démagogiques vides » des anarchistes, etc… Cela va sans dire, ils
désiraient encore moins une critique d’ensemble constante et claire.
Cependant, plus d’une fois l’occasion leur était favorable pour ces
accusations hypocrites et ils l’utilisaient largement.
D’un autre côté, souvent — et encore maintenant — les anarchistes,
approchant plus ou moins les bolcheviks, assurent, ainsi que ces
derniers, qu’effectivement seuls sont mauvais les individus et exécuteurs, les actions partielles,
qu’il y a des « défauts de mécanisme », que ces « défauts » doivent
être « surmontés en dedans » etc., mais que tout le mécanisme, dans son entier et sa généralité,
était uniquement possible, régulier, indispensable et qu’il fallait
justement ainsi « faire la révolution ». Et ils accusent les autres
anarchistes « incorruptibles » de mauvaise volonté criminelle », de ne
pas comprendre la situation, de se limiter à une « critique
démagogique », de ne pas aider l’autorité soviétique par sa
participation organique à « combattre intérieurement ». Ici se cache —.c’est l’occasion de le dire.— un des grands points obscurs sur lesquels je devrai m’arrêter plus loin en détail.
J’ai dit
souvent aux camarades que leur méthode de critique est profondément
erronée et stérile ; pour mener à de grands résultats, notre critique
doit toujours donner aux choses une clarté générale ; elle doit poser la question dans tout son ensemble ;
elle doit nettement indiquer et souligner que de deux choses l’une : ou
toute la voie, dans tout son ensemble est réellement sincère,
uniquement possible et historiquement indispensable — et alors tout
facteur négatif doit être « adopté » par nous comme un mal temporaire
duquel on se débarrasse petit à petit — ou toute la voie, dans tout son ensemble,
n’est pas sincère, ne conduit pas au but, n’est pas historiquement
indispensable et n’est pas uniquement possible, — et alors cette même
voie et tous les facteurs qui lui sont liés sont stupides, inutiles,
stériles. vraiment effrayants, périlleux et inapplicables. Notre
critique disais-je toujours — doit clairement démontrer que toute la
voie « bolchevique » est entièrement fausse, inutile, stupide,
périlleuse et, pour cela, mène inévitablement à l’erreur ; et nous
devons, ici même, établir une autre voie de révolution… Ce n’est que
par ce moyen que l’on peut donner à la pensée critique une sérieuse
poussée vers la réalité des événements.
Donc, j’ai toujours — avant et après — proposé de peser et résoudre, et moi-même je posais et résolvais la question de toute la voie dans son ensemble avec toutes ses suites logiquement inévitables.
Des conceptions
qui m’ont permis d’examiner la voie suivie jusqu’à ce jour par la
révolution russe et les suites malheureuses de cette voie ; ensuite, en
supposant cette voie concrètement inévitable, pourquoi je ne
l’estimais ni sincère, ni historiquement indispensable, ni uniquement
possible et par suite considérais nécessaire de ne pas « combattre
intérieurement » ses défauts, mais au contraire lutter idéalement de
toute sa force et son énergie contre toute cette voie. De tout cela, je
devrai parler dans ces « lettres » comme dans d’autres travaux, en
liaison avec les nombreuses questions fondamentales et capitales de
notre mouvement.
En ce moment, une autre question nous préoccupe.
Prévoyant l’inévitable de la voie « bolchevique » et ses conséquences, — que pouvais-je, amis, escompter pour l’Anarchie ? Quels résultats, quels succès, quelles premières « victoires » pouvais-je attendre pour elle ?
Je ne pouvais compter — et j’ai compté — fortement, stablement,
que sur une seule chose : que la sincérité intérieure de l’Anarchisme,
son pouvoir ignoré, sa profonde vérité se confirmeront maintenant
clairement et définitivement — brilleront enfin par des rayons vivants. Pour cela, j’escomptais que le dernier
mur cachant le soleil s’effondrerait, que l’insuccès des idées
politico-gouvernementales, l’insuccès du « communisme » marxiste
déblaierait et ouvrirait enfin la voie pour une large réception de nos
idées anarchistes et, par conséquent, pour l’action fructueuse des
masses dans l’avenir. Je n’en attendais pas davantage pour commencer. Je ne comptais pas, pour le moment, sur une grande victoire.
Vous verrez par la suite pourquoi
je pensais ainsi. Vous verrez aussi pourquoi tout cela ne m’a nullement
empêché de remplir jusqu’au bout mon devoir d’anarchiste et de
révolutionnaire. Vous comprendrez bien alors pourquoi j’ai mis
soigneusement entre parenthèses et l’« insuccès » des anarchistes et la
« victoire » des bolcheviks. <Et cette clarté aura une grande signification pour vos déductions définitives ; autrement, je n’aurais naturellement pas soulevé ces questions.
Mais, dès
maintenant, après ce qui vient d’être dit, — réfléchissez, amis, et
dites : n’avais-je pas raison d’affirmer que l’anarchisme a remporté
une grande victoire dans la Révolution russe ?
Dans notre
milieu, — en Russie — on parle beaucoup maintenant de la « crise de
l’anarchisme » et des fautes des anarchistes. Ils sont assez répandus,
là-bas, les types d’« anciens » ou « anarchistes repentis » faisant
leur mea culpa, déchirant leurs vêtements et se couvrant la
tête de cendres. Ils vagabondent partout avec des visages attristés et
des questions tragiques pour lesquelles ils attendent en vain une
réponse d’en haut. En fait — ils n’ont jamais compris la profonde
vérité de l’anarchisme, ils n’ont jamais eu sous les pieds une solide
base anarchiste et ont actuellement perdu le faible bagage qu’ils
possédaient autrefois. Et, saisis par les vents capricieux de la
révolution, ces va-et-vient de l’anarchisme tantôt se jettent
dans les étreintes attrayantes de la Grande Pécheresse bolchevique,
tantôt, n’arrivant pas jusqu’à l’étreinte, reculent, effrayés et déçus,
et restent au milieu de la route, puis à nouveau accourent vers
l’Anarchie et à nouveau posent leurs questions incompréhensibles.
Maintenant, je dirai directement : personnellement, je ne vois aucune « crise de l’anarchisme ». On peut parler de la crise du marxisme révolutionnaire
dont l’essai définitif s’effondre actuellement avec un furieux
craquement international… Les bolcheviks peuvent dire d’eux-mêmes :
encore une telle « victoire » et du bolchevisme il ne restera rien.
L’œuvre anarchiste, pour telles ou telles raisons, ne s’est pas encore
réalisée dans cette révolution et n’a donc pas pu amener les idées ni à
une incarnation concrète, ni à sa crise.
Oh !
certainement, l’anarchisme a de quoi apprendre dans la révolution
russe. L’anarchisme a des dommages qui exigent une réparation, des
quadrats qui attendent d’être remplis, des manques qui exigent
des pleins. Dans l’anarchisme, il y a de quoi penser, revoir et
réévaluer. (Ce serait étrange s’il n’y avait pas cela !) Il est entendu
que la révolution a donné une forte poussée à cette œuvre de
réévaluation. Mais il y a encore loin de cela à la « crise ». Seuls,
les « repentis » et « ex »-anarchistes éperdus, affolés, peuvent poser
cette question de « crise ».
Donc, je ne vois pas de « crise de l’anarchisme ». Mais, sans doute, il existe une « crise des anarchistes » en Russie. Ce dernier fait est tout à fait naturel. L’anarchisme
n’y perd pas grand chose. Encore une fois, dès le commencement de la
révolution, il m’est arrivé de supposer que — en liaison avec les faits
à venir — beaucoup d’« anarchistes » se troubleraient et nous
quitteraient. Ceci, réellement, est arrivé. Mais, et alors, et
maintenant, je ne trouvais et ne trouve ici rien de grave…
Certainement,
les anarchistes ont été, dans beaucoup de circonstances, faibles,
instables, non préparés. Certainement, il existait chez eux et des
faiblesses et des fautes et des défauts. Mais il en était de même, et
en aussi grande quantité, chez les bolcheviks ; en somme, il ne pouvait
en être autrement, et, après tout, ce n’est pas une préparation et une
force spéciales qui ont conduit les bolcheviks à la « victoire ».
Certainement, il ne s’en trouvait pas beaucoup de forts et énergiques.
(En général, il y a peu de gens forts et énergiques sur terre…)
Certainement, les circonstances ont joué un certain rôle et il nous
faudra encore en causer… Mais, les causes de la stérilité de la révolution consistent-elles dans cela ? L’anarchisme est-il démoli par cela ? Son incapacité de vivre est-elle démontrée ?
Et si les
anarchistes s’étaient montrés plus forts, plus énergiques, mieux
préparés ? S’ils avaient commis moins d’erreurs ? L’affaire se
serait-elle terminée autrement ? La révolution aurait-elle suivi une
autre voie ?
Certainement, non ; les
raisons pour lesquelles la révolution a suivi une voie déterminée,
raisons multiples et complexes, sont beaucoup plus profondes que la
« non préparation » des anarchistes et la « préparation » des bolcheviks.
Il nous reste à les approfondir sérieusement… J’ai en ce moment sous la
main une de ces raisons — et non la moindre — en liaison avec le
contenu de la présente lettre.
Les masses
humaines contemporaines (et, à quelques rares exceptions, les individus
isolés) vivent encore comme des enfants : elles ne savent pas, ne
peuvent pas se guider avec des jugements, principes et idées
abstraites ; il ne leur vient pas à l’idée de vivre, d’agir d’une
manière ou d’une autre, en vertu de telles ou telles preuves et
déductions raisonnables ; elles n’étudient pas les conceptions théoriques, la science, les livres, les pensées.
(Et ou peuvent-elles — les masses humaines contemporaines — prendre le
temps nécessaire pour s’éduquer et s’habituer, pour apprendre à voir et
agir selon les conceptions de la pensée théorique et éducatrice ? Il
est déjà bien beau que —.sous l’influence du progrès économique,
technique et, en général, social.— soit passé le temps où les masses
pouvaient être guidées par la foi religieuse, foi aveugle et naïve… Et
l’époque est encore éloignée de nous où le livre deviendra le
maître général de la vie, quand la masse humaine se guidera par une
science pure, une idée pure, une prévision théorique consciente… Oh !
longtemps avant cela devra se réaliser la révolution sociale : parce
que c’est elle seule qui ouvrira résolument la porte de ce noble avenir
humain !
Actuellement,
les masses ont besoin de leçons vécues pour leurs recherches et leurs
luttes. La vie turbulente, la pratique des choses, l’exemple palpable,
l’expérience directe les éduquent… Le front contre le mur et une bosse
au front : voilà qui est convaincant et instructif pour les foules
contemporaines… On ne peut certainement changer rapidement cet état de
choses. (Je remarquerai, en passant, que, par rapport aux capacités
créatrices et organisatrices des masses, cette situation n’a aucune
relation et que ce serait une erreur grossière résultat d’irréflexion —
d’en tirer des conclusions pessimistes par rapport à l’anarchisme. Je
traiterai plus tard la question des masses et leur rôle dans la
révolution.)
Les idées
anarchistes ont été expliquées, développées, répandues pendant 40 ans —
il est vrai avec difficulté et pas assez largement. — Les anarchistes
ont prouvé pendant 40 ans, avec une étonnante clarté, qu’il ne
sortirait rien de l’expérience d’une révolution du parti
politico-gouvernemental et du « Communisme » consécutif. Mais, hélas !
sans expérience vive, sans leçons vécues et preuves, les grandes masses
ne pouvaient connaître la vérité. Il fallait que, avec l’aide de
circonstances favorables, contrainte monstrueuse, pression et
hypocrisie, les bolcheviks fissent tour expérience historique pour que
les masses, se frappant le front contre le mur, commencent à comprendre
toute la faiblesse, toute la stérilité, toute l’horreur d’une telle
révolution.
Oui cette expérience devait absolument être faite dans un pays ou un autre. Il fallait
passer par cette inévitabilité, par cette expérience. Cette leçon
devait être prise… Et la Russie se trouvait dans les meilleures
conditions pour cela…
Actuellement, cette expérience est vécue. Elle est en arrière,
amis ! Le dernier obstacle est tombé. Le dernier mur s’est effondré. La
dernière bêtise est mise à jour. Le dernier mensonge est découvert.
Comme il fallait s’y attendre, le train gouvernemental du
« Communisme » nous barrant l’horizon est tombé du remblai et la voie
directe vers le but s’est ouverte à nos yeux… Il est vrai que cette
voie est encore obstruée par des déchets, de la saleté, des gens
estropiés, des cadavres… Mais maintenant il ne sera pas si difficile de
la déblayer…
Voilà pourquoi, amis, je parle de la grande victoire de l’Anarchisme.
Certainement, ce n’est encore que la première victoire ; victoire plutôt morale que réelle, plutôt détournée que directe. Mais c’est cependant une victoire.
La victoire suivante, réelle de l’Anarchie, il ne sera plus nécessaire
de la démontrer. Elle parlera elle-même pour elle. Elle nous ouvrira
l’entrée vers la terre promise…
Donc, en avant,
en avant, amis, — bravement, courageusement, sûrement. À l’ouvrage, —
encore plus chaudement, encore plus amicalement, encore plus
gaiement !… Pour le grand, nécessaire et sérieux travail !
Oui, nous ne
sommes pas encore arrivés à la terre promise. Nous, — les humains, —
nous ne nous sommes pas encore montrés dignes d’elle. Nous. —
anarchistes — devrons encore faire beaucoup pour l’atteindre. Mais,
nous avons sauté par-dessus le dernier, le plus grand obstacle. Nous
nous sommes approchés de cette terre. Son esquisse nous est nettement
visible. Et nos poitrines peuvent respirer plus à l’aise. Et nos cœurs
peuvent battre plus librement…
Et voilà pourquoi je termine cette lettre comme je l’ai commencée :
Hosannah à la révolution russe !
Hosannah à l’expérience accomplie !
Hosannah à la dernière bêtise humaine puisqu’elle nous était destinée !
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