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Wilhelm Reich Écoute, petit homme ! - Préface de l’édition originale - |
écoute, petit homme ! n’est pas un document scientifique, mais un document humain. Il a
été rédigé en été 1945 pour les archives de
l’Orgone Institute et n’était pas destiné à être publié.
Il est l’aboutissement de tempêtes et luttes intérieures d’un homme
de science et d’un médecin qui a observé pendant des
décennies, d’abord en spectateur naïf, puis avec étonnement
et enfin avec horreur, ce que l’homme de la rue s’inflige à
lui-même, comment il souffre et se révolte, comment il admire
ses ennemis et assassine ses amis ; comment — au moment même
où il accède au pouvoir en assumant la fonction de représentant
du peuple — il abuse de sa puissance et la rend pire que celle dont
auparavant il avait à souffrir de la part de certains sadiques des
classes supérieures. Ces propos
adressés au “petit homme” sont la réplique silencieuse au
commérage et à la calomnie. Au moment où cette réplique
fut rédigée, personne n’avait l’idée que des autorités
gouvernementales qui devaient protéger la santé en collaboration
avec les politiciens et les psychanalystes, allaient attaquer la recherche de “l’orgone” (je dis bien qu’elle a essayé de l’étouffer
par la calomnie et non de prouver qu’elle était déraisonnable).
Or, c’est de la recherche sur l’orgone que dépendent pour une large part
la vie et la santé de l’homme. Voilà qui justifie la publication de
ces “propos”, à titre de document historique. Il a semblé
nécessaire que l’homme de la rue apprenne ce qui se passe dans un
laboratoire de recherche, qu’il sache ce qu’il représente aux yeux d’un
psychiatre expérimenté. L’homme de la rue doit prendre contact avec
la réalité qui est seule capable de contrecarrer sa nostalgie pernicieuse
de l’autorité. Il faut lui faire savoir quelle responsabilité il
assume, qu’il travaille, qu’il aime, qu’il haïsse ou qu’il se livre aux
commérages. Il doit savoir comment il peut devenir un fasciste rouge ou
noir. Quiconque lutte pour la sauvegarde de la vie et la protection de nos
enfants doit être un adversaire du fascisme rouge et noir. Non pas parce
que le fascisme rouge est aujourd’hui une idéologie assassine, comme
l’était naguère le fascisme noir, mais parce qu’il fait d’enfants
pleins de vie et bien portants des infirmes, des robots, des idiots
moraux ; parce que pour lui l’état passe avant le droit, le mensonge
avant la vérité, la guerre avant la vie ; parce que l’enfant,
la sauvegarde de l’être naissant sont le seul espoir ! Il n’existe
qu’une seule instance envers laquelle l’éducateur et le
médecin se doivent d’être loyaux, c’est la vie dans l’enfant et
dans le malade ! Si l’on s’en tient strictement à cette
loyauté, les grands problèmes de “politique
étrangère” trouveront facilement une solution. Ces “propos” n’ont pas la prétention de servir de schéma
d’existence à qui que ce soit. Ils relatent des tempêtes dans la
vie émotionnelle d’un individu productif et heureux. Ils ne se proposent
pas de convaincre ou de convertir. Ils décrivent une expérience
comme le peintre décrit un orage. Le lecteur n’est pas obligé d’y
adhérer, ou de montrer son enthousiasme. Il peut les lire ou y renoncer.
Ils ne contiennent ni profession d’intentions ni programmes. Ils
réclament simplement pour le chercheur et le penseur le droit d’avoir des
réactions personnelles, ce droit qu’on ne refuse ni au poète ni au
philosophe. Ils s’insurgent contre la prétention cachée et
méconnue de la peste émotionnelle de décocher, à partir
d’une embuscade bien protégée, des flèches empoisonnées
au chercheur penché sur son travail. Ils dévoilent la nature de la
peste émotionnelle, ses manières d’agir et de retarder tout
progrès. Ils proclament la confiance dans les immenses trésors
inexploités qui se cachent au fond de la “nature humaine” et
qui ne demandent qu’à combler les espoirs des hommes. Dans ses
relations sociales et humaines, la vie est ingénue et aimable, et par
là même menacée dans les conditions actuelles. Elle part de
l’idée que le compagnon observe les lois de la vie, qu’il est aussi
aimable, serviable et généreux. Tant que sévira la peste
émotionnelle, l’attitude fondamentalement naturelle, que ce soit celle de
l’enfant bien portant ou celle de l’homme primitif, se révèle comme
la plus grande menace dans la lutte pour un ordre de vie rationnel. Car
l’individu pestiféré attribue à ses semblables
également les traits de sa propre manière de penser et d’agir. L’individu
aimable s’imagine que tout le monde est aimable et agit en conséquence.
Le pestiféré croit que tous les hommes mentent, trompent, trahissent
et convoitent le pouvoir. Il va sans dire que, dans ces conditions, la vie est
désavantagée et menacée. Quand elle se montre
généreuse pour le pestiféré, elle est vidée de
tout son sang, puis tournée en dérision ou trahie ; quand elle
fait confiance, elle est dupée. Il en a
toujours été ainsi. Il est grand temps que la vie se durcisse
là où la dureté est indispensable à la lutte pour sa
sauvegarde et son développement ; en agissant ainsi, elle ne perdra
pas sa bonté, à condition de s’en tenir courageusement à la
vérité. Ce qui nourrit notre espoir c’est le fait qu’on trouve,
parmi des millions d’individus actifs et honnêtes, seulement une
poignée de pestiférés qui provoquent des malheurs sans
nom en faisant appel aux impulsions ténébreuses et dangereuses de
l’individu cuirassé, nivelé dans la masse, et en le poussant
à l’assassinat politique organisé. Il n’y a qu’un seul remède
contre les germes de la peste émotionnelle dans l’individu nivelé
dans la masse : sa propre perception de la vie agissante. La vie ne
réclame pas le pouvoir, mais le droit de remplir la tâche
qui lui est dévolue dans l’existence humaine. Elle se fonde sur trois
piliers qui ont pour nom amour, travail, connaissance. Quiconque se
propose de protéger la vie contre les atteintes de la peste
émotionnelle doit apprendre à se servir, pour le bien, de la
liberté de parole dont nous jouissons aux États-Unis et dont la peste
émotionnelle abuse pour le mal. Quand la liberté d’expression est
assurée à tous, l’ordre rationnel finit par l’emporter. Et cet
espoir n’est pas négligeable ! éCOUTE, PETIT HOMME ! Ils
t’appellent “petit homme”, “homme moyen”, “homme
commun” ; ils annoncent qu’une ère nouvelle s’est levée, “l’ère de l’homme moyen”. Cela, ce n’est
pas toi qui le dis, petit homme ! Ce sont eux qui le disent, les
vice-présidents des grandes nations, les leaders ouvriers ayant fait
carrière, les fils repentis des bourgeois, les hommes d’État et les
philosophes. Ils te donnent ton avenir, mais ne se soucient pas de ton
passé. Tu es l’héritier d’un passé horrible. Ton
héritage est un diamant incandescent entre tes mains. C’est moi qui
te le dis ! Un
médecin, un cordonnier, un technicien, un éducateur doit
connaître ses faiblesses s’il veut travailler et gagner sa vie. Depuis
quelques années, tu as commencé à assumer le gouvernement de
la terre. L’avenir de l’humanité dépend donc de tes pensées
et de tes actes. Mais tes professeurs et tes maîtres ne te disent pas ce
que tu penses et ce que tu es réellement ; personne n’ose formuler
sur toi la seule critique qui te rendrait capable de prendre en main ta propre
destinée. Tu n’es “libre” que dans un sens bien
déterminé : libre de toute préparation à la
maîtrise de ta propre vie, libre de toute autocritique. Jamais je n’ai
entendu dans ta bouche cette plainte : “Vous prétendez faire de
moi mon propre maître et le maître du monde, mais vous ne me dites
pas comment on peut se maîtriser, vous ne me révélez pas mes
erreurs dans ma façon de faire, de penser et d’agir !” Tu t’en remets
au puissant pour qu’il exerce son autorité sur le “petit
homme”. Mais tu ne dis rien. Tu confies aux puissants ou aux impuissants
animés des pires intentions le pouvoir de parler en ton nom. Et trop tard
tu t’aperçois qu’une fois de plus on t’a trompé. Je te
comprends. D’innombrables fois je t’ai vu nu, physiquement et psychiquement,
sans masque, sans carte de membre d’un parti politique, sans ta “popularité”. Nu comme un nouveau-né, comme un
feld-maréchal en caleçon. Tu t’es lamenté devant moi, tu as
pleuré, tu m’as parlé de tes aspirations, de ton amour et de ton
chagrin. Je te connais et te comprends. Je vais te dire comment tu es, petit
homme, car je crois sérieusement en ton grand avenir. Il est à toi,
sans doute ! Ainsi, ce qu’il faut en premier lieu, c’est te regarder
toi-même. Regarde-toi comme tu es réellement. Écoute ce que te
disent tes führers et tes représentants : “Tu es un petit
homme moyen !” Réfléchis bien au double sens de ces deux
mots, “petit” et “moyen”… Ne te sauve
pas. Aie le courage de te regarder toi-même ! “De
quel
droit voulez-vous me donner une leçon ?” Je vois poindre cette
question dans ton regard craintif. Je la vois sur ta bouche arrogante,
petit
homme ! Tu as peur de te regarder, tu as peur de la critique,
petit homme,
tout comme tu as peur, de la puissance qu’on le promet. Tu n’as aucune
envie
d’apprendre comment utiliser cette puissance. Tu n’oses pas t’imaginer
que tu
pourrais un jour ressentir autrement ton Moi ; que tu puisses
être
libre et non plus comme un chien battu, franc et non plus
tacticien ; que
tu puisses aimer au grand jour et non plus clandestinement, à la
faveur
de la nuit. Tu te méprises toi-même, petit homme. Tu dis : “Qui
suis-je pour avoir une opinion personnelle, pour décider de ma
vie, pour déclarer que le monde m’appartient ?” Tu as
raison : Qui es-tu pour être le maître de ta vie ? Je
vais te dire qui tu es : Tu te
distingues par un seul trait des hommes réellement grands :
le grand homme a été comme toi un petit homme, mais il a
développé une qualité importante : il a appris à
voir où se situait la faiblesse de sa pensée et de ses actions.
Dans l’accomplissement d’une grande tâche, il a appris à se rendre compte
de la menace que sa petitesse et sa mesquinerie faisaient peser sur lui. Le
grand homme sait quand et en quoi il est un petit homme. Le petit homme ignore
qu’il est petit et il a peur d’en prendre conscience. Il dissimule sa
petitesse et son étroitesse d’esprit derrière des rêves de
force et de grandeur, derrière la force et la grandeur d’autres
hommes. Il est fier des grands chefs de guerre, mais il n’est pas fier de
lui. Il admire la pensée qu’il n’a pas conçue, au lieu d’admirer
celle qu’il a conçue. Il croit d’autant plus aux choses qu’il ne les
comprend pas, et il ne croit pas à la justesse des idées dont il
saisit facilement le sens. Je vais
commencer par le petit homme en moi : pendant vingt-cinq ans, je me suis
fait le défenseur, par ma parole et par mes livres, de ton droit au
bonheur en ce monde ; je t’ai reproché ton incapacité
à t’emparer de ce qui t’appartient, à mettre la main sur ce que tu
as conquis de haute lutte sur les barricades à Paris et à Vienne,
par l’émancipation des États-Unis, par la révolution russe. Or,
Paris a abouti à Pétain et à Laval, Vienne à Hitler, la
Russie à Staline, et l’indépendance américaine pourrait fort
bien se terminer par le régime d’un K.K.K. Tu as mieux su conquérir
la liberté que la garder pour toi et pour les autres. Cela je le savais
depuis longtemps. Mais je ne comprenais pas pourquoi, à peine sorti du
marasme, tu t’es enfoncé dans un autre, pire que le premier. Mais peu
à peu et en tâtonnant, j’ai découvert ce qui faisait de toi
un esclave ! TU ES TON PROPRE ARGOUSIN. Tu es le seul et unique
responsable de ton esclavage. Toi et personne d’autre ! Voilà
qui te surprend ? Tes libérateurs te racontent que les responsables sont
Guillaume, Nicolas, le Pape Grégoire, Morgan, Krupp ou Ford. Quant
à tes “libérateurs”, ils s’appellent Mussolini,
Napoléon, Hitler, Staline. Moi, je te
dis : Ton seul libérateur, c’est toi ! Là, je
m’arrête… Je prétends être un combattant de la pureté
et de la vérité. Et voilà que j’hésite à
l’instant même où je m’apprête à te dire la
vérité sur toi, parce que j’ai peur de toi et de ton attitude face
à la vérité. Te dire la vérité met ma vie en
danger. La vérité apporte aussi te salut, mais elle est la proie de
toutes les bandes. Si ce n’était pas le cas, tu n’en serais pas et tu
serais un autre homme ! Mon esprit me
dit : dis la vérité quoiqu’il t’en coûte. Le petit homme
en moi-même me dit : c’est stupide d’encourir le courroux du petit
homme, de se mettre à sa merci. Le petit homme ne tient pas à
apprendre la vérité sur lui-même. Il ne tient pas à assumer
la grande responsabilité qui est la sienne. Il tient à rester un
petit homme ou à devenir un petit grand homme. Il voudrait s’enrichir,
atteindre au rang de leader politique, être nommé Président
des Anciens Combattants ou secrétaire général de l’Union pour
le relèvement de la moralité publique. Il ne tient pas à
être responsable de ce qu’il fait, du ravitaillement, de la construction
de logements, des transports, de l’éducation, de la recherche, de
l’administration, etc. Le petit homme
en moi me dit : “Tu es
devenu un grand homme, on te connaît en Allemagne, en Autriche, en
Scandinavie, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Palestine, etc.. Les communistes
t’ont fait la guerre. Les “gardiens des valeurs culturelles” te
détestent. Tes étudiants te témoignent de la sympathie. Tes
anciens malades t’admirent. Les pestiférés sont à tes
trousses. Tu as écrit douze livres et cent cinquante articles sur les
misères de la vie, sur les misères du petit homme. Tes
découvertes et tes théories sont enseignées dans les
universités ; d’autres grands hommes, qui partagent ta grandeur et
ton isolement, disent que tu es un très grand homme. Tu es
l’égal des géants de l’histoire de la découverte scientifique.
Tu as fait une des plus grandes découvertes de ces derniers
siècles, car tu as découvert l’énergie vitale cosmique et les
lois du fonctionnement de la vie. Tu as expliqué le cancer. On t’a
chassé d’un pays à l’autre, parce que tu as proclamé la
vérité. Ne t’en fais pas ! Récolte les fruits de ton
travail, jouis de ta célébrité. Tu as assez
travaillé ! Tiens-toi tranquille et poursuis tes recherches sur les
lois du fonctionnement de la vie !” Voilà ce
que dit le petit homme en moi qui a peur du petit homme que tu es ! Pendant
longtemps, j’ai été en contact avec toi parce que je connaissais ta
vie par mes propres expériences et que je voulais t’aider. J’ai maintenu
ce contact parce que je me rendais compte que je t’aidais effectivement et que
tu réclamais mon aide, souvent en versant des larmes. Peu à peu,
j’ai réalisé que tu acceptais mon aide, mais que tu étais
incapable de la défendre. Je l’ai défendue, et j’ai livré de
rudes combats à ta place. Puis arrivèrent tes führers qui
détruisirent mon oeuvre. Tu ne disais mot et tu les suivais. Or, j’ai
maintenu le contact avec toi pour voir comment t’aider, sans périr en
devenant ton führer ou ta victime. Le petit homme en moi voulait te
persuader, te “sauver”, il voulait être regardé par toi
avec ce même regard de vénération que tu accordes aux “mathématiques supérieures” parce que tu n’as pas la
moindre idée de ce que c’est. Moins tu comprends, plus tu es
disposé à admirer. Tu connais mieux Hitler que Nietzsche,
Napoléon que Pestalozzi. Un roi a plus d’importance pour toi qu’un
Sigmund Freud. Le petit homme en moi voudrait te conquérir par les moyens
qu’emploient tes führers. Je prends peur de toi quand c’est le petit homme en
moi qui voudrait te “conduire vers la liberté”. Tu serais
capable de te découvrir en moi et moi en toi, de t’effrayer et de te tuer
en moi. C’est pourquoi je ne suis plus disposé à mourir pour ta liberté
d’être l’esclave de n’importe qui. Je sais que tu
ne comprends pas ce que je veux dire par “la liberté d’être
l’esclave de n’importe qui” ; j’admets que c’est un problème
difficile. Pour ne plus
être l’esclave d’un seul maître et devenir celui de
n’importe qui, il faut d’abord se débarrasser de l’oppresseur
individuel, mettons du tsar. Or, on ne saurait accomplir ce meurtre politique
sans un idéal de liberté et sans mobiles révolutionnaires. On
fonde donc un parti révolutionnaire de libération sous la conduite
d’un homme réellement grand, mettons Jésus, Marx, Lincoln ou
Lénine. Le vrai grand homme prend très au sérieux ta
liberté. Pour te l’assurer sur le plan pratique, il est obligé de
s’entourer d’une nuée de petits hommes, d’aides et d’hommes de main,
puisqu’il ne peut accomplir tout seul cette oeuvre gigantesque. D’autre part, tu
ne le comprendrais pas et le laisserais tomber s’il ne s’entourait pas de
petits grands hommes. Mais grâce à ces petits grands hommes, il
conquiert pour toi le pouvoir ou une vérité, ou une foi plus vraie
et plus authentique. Il écrit des évangiles, il édicte des
lois libératrices et il compte sur ton aide et sur ton sérieux. Il
t’arrache à ton bourbier social. Pour retenir à ses
côtés tant de petits grands hommes, pour s’assurer ta confiance, le
vrai grand homme doit sacrifier peu à peu sa grandeur qu’il n’a pu
sauvegarder que dans la solitude spirituelle la plus absolue, loin de toi et de
ton existence bruyante, en maintenant pourtant un contact étroit avec ta
vie. Pour te conduire, il doit accepter que tu le transformes en un dieu inaccessible.
Tu ne lui ferais pas confiance s’il restait l’homme simple qu’il a
été, s’il pouvait aimer une femme même sans exhiber un
certificat de mariage. Dans ce sens précis, c’est toi qui
crées ton nouveau maître. Bombardé “nouveau
maître”, le grand homme perd sa grandeur, car sa grandeur
était faite de franchise, de simplicité, de courage et d’un contact
effectif avec la vie. Les petits grands hommes qui tirent leur grandeur d’un
grand homme authentique accaparent les plus hauts postes dans le domaine de la
finance, de la diplomatie, de l’administration, des sciences et des arts
— et toi, tu restes où tu étais, dans le bourbier. Tu
continues de te promener en loques pour “l’avenir socialiste” ou le “troisième Reich”. Tu continues de vivre dans des taudis
couverts de chaume, aux murs enduits de bouse de vache. Mais tu es fier de ton “palais de la culture”. Tu te contentes de l’illusion de
gouverner — jusqu’à la prochaine guerre et à la chute des nouveaux
maîtres. Dans quelques
pays lointains, de petits hommes ont soigneusement étudié ton
désir d’être l’esclave de n’importe qui et ont appris à
devenir sans grands efforts intellectuels de grands petits hommes. Ces grands
petits hommes sont issus de ton milieu, ils n’ont pas grandi dans des
palais ou des châteaux. Ils ont eu faim comme toi, ils ont souffert comme
toi. Ils ont appris l’art de remplacer plus vite les maîtres
établis. Ils se sont rendu compte que des siècles d’efforts
intellectuels pour t’assurer la liberté, que des sacrifices personnels
pour ton bonheur, que même le sacrifice de la vie était un prix trop
élevé pour faire de toi un esclave. Ce que les grands penseurs de
la liberté ont élaboré et souffert en un siècle pouvait
être détruit en moins de cinq ans. Les petits hommes issus de tes
rangs ont abrégé le processus : ils opèrent au grand jour et
brutalement. Mieux, ils ne se gênent pas de te raconter que toi, ta vie,
ta famille et tes enfants ne comptent pas, que tu es stupide et
obséquieux, qu’on peut faire de toi ce qu’on veut. Ils ne te
concèdent pas la liberté personnelle, mais la liberté nationale.
Ils ne te promettent pas le respect de la personne humaine, mais le respect
de l’état, non pas la grandeur personnelle, mais la grandeur nationale.
Comme la “liberté personnelle” et la “grandeur
personnelle” ne te disent rien, alors que la “liberté
nationale” et les “intérêts de l’état” te font
venir l’eau à la bouche, comme un chien à qui on lance un os, tu
les acclames à grands cris. Aucun de ces petits hommes ne paie le prix de
la liberté qu’ont payé un Jésus, un Giordano Bruno, un Karl
Marx ou un Lincoln. Ils ne t’aiment pas, ils te méprisent, parce que tu
te méprises toi-même, petit homme ! Ils te connaissent
bien, mieux qu’un Rockefeller ou les Tories. Ils sont au courant de tes pires
faiblesses que tu devrais être seul à connaître de cette
façon. Ils t’ont sacrifié à un symbole, et tu leur donnes le
pouvoir de te dominer. Tes maîtres ont été portés par
toi sur le pavois, tu les nourris en dépit — ou à cause
— du fait qu’ils ont laissé tomber le masque. Ils t’ont dit de
mille manières : “Tu es un
être inférieur sans responsabilité, et tu le
demeureras.” Et tu les appelles “Sauveurs”, “Nouveaux
libérateurs” et tu t’égosilles en hurlant “Heil, Heil”
et “Viva, viva !” C’est pourquoi
j’ai peur de toi, petit homme, une peur mortelle ! Car c’est de toi que
dépend le sort de l’humanité. Et j’ai peur parce que tu ne fuis
rien autant que toi-même. Tu es malade, petit homme, très malade.
Ce n’est pas ta faute. Mais il ne tient qu’à toi de te débarrasser
de ton mal. Tu te serais débarrassé depuis longtemps de tes
oppresseurs si tu n’avais toléré et parfois soutenu activement
l’oppression. Aucune force de police au monde ne serait assez puissante pour te
supprimer s’il y avait, dans ta vie quotidienne, seulement une étincelle
de respect de toi-même, si tu avais la conviction intime que sans toi, la
vie ne continuerait pas un seul jour. Est-ce que ton “libérateur” te l’a dit ? Non ! Il t’a appelé
le “prolétaire du monde”, mais il ne t’a pas dit que tu
étais seul responsable de ta vie (et non de “l’honneur de la
patrie”). Il faut que tu
comprennes que tu as fait de tes petits hommes tes oppresseurs, que tu as
martyrisé les grands hommes authentiques, que tu les as crucifiés,
assassinés et laissé mourir de faim ; que tu n’as pas
accordé une seule pensée à leur personne et à la peine
qu’ils se sont donnée pour toi ; que tu n’as pas la moindre
idée à qui tu dois les réalisations de ta vie. Tu
répliques : “Avant de te faire confiance, je voudrais connaître
ta philosophie de la vie !” Or, si je
t’exposais ma philosophie de la vie, tu te précipiterais chez le procureur
général, tu alerterais la “Commission des activités
antiaméricaines”, le F.B.I, le Guépéou, la “Yellow
Press”, le “Ku-Klux-Klan”, les “leaders des
Prolétaires du Monde”.… ou bien alors, tu prendrais simplement le
large… Je ne suis ni
rouge, ni noir, ni blanc, ni jaune. Je ne suis ni
Chrétien, ni Juif, ni Mahométan, ni Mormon, ni polygame, ni homosexuel,
ni anarchiste, ni boxeur. J’embrasse ma
femme parce que je l’aime et que je la désire, et non parce que je suis
l’heureux propriétaire d’un certificat de mariage ou parce que je souffre
de frustration sexuelle. Je ne frappe
pas les enfants, je ne vais pas à la pêche, je ne tue pas les
chevreuils ou les lapins. Mais je suis un tireur d’élite et j’ai
l’habitude de faire mouche. Je ne joue pas
au bridge et je ne donne pas de réceptions pour répandre mes
théories. Si ma doctrine est juste, elle se répandra toute seule. Je ne soumets
pas mes oeuvres à quelque médecin d’un service d’état,
à moins qu’il connaisse mieux la matière que moi. Et je
décide seul qui a bien compris mes découvertes et ses prolongements.
Je respecte toutes les lois raisonnables, mais je combats les lois
dépassées ou déraisonnables (ne te précipite pas chez
le procureur général, petit homme ; car il fait la même
chose s’il est honnête). Je voudrais
que les enfants et les adolescents puissent connaître le bonheur et
l’amour physique et en jouir sans le moindre danger. Je ne pense
pas qu’être religieux au sens fort et authentique du terme implique la
destruction de la vie sexuelle et le rétrécissement et la paralysie
du corps et de l’âme. Je sais que ce
que tu appelles “Dieu” existe réellement, mais sous une forme
ne correspondant pas exactement à tes conceptions : comme
énergie cosmique primaire dans l’univers, comme amour dans ton corps,
comme honnêteté et sens de la nature en toi et autour de toi. Je mettrais
à la porte qui que ce soit qui, sous un prétexte fallacieux,
s’introduirait chez moi en vue d’entraver mes recherches médicales ou
pédagogiques sur les adultes et les enfants. Je lui poserais, devant n’importe
quel tribunal, quelques questions très claires et très simples
auxquelles il ne pourrait répondre sans perdre la face pour toujours. Car
je suis un travailleur qui connaît les rouages internes de l’homme, qui
sait ce qu’il vaut vraiment et qui désire que le travail gouverne
le monde et non l’opinion que quelqu’un puisse avoir à propos du travail.
J’ai une opinion personnelle, je sais distinguer entre le mensonge et la
vérité dont je me sers tous les jours en guise d’arme, et que je
nettoie après chaque usage. J’ai
très peur de toi, petit homme. Il n’en a pas toujours été
ainsi. Car j’ai été moi-même un petit homme, parmi des
millions d’autres petits hommes. Puis je suis devenu un savant et un
psychiatre, et je me suis rendu compte combien tu es malade et combien ta
maladie te rend dangereux. J’ai appris que c’est ta maladie émotionnelle
et non une puissance externe qui t’opprime à toute heure de la
journée, même si aucune pression extérieure ne s’exerce
contre toi. Tu te serais depuis longtemps débarrassé des tyrans si
tu étais toi-même animé d’une vie interne en bonne
santé. Tes oppresseurs se recrutent dans tes propres rangs, alors
qu’ils provenaient naguère des couches supérieures de la
société. Ils sont même plus petits que toi, petit homme. Car
il faut une bonne dose de bassesse pour connaître d’expérience ta
misère et pour s’en servir ensuite pour mieux t’exploiter et mieux
t’opprimer. Tu n’as pas en
toi ce qu’il faut pour te permettre de reconnaître l’homme vraiment
grand. Tu ignores tout de sa manière d’être, de ses souffrances, de
ses aspirations, de son combat pour toi. Tu ne comprends pas qu’il puisse y
avoir des hommes et des femmes qui ne songent pas à t’opprimer et à
t’exploiter, qui désirent sincèrement que tu sois libre,
authentique, honnête. Tu n’aimes pas ces hommes et ces femmes, car ils
sont étrangers à ton être. Ils sont simples et francs ;
la vérité est pour eux ce que la routine est pour toi. Ils te transpercent
du regard, non pas pour se moquer de toi, mais parce que le sort des humains
les afflige ; mais toi, tu te sens percé à jour, et tu flaires
du danger. Tu ne les acclames que quand d’autres petits hommes te disent que
ces grands hommes sont grands. Tu as peur des grands hommes, de leur
intimité avec la vie, de leur amour de la vie. Le grand homme t’aime
simplement, en ta qualité d’animal vivant, d’être vivant. C’est
son plus cher désir de ne plus te voir souffrir comme tu as souffert
pendant des millénaires, de ne plus t’entendre radoter comme tu as
radoté pendant des millénaires. Il veut que tu cesses d’être
une bête de somme, parce qu’il aime la vie et qu’il aimerait voir la fin
de tes souffrances et de ton ignominie. Tu pousses les
hommes vraiment grands à te mépriser quand, profondément
meurtris par toi et ta mesquinerie, ils se retirent, t’évitent et
– ce qui est pire – commencent à te plaindre. Si,
petit homme, tu étais par hasard psychiatre, mettons Lombroso, tu ferais
de tous les grands hommes des sortes de criminels ou des quasi criminels ayant
mal tourné, ou des psychopathes. Car le grand homme se distingue en ceci
de toi qu’il ne considère pas comme le but suprême de la vie
d’amasser de l’argent, de marier ses filles à des hommes d’un haut rang
social, de faire carrière dans la politique ou d’obtenir des titres
universitaires. Parce qu’il n’est pas comme toi, tu le qualifies de “génie” ou de “détraqué”. Lui, pour sa
part, est tout disposé à admettre qu’il n’est pas un génie, mais
simplement un être vivant. Tu le dis “peu sociable” parce qu’il
préfère ses études, ses méditations et son travail de
laboratoire, au bavardage de tes réunions mondaines. Tu le traites de “fou” parce qu’il dépense son argent en recherches
scientifiques au lieu d’acheter comme toi des obligations et des actions. Tu te
permets, petit homme, aveuglé par ta dégénérescence incommensurable,
d’appeler “anormal” un homme franc et simple, parce que tu te prends
pour le prototype de l’homme normal, pour l’“Homo
normalis”. Tu lui
appliques les critères de tes misérables “normes” et tu
conclus qu’il en dévie. Tu ne te rends pas compte, petit homme, que c’est
toi qui le chasses, lui qui est plein d’amour et de serviabilité, de
toutes les réunions, que ce soit au café ou dans un palais, parce
que tu y rends l’atmosphère irrespirable. Qui a fait de lui ce qu’il
semble être après des décennies de souffrances
indicibles ? Toi, ta légèreté, ton
étroitesse d’esprit, tes faux raisonnements, tes “axiomes
inébranlables” qui ne résistent pas à dix années
d’évolution sociale. Songe seulement aux choses que tu as crues correctes
pendant ces quelques années, entre la première et la Deuxième
Guerre mondiale. Franchement, combien, après les avoir reconnues pour
fausses, en as-tu rétractées ? Aucune, absolument aucune,
petit homme ! Les hommes vraiment grands formulent leurs pensées
avec prudence, mais quand ils ont appréhendé une grande idée,
ils l’exploitent en visant loin. Toi, petit homme, tu traites le grand homme en
paria quand sa pensée est juste et de longue haleine alors
que la tienne est mesquine et éphémère. En le traitant en
paria, tu le relègues dans la solitude. Non pas dans la solitude
féconde d’où naissent les grandes réalisations, mais dans la
solitude de l’homme qui craint d’être mal compris et maltraité par
toi. Car c’est toi le “peuple”, l’“opinion publique”, la “conscience sociale”. Est-ce que tu n’as jamais songé, petit
homme, à l’immense responsabilité que tu assumes en agissant ainsi ?
Honnêtement ? Est-ce que tu ne t’es jamais demandé si ton
raisonnement tient debout, s’il résiste à une étude
sérieuse, fondée sur des faits sociaux permanents, sur la nature,
les grandes réalisations humaines, s’il correspond à la vision d’un
homme comme Jésus ? Non, tu ne t’es jamais posé la question de
savoir si tes idées sont vraiment fondées. Tu as
préféré écouter l’avis de ton voisin, ou te demander si
ton honnêteté allait te coûter de l’argent. Voilà,
petit homme, le genre de questions que tu t’es posées. Après
avoir relégué le grand homme dans la solitude, tu as oublié
le mal que tu lui as fait. Tu as continué à débiter des
sottises, à commettre de petites vilénies, à lui assener des
coups. Tu as tout oublié. Mais c’est le propre du grand homme de ne pas
oublier : il ne songe pas à se venger, mais il tente D’EXPLORER LES
CAUSES DE TA BASSESSE. Je sais que cette manière de faire dépasse
également ton entendement. Mais crois-moi : si tu fais souffrir
cent, mille, un million de fois, si tu infliges des blessures
inguérissables – même si l’instant d’après tu n’y
songes plus – le grand homme souffre à ta place, non parce que tes
méfaits sont grands, mais parce qu’ils sont mesquins. Il aimerait savoir
ce qui te pousse à faire certaines choses, à salir un conjoint qui
t’a déçu, à tourmenter un enfant qui déplaît
à un méchant voisin, à railler ou à exploiter une
personne aimable, à prendre où l’on donne, à donner où
l’on exige, mais à ne jamais donner là où l’on te donne avec
amour ; à donner le coup de pied de l’âne à l’homme qui
tombe ou qui est sur le point de tomber ; à mentir quand il
faudrait dire la vérité, à persécuter toujours la
vérité et non le mensonge. Tu es toujours du côté des
persécuteurs, petit homme ! Le grand homme
devrait, s’il avait l’intention de gagner ton amitié inutile, descendre
à ton niveau, parler comme tu parles, se parer de tes vertus. Mais s’il
avait tes vertus, ton langage et ton amitié, il cesserait d’être
grand et simple. La preuve ? Les personnes qui parlent comme tu voudrais
qu’elles parlent n’ont jamais été vraiment grandes. Tu ne crois
pas que ton ami soit capable d’une grande performance. Dans le secret de
ton âme, tu te méprises, même — et surtout —
quand tu te drapes dans ta dignité ; et comme tu te méprises, tu es
incapable de respecter ton ami. Tu ne peux pas croire que quelqu’un qui s’est
assis à la même table que toi, qui a habité la même
maison, soit capable d’accomplir de grandes choses. Tous les grands hommes se
retrouvent donc seuls. Près de toi, petit homme, il n’est pas facile de
penser. Il est possible de réfléchir sur toi, mais non de
réfléchir avec toi. Car tu étrangles toute
pensée vraiment novatrice. Comme mère tu dis à ton fils qui
explore le monde “Ce n’est pas pour les enfants !” Comme professeur
de biologie, tu dis : “Les étudiants sérieux ne se
préoccupent pas de telles choses ! Douter des germes
aériens ?” Comme maître d’école, tu dis “Une découverte
? Tu as fait une découverte ? Pourquoi ne vas-tu pas gagner ta vie
honnêtement dans un bureau, comme les autres ?” Mais tu crois
ce qui est marqué dans les journaux, que tu le comprennes ou non ! Je vais te
dire quelque chose, petit homme, tu as perdu le sens de ce qu’il y a de
meilleur en toi. Tu l’as étranglé. Tu l’assassines partout où
tu le trouves dans les autres, dans tes enfants, dans ta femme, dans ton mari,
dans ton père et dans ta mère. Tu es petit et tu veux rester petit. Tu veux savoir
pourquoi je sais tout cela ? Je vais te le dire. J’ai appris
à te connaître par l’expérience, j’ai vécu avec toi,
j’ai compris en toi qui j’étais : comme médecin, je t’ai
libéré de ta mesquinerie ; comme éducateur, je t’ai
enseigné la droiture et la franchise. Je sais combien la droiture te
répugne, je connais la terreur qui te frappe quand on te demande de
suivre ta vraie et authentique nature. Mais tu n’es
pas exclusivement petit, petit homme ! Je sais que tu connais de “grands moments”, des moments d’“extase”,
d’"élévation", d’“ascension”. Mais tu n’as pas
l’énergie de t’élever sans arrêt, de monter toujours plus
haut. Tu as peur de persévérer, tu as peur de la hauteur et de la
profondeur. Nietzsche t’a dit tout cela bien mieux que moi, il y a longtemps.
Mais il n’a pas dit pourquoi tu
es ainsi fait. Il a essayé de
faire de toi un “surhomme”, un “Übermensch” capable
de surmonter ce qu’il y a d’humain en toi. Ce surhomme est devenu ton
“Führer Hitler” ; quant à toi, tu es resté le “sous-homme”,
l’“Untermensch”. Je voudrais
que tu cesses d’être un Untermensch
et que tu deviennes toi-même. Que tu ne t’identifies plus au journal
que tu lis, aux opinions de ton méchant voisin. Je sais que tu ignores ce
que tu es et comment tu es au plus profond de ton être. Au plus profond
de ton être, tu es le chevreuil, ou ton dieu, ou ton poète, ou ton
sage. Tu crois que tu es un membre de l’Association des Anciens Combattants,
d’un club de bowling, du Ku-Klux Klan. Et comme tu le crois, tu agis en
conséquence. Cela, d’autres te l’ont dit avant moi : Heinrich Mann, en
Allemagne, il y a vingt-cinq ans ; en Amérique Upton Sinclair, Dos
Passos et bien d’autres. Mais tu ne connais ni Mann ni Sinclair. Tu ne connais
que le champion de boxe et Al Capone. Si on te place devant le choix d’aller
dans une bibliothèque ou d’assister à une rixe, tu choisiras
infailliblement la rixe. Tu cherches le
bonheur, mais tu préfères ta sécurité, même au
prix de ta colonne vertébrale, même au prix de ta vie. Comme tu
n’as jamais appris à créer le bonheur, à en jouir et à
le conserver, tu ignores le courage de l’homme droit. Tu écoutes à
la radio les slogans publicitaires sur des laxatifs, des dentifrices, des
déodorants. Mais tu n’entends pas la musique de la propagande. Tu ne te
rends pas compte de la stupidité incommensurable et du goût
détestable de ces choses destinées à capter ton attention.
As-tu jamais prêté l’oreille aux plaisanteries que l’animateur d’un
club de nuit fait sur ton compte, sur lui-même, sur le monde
rétréci et misérable ? Écoute la publicité sur un
laxatif et tu sauras qui tu es et comment tu es. Écoute, petit
homme ! La misère de l’existence humaine s’éclaire à la
lumière de chacun de tes petits méfaits. Chacun de tes
petits faits repousse plus loin l’espoir d’une amélioration de ton sort.
C’est là un sujet de tristesse, petit homme, de profonde tristesse !
Pour ne pas sentir cette tristesse, tu fais de petites plaisanteries minables
et tu les appelles l’“humour du peuple”. On fait les
mêmes plaisanteries sur toi et tu ris à gorge déployée
avec les autres. Tu ne ris pas pour te moquer de toi. Tu te moques du petit
homme sans même savoir que c’est de toi que tu te moques. Des
millions de petits hommes ne savent pas qu’on se moque d’eux. Pourquoi se
moque-t-on de toi, petit homme, depuis des siècles, pourquoi se rit-on si
ouvertement, si joyeusement de toi ? As-tu remarqué que les
cinéastes s’appliquent toujours à couvrir de ridicule “le
peuple” ? Je vais te dire pourquoi on se moque de toi, parce que
je te prends, moi, vraiment au sérieux : Avec une
grande précision, ta pensée passe toujours à côté
de la vérité comme un tireur facétieux manque toujours d’un
cheveu le centre de la cible. Tu n’es pas de cet avis ? Je vais te le prouver.
Depuis longtemps, tu serais le maître de ta destinée si seulement
ta pensée allait dans la direction de la vérité. Mais
ton raisonnement ressemble à celui-ci : “C’est la
faute des Juifs !” “Qu’est-ce
qu’un juif ?”, te demandais-je. “Des gens
ayant du sang juif” me réponds-tu. “Quelle
est la différence entre le sang juif et le sang d’une autre
personne ?” La question te
rend perplexe. Tu hésites, tu grommelles quelque chose, tu te
troubles : ”Je veux parler de la race juive.” “Qu’est-ce
qu’une race ?” “Une
race ? Mais c’est fort simple : il y a une race allemande et il y a
une race juive.” "Et
à quoi reconnaît-on la race juive ?” “Eh bien,
les Juifs ont les cheveux noirs, un nez crochu, des yeux perçants. Ils
sont avares et capitalistes.” “Tu as
déjà vu un Français méridional ou un Italien ? Peux-tu
les distinguer d’un Juif ?” “Pas
très bien !” “Eh bien,
dis-moi ce que c’est qu’un Juif ! Sa formule sanguine est la même
que la tienne. Extérieurement, il ne se distingue guère d’un
Italien ou d’un Français. Et les Juifs allemands ?” “Ils
ressemblent aux autres Allemands.” “Qu’est-ce
qu’un Allemand ?” “L’Allemand
appartient à la race nordique aryenne.” “Est-ce
que les Indiens sont des Aryens ?” “Sans
aucun doute !” “Font-ils
partie de la race nordique ?” “Non.” “Sont-ils
blonds ?” “Non.” “Tu vois
bien, tu ne sais définir ni un Juif ni un Allemand.” “Mais les
Juifs, ça existe !” “Certainement.
Il y a des Juifs comme il y a des Chrétiens ou des
Mahométans.” “Est-ce
que Roosevelt était hollandais ?” “Non.” “Pourquoi
appelles-tu un descendant de David un Juif alors que tu dis que Roosevelt
n’était pas hollandais ?” “Avec les
Juifs, c’est très différent !” “Qu’est-ce
qui est différent ?” “Je ne
sais pas.” Ainsi, tu
radotes, petit homme. Par ton radotage, tu mets sur pied des unités
armées qui exterminent dix millions de Juifs alors que tu ne sais
même pas ce que c’est qu’un “Juif”. Voilà pourquoi on se
moque de toi, voilà pourquoi on t’évite quand on a un travail
sérieux à accomplir, voilà pourquoi tu ne sors pas du
bourbier. Quand tu parles du “Juif” tu te sens un être “supérieur”. Et tu recours à ce subterfuge parce qu’en
réalité tu te sens si minable. Et tu te sens si minable, parce que
tu es toi-même ce que tu tues dans le prétendu “Juif”.
Voilà une petite parcelle de la vérité sur toi, petit homme. Tu sens moins
ta misère quand tu prononces le mot “Juif” sur un ton
d’arrogance ou de mépris. Cela, je viens de le découvrir. Tu
qualifies de “Juif” tout personnage qui t’inspire trop peu ou trop de
respect. Tu décides souverainement qui est “Juif”. Eh bien,
c’est là un droit que je ne te concède pas, que tu sois un petit
Aryen ou un petit Juif. Je suis le seul au monde qui ait le droit de me
définir, de dire qui je suis. Je suis un métis biologique et
culturel, je suis fier d’être le produit intellectuel et physique de toutes
les
classes, races et nations, de ne pas appartenir, comme toi, à une
“race pure”, de ne pas être un chauvin comme toi, de ne pas
être le petit fasciste de toutes les nations, races et classes. J’ai
appris que tu as refusé l’entrée de la Palestine à un
technicien juif parce qu’il n’était pas circoncis. Je méprise les
fascistes juifs et je n’ai pas de préférence pour leur langage,
leur idolâtrie, leur culture. Je crois en leur Dieu comme je crois en
celui des Chrétiens, mais je comprends d’où tu prends ton Dieu. Je
ne crois pas que la race juive soit la seule race élue. Je n’ai aucun
mépris pour toi et je ne te voue aucune haine, mais je n’ai rien non plus
de commun avec toi. Pourquoi, petit juif. Retournes-tu à Sem et non au
protoplasme ? Pour moi, la vie commence dans la contraction du plasma et
non dans le bureau d’un rabbin. Il a fallu des
millions d’années pour que la méduse se transforme en un
bipède terrestre. Ta dégénérescence biologique, sous
forme de rigidité, ne dure que depuis six mille ans. Il faudra attendre
cent ou cinq cents ou peut-être cinq mille ans pour que tu
redécouvres ta propre nature, c’est-à-dire la méduse en toi. J’ai
découvert la méduse en toi et je l’ai décrite en un langage
clair. Quand on t’en a parlé pour la première fois, tu m’as
qualifié de nouveau génie. Tu te souviens sans doute, c’était
en Scandinavie, quand tu cherchais un nouveau Lénine. Mais j’avais des
choses plus urgentes à faire et j’ai refusé ce rôle. Tu m’as
proclamé nouveau Darwin, nouveau Marx, nouveau Pasteur, nouveau Freud. Je
t’avais dit alors que tu serais capable de parler et d’écrire aussi bien
que moi si seulement tu t’arrêtais de crier “Salut à toi,
Messie !” Car les cris de victoire émoussent ton esprit et
paralysent tes facultés créatrices. Est-ce que tu
ne persécutes pas la “fille-mère” en la traitant
d’être immoral, petit homme ? N’établis- tu pas une
distinction rigoureuse entre les enfants nés du mariage, qualifiés
de “légitimes” et les autres dits “illégitimes” ? Pauvre de toi ! Dans ton ignorance tu
n’es même pas logique avec toi-même ! Tu
vénères l’Enfant-Jésus. Or, l’Enfant-Jésus est l’enfant
d’une mère qui n’avait pas de certificat de mariage. Sans t’en rendre
compte, tu vénères dans l’Enfant-Jésus ta propre nostalgie de
la liberté sexuelle, petit homme que ta femme mène par le bout du
nez ! Tu as fait d’un enfant illégitime le “Fils de Dieu” et
tu ne reconnais pas les enfants illégitimes. Puis, dans la foulée
de l’apôtre Paul, tu persécutes les enfants nés d’un vrai
amour et tu protèges par tes lois religieuses des enfants de la haine. Tu
es un petit homme misérable ! Tes autos et
tes trains franchissent des ponts inventés par le grand Galilée.
Sais-tu, petit homme, que le grand Galilée avait trois enfants et pas de
certificat de mariage ? Cela, tu ne le racontes pas à tes enfants,
à l’école. Est-ce que tu n’as pas maltraité Galilée
aussi pour cette raison-là ! Sais-tu petit
homme, que ton grand Lénine, Père de tous les prolétaires du
monde, a aboli le mariage obligatoire après son accession au pouvoir dans
la “Patrie de tous les peuples slaves” ? Sais-tu qu’il a
lui-même vécu avec sa femme sans être possesseur d’un certificat de
mariage ? N’as tu pas, petit homme, rétabli par le truchement du
Führer de tous les Slaves les anciennes lois imposant le mariage, parce
que tu ne savais pas comment réaliser dans ta vie les hauts faits de
Lénine ? De tout cela,
tu ne sais rien : quelle importance revêtent à tes yeux la
vérité, l’histoire, la lutte pour la liberté ? Et qui
es-tu pour avoir une opinion personnelle ! Tu ignores
totalement que c’est ta mentalité obscène, ton
irresponsabilité sexuelle qui t’ont passé les menottes de tes lois
sur le mariage ! Tu as le
sentiment d’être misérable, petit, puant, impuissant, rigide, vide,
sans vie. Tu n’as pas de femme, et si d’aventure tu en as une tu ne
désires qu’une chose, la “baiser” pour te prouver à toi
que tu es un “mâle”. Tu ignores l’amour. Tu es constipé
et tu prends des laxatifs. Tu sens mauvais, ta peau est moite ; tu ne sens
pas l’enfant dans tes bras et tu le traites comme un chiot qu’on peut frapper
à loisir. Pendant toute
ta vie, ton impuissance t’a donné du fil a retordre. Elle imprègne
toutes tes pensées. Elle t’empêche de travailler. Ta femme t’a
abandonné parce que tu étais incapable de lui donner de l’amour. Tu
souffres de toutes sortes de phobies, de nervosité, de palpitations. Tes
pensées pivotent autour de la sexualité. Un homme se présente
et te parle de l’économie sexuelle, science faite pour te comprendre et
t’aider. Elle voudrait que tu vives ta sexualité la nuit pour ne
pas en être obsédé le jour et pour te permettre d’accomplir
ta tâche. Elle voudrait que ta femme soit heureuse dans tes bras et non
désespérée. Elle voudrait que tes enfants soient roses et non
pâles ; aimants et non cruels. Mais quand on te parle de la
sexualité, tu t’écries : “Le sexe n’est pas tout dans la
vie. Il y a dans la vie des choses bien plus importantes !”
Voilà comment tu réagis, petit homme ! Ou
bien, tu es
un "“marxiste”, un “révolutionnaire professionnel”, un “Führer” en
herbe des prolétaires de ce monde. Tu
prétends libérer le monde de ses souffrances. Les masses
déçues se détournent de toi, tu leur cours après en hurlant :
“Arrêtez, arrêtez, masses laborieuses ! Vous ne voyez pas
encore que je suis votre libérateur. À bas le capitalisme !”
Quand je parle, moi, à tes “masses”, petit
révolutionnaire, je leur montre la misère de leurs petites
existences. Elles tendent l’oreille, emportées par l’enthousiasme et
l’espérance. Elles se ruent dans tes organisations avec l’espoir de m’y
rencontrer. Et toi, qu’est ce que tu fais ? Tu dis : “La sexualité est une invention de petits bourgeois. Ce qui compte,
c’est le facteur économique !” Et tu lis le livre de Van de
Velde sur les techniques de l’amour. Lorsqu’un
grand homme a entrepris de donner une base scientifique à ton émancipation
économique, tu l’as laissé mourir de faim. Tu as stoppé la
première attaque de la vérité contre tes entorses aux lois de
la vie. Après le succès de cette première attaque, tu t’es
chargé de son administration et tu l’as tuée une seconde fois. La
première fois, le grand homme a dissous ton organisation. La
deuxième fois, il était mort et ne pouvait plus rien faire. Tu n’as
pas compris qu’il avait trouvé dans ton travail la puissance de la
vie qui crée des valeurs. Tu n’as pas compris que sa sociologie tendait
à protéger ta société contre ton état.
Tu n’as rien compris du tout ! Tes “facteurs économiques” ne mènent nulle part. Un grand
sage s’est tué à la tâche pour te prouver que tu dois
améliorer tes conditions économiques si tu veux jouir de la
vie ; que des individus affamés sont incapables de promouvoir la
culture ; que toutes les conditions d’existence sans exception en font
partie ; que tu dois te libérer, toi-même et ta société,
de toutes les tyrannies. Cet homme vraiment grand a commis une seule
erreur dans son effort de t’éclairer : il a cru que tu étais capable
d’émancipation, que tu étais capable de protéger ta
liberté après l’avoir conquise. Et il a commis une autre
erreur : il voulait faire de toi, prolétaire, un
"dictateur". Et qu’as-tu
fait, petit homme, du trésor de connaissances que ce grand homme t’a
transmis ? Tu n’as retenu qu’un seul mot :
"dictature" ! De tout l’héritage d’un esprit immense et
d’un coeur généreux, tu n’as retenu qu’un seul mot :
"dictature". Tu as jeté par-dessus bord tout le reste, la
liberté, la clarté, la vérité, la solution du
problème de l’esclavage économique, la méthode permettant des
progrès intellectuels, tout cela, tu l’as jeté par-dessus
bord ! Un seul mot mal choisi — encore qu’il contînt une
idée judicieuse — s’est niché dans ton esprit, le mot “dictature” ! C’est
à
partir d’une erreur vénielle d’un grand homme que tu as construit un
système gigantesque de mensonges, de persécutions, de tortures, de
geôles, de bourreaux, de police secrète, d’espionnage, de
délation, d’uniformes, de médailles et de feld-maréchaux
— tout le reste a été jeté par-dessus bord. Est-ce que
tu comprends un peu mieux maintenant ta vraie nature, petit
homme ? Pas
encore. Eh bien, continuons ! Tu as les “conditions
économiques” de la joie de vivre et d’aimer avec une “machinerie”, la
libération des êtres humains avec la
grandeur de l’état ; le désir de sacrifice avec la discipline
“stupide” du parti ; la montée des masses avec une parade
militaire ; l’émancipation de l’amour avec le viol de chaque
femme
que tu as trouvée en occupant l’Allemagne ; l’élimination de
la pauvreté avec l’extermination des pauvres, des faibles, des
êtres désarmés ; l’éducation avec la “pépinière de
patriotes” ; le contrôle des
naissances avec des médailles pour “les mères ayant mis au
monde dix enfants”. Est-ce que tu n’as pas souffert toi-même à
l’idée d’être une mère de dix enfants ? Dans d’autres
pays aussi, ce malheureux petit mot de “dictature” a fait fortune.
Là, tu l’as revêtu d’uniformes rutilants et tu as suscité
parmi les tiens le petit “fonctionnaire” impuissant, mystique,
sadique qui t’a conduit au sein du Troisième Reich, causant la mort de 60
millions d’individus de ton espèce. Mais cela ne t’a pas
empêché de hurler “heil, heil, heil !” Voilà
comment tu es, petit homme. Et personne n’ose te le dire. Car tout le monde a
peur de toi et voudrait que tu restes petit, petit homme. Tu
dévores ton bonheur ! Tu n’as jamais connu le
bonheur en toute liberté. C’est pourquoi tu dévores goulûment
ton bonheur sans prendre soin de le sauvegarder. On t’empêche d’apprendre
comment on préserve son bonheur, comment on le soigne, comme le jardinier
soigne les fleurs, le paysan la moisson. Les grands chercheurs, les grands
poètes, les grands sages t’ont fui, parce qu’ils tenaient à
conserver leur bonheur. Près de toi, petit homme, il est facile de
dévorer son bonheur, mais difficile de le préserver. Tu ne sais pas
ce que je veux dire, petit homme ? Je vais te l’expliquer : le chercheur
travaille durement, sans relâche, pendant dix, vingt, trente
années, penché sur sa science, sa machine, son idée sociale.
Il porte tout seul le fardeau pesant de la nouveauté. Il souffre de tes
sottises, de tes petites idées et de la médiocrité de tes
idéaux, il doit s’en pénétrer, les analyser pour les
remplacer à la fin par ses réalisations. Dans ce domaine, tu ne lui
es d’aucun secours. Bien au contraire. Tu ne dis pas : “Je vois, cher
ami, ton dur labeur. Et je sais que ton travail a pour objet ma machine,
mon enfant, ma femme, mon ami, ma maison, mes champs,
en vue de les rendre meilleurs. Pendant des années, j’ai souffert de
telle ou de telle insuffisance, j’étais incapable d’y remédier.
Puis-je t’aider à m’aider ?” Non, petit homme, tu ne voles
jamais au secours de ton sauveur. Tu joues aux cartes, tu hurles à un
match de boxe professionnelle, ou bien tu accomplis ta morne tâche dans
un bureau ou au fond d’une mine. Mais tu ne viens jamais prêter
main-forte à ton sauveur. Sais-tu pourquoi ? D’abord parce que le
chercheur n’a rien d’autre à offrir que des idées. Pas de
bénéfices, pas d’augmentations de salaire, pas de convention
salariale, pas de prime de fin d’année, pas de vie confortable. Tout ce
qu’il sait donner, c’est des soucis, or, tu ne te soucies pas de soucis, tu as
assez de soucis ! Si tu te
tenais simplement à l’écart en refusant de prêter main-forte au chercheur,
celui-ci s’en consolerait. Après tout, ce n’est pas “pour” toi
qu’il réfléchit, qu’il se fait du mauvais sang, qu’il fait des
découvertes. S’il fait tout cela, c’est parce que ses fonctions vitales
l’y poussent. Il laisse aux leaders politiques et aux hommes d’Église le soin
de s’occuper de toi et de te plaindre. Son seul souci est de te rendre capable
de te tirer d’affaire toi-même. Mais tu ne te
bornes pas à une attitude passive ; tu le molestes et tu craches.
Quand le chercheur a fini par découvrir, après des années de
dur labeur, pourquoi tu ne peux rendre heureuse ta femme, tu viens à lui
et tu le traites de “sale cochon”. Tu ne te rends pas compte qu’en
agissant ainsi, tu tentes de refouler le “cochon” en toi et que c’est
là la raison de ton manque d’amour. Si le chercheur vient de tirer au
clair pourquoi les hommes meurent en grand nombre du cancer et si, d’aventure,
tu es un professeur attaché à un institut anticancéreux,
bénéficiaire d’un traitement fixe, alors, petit homme, tu accuses
le chercheur de charlatanisme ; ou bien tu affirmes qu’il tire trop
d’argent de sa découverte ; ou bien tu demandes s’il est par hasard
Juif ou étranger ; ou bien tu prétends le mettre sur la
sellette pour établir s’il est qualifié pour s’occuper de “ton” problème du cancer que tu es incapable de
résoudre ; ou bien encore tu préfères laisser mourir des
milliers de cancéreux plutôt que d’admettre que lui a
trouvé ce dont tu as tant besoin pour sauver la vie de tes malades. Pour
toi, ton prestige professionnel, ton compte en banque, tes intérêts
dans l’industrie du radium sont plus importants que la vérité et la
recherche. Voilà pourquoi tu es petit et misérable, petit homme. Ainsi, tu ne
refuses pas seulement ton concours, mais tu troubles par pure malice un travail
qui est accompli dans ton intérêt et à ta place.
Est-ce que tu saisis pourquoi le bonheur t’échappe ? Pour
posséder le bonheur, il faut travailler, il faut le mériter. Toi,
tu ne songes qu’à dévorer ton bonheur ; c’est pourquoi il t’échappe ;
il ne tient pas à être dévoré par toi. Peu à
peu, le chercheur réussit à convaincre d’autres personnes de la
valeur pratique de sa découverte : on finit par croire qu’elle
remédie à certaines maladies mentales ; qu’elle guérit
des ulcères ; qu’elle permet de hisser des objets lourds, de faire
sauter des rochers, de pénétrer, par des rayons, la matière
impénétrable. Tu ne crois ces choses que quand tu les lis dans les
journaux, car tu te méfies de tes propres sens. Tu respectes ceux qui te
méprisent, tu te méprises toi-même ; c’est pourquoi tu
ne fais pas confiance à tes propres organes de perception. Mais quand une
découverte figure dans les journaux, tu arrives au grand galop. Tu
qualifies l’inventeur de "génie" après l’avoir
traité hier d’imposteur, de cochon sexuel, de charlatan, de danger pour
la morale publique. Maintenant, tu le sacres “génie”. Tu ne
sais pas définir le “génie". Je sais, moi, que tu ne sais
pas ce que c’est que le “Juif” ; pas plus que la “vérité”
ou le “bonheur”. Je vais te dire, petit homme, ce que Jack London t’a
dit dans son Martin Eden. Je sais que tu as lu ce passage des centaines
de fois, sans jamais en saisir le sens profond : le “génie” est la marque de fabrique que tu apposes sur tes
produits quand tu les mets en vente. Si l’inventeur (qui, pas plus tard
qu’hier, était encore un “sale cochon” ou un “fou”)
est qualifié de “génie”, tu peux plus facilement
dévorer le bonheur qu’il a fait naître. Car on voit arriver
beaucoup de petits hommes de ton espèce crier en choeur avec toi : “Génie, génie !”. Ils affluent de tous les
côtés pour manger tes produits dans ta main. Si tu es
médecin, tu auras beaucoup plus de patients ; tu peux les aider
mieux que naguère et gagner beaucoup plus d’argent. “Eh bien,
diras-tu petit homme, il n’y a pas de mal à cela !”. Certes, il
n’y a pas de mal à gagner honnêtement sa vie en faisant du bon
ouvrage. Mais il n’est pas normal de ne pas respecter la découverte, de
ne pas en prendre soin, de ne faire que l’exploiter. Et c’est là
précisément ce que tu fais ! Tu ne fais rien pour promouvoir
la découverte. Tu t’en empares d’un geste mécanique, goulu,
stupide. Tu n’en aperçois ni les limites ni les possibilités. Ta
plate-forme ne te permet pas d’en embrasser les possibilités ; quant
à ses limites, tu ne les perçois pas et tu les surestimes. Si tu es
médecin ou bactériologiste, tu sais que la fièvre typhoïde
et le choléra sont des maladies microbiennes, sans doute, tu chercheras
les micro-organismes susceptibles de provoquer le cancer, et tu perdras ainsi
des décennies en recherches vaines. Un jour, un grand homme t’a
montré que les machines obéissent à certaines lois ; tu
construis alors des machines pour tuer et tu t’imagines que la vie est
également une machine. Cette erreur, tu l’as traînée non
à travers trois décennies, mais à travers trois
siècles ; des concepts erronés se sont
inévitablement enracinés dans des milliers d’hommes de sciences ;
pis, la vie elle-même a été atteinte ; dès lors
– à cause de ta dignité, de ta chaire de professeur, de
ta religion, de ton compte en banque ou de ta cuirasse
caractérielle – tu as persécuté, calomnié,
ou intenté un procès ou d’une manière ou d’une autre
traumatisé ceux-là mêmes qui s’étaient lancés sur
les traces de la fonction vitale. Il est vrai
que tu tiens à avoir des “génies” et à les honorer.
Mais tes génies doivent être de bons génies, des
génies pondérés et officiels, sans idées
démesurées – bref des génies convenables,
braves, conciliants –
et non des génies fougueux et indomptables qui renversent toutes les
barrières, tous les obstacles. Tu rêves de génies
bornés, aux ailes rognées, à l’allure civilisée, que tu
puisses promener sans rougir en triomphe par les rues de ta ville. Voilà
comment tu es, petit homme ! Tu es capable de ramasser, de dévorer
et de puiser, mais tu es incapable de créer. C’est pourquoi tu
est-ce que tu es, c’est pourquoi tu passes ta vie dans un bureau devant une
machine à calculer ou devant une planche à dessin, à
t’ennuyer à mort, ou affublé d’une camisole de force conjugale, ou
à instruire des enfants que tu détestes. Tu es incapable
d’évoluer, de concevoir une pensée nouvelle, car tu n’as jamais rien
donné, mais fait que prendre ce que d’autres t’ont présenté
sur un plateau d’argent. Tu ne sais pas
pourquoi il en est ainsi, pourquoi il ne saurait en être autrement ?
Je suis à même de t’en dire la raison, parce que je t’ai vu venir
à moi, animal rigide, quand tu m’as confié ton vide
intérieur, ton impuissance, tes troubles mentaux. Tu ne sais que ramasser
et prendre, tu ne sais ni céder, ni donner, car l’attitude fondamentale
de ton corps est celle de la retenue, du refus et du dépit ;
tu es saisi de panique quand tu sens le mouvement originel de l’AMOUR ou du DON
de toi. C’est pourquoi tu as peur de donner. Ton geste d’accaparer n’a
qu’une seule signification fondamentale : tu es forcé de te gorger
de nourriture, d’argent, de bonheur, de connaissances, car tu te sens vide,
affamé, malheureux, sans connaissances authentiques et sans le vrai
désir de savoir. C’est pourquoi tu prends la fuite devant la
vérité, petit homme. Car tu as peur qu’elle ne déclenche en
toi un réflexe d’amour. Elle te montrerait inévitablement ce que je
suis en train de te démontrer. C’est cela que tu veux éviter, petit
homme. Tu ne désires être qu’un consommateur et un patriote. “Écoutez-moi
ça ! Le voilà qui attaque le patriotisme, rempart de l’État et
de sa cellule de base, la famille ! Il faut faire quelque chose pour y
mettre un terme”. Voilà ce que tu hurles quand quelqu’un te fait la
démonstration de ta constipation psychique. Tu ne veux pas écouter,
tu ne veux pas savoir. Tu veux crier “hourra” ! Fort bien, mais
pourquoi ne me permets-tu pas de t’expliquer calmement pourquoi tu es incapable
d’être heureux ? Je vois la peur qui vacille dans tes yeux. Cette
question semble te préoccuper. Tu te dis partisan de la “tolérance religieuse”. Tu réclames pour toi la
liberté d’adhérer à ta religion, parfait. Mais tu vas
plus loin : tu voudrais que ta religion soit la seule admise. Tu es
tolérant pour ta propre religion, tu n’es pas tolérant pour les
autres. Tu deviens fou furieux quand quelqu’un, au lieu d’adorer un Dieu
personnel, adore la nature et s’efforce de la comprendre. Tu veux qu’un
conjoint poursuive l’autre en justice, l’accuse d’immoralité et de
brutalité, s’il ne veut plus vivre avec lui. Tu ne reconnais pas le
divorce par consentement mutuel, petit descendant de grands
révolutionnaires ! Car ta propre obscénité t’effraie. Tu
voudrais qu’on te présente la vérité dans un miroir où
tu ne puisses t’en saisir. Ton chauvinisme est une conséquence de la
rigidité de ton corps, de la constipation psychique, petit homme. Je ne
dis pas cela pour te tourner en dérision, mais parce que je suis ton ami.
Même si tu tues tes amis quand ils te disent la vérité.
Regarde un peu tes patriotes ! Ils n’avancent pas, ils marchent au pas.
Ils ne détestent pas l’ennemi ; mais ils ont des “ennemis
héréditaires” qu’ils remplacent tous les dix ou douze ans par
d’autres ; ils en font leurs “amis héréditaires” et
puis, après un certain temps, de nouveau leurs “ennemis
héréditaires”. Ils ne chantent pas des chansons, mais des
hymnes de guerre. Ils n’étreignent pas leurs femmes, ils les “baisent” tant de fois par nuit. Tu ne peux rien faire contre ma
vérité, petit homme ! Tout ce que tu peux faire c’est de me tuer,
comme tu as tué tes autres amis, Jésus, Rathenau, Karl Liebknecht,
Lincoln et j’en passe. Tu peux me “descendre”, comme on dit
vulgairement. Mais à la fin, c’est toujours toi-même qui “descends”. Et cela ne t’empêche pas d’être un “patriote”. Tu aspires
à l’amour, tu aimes ton travail, tu en tires ta subsistance ; ton
travail se fonde sur mon savoir et sur celui d’autres hommes. L’amour, le
travail, la connaissance n’ont pas de patrie, pas de tarifs douaniers, pas
d’uniformes. Ils sont internationaux, universels, et tout le monde les
comprend. Mais tu préfères rester un petit patriote, car tu as peur
d’aimer, d’assumer tes responsabilités, et tu as une peur bleue de
connaître. C’est pourquoi tu ne fais qu’exploiter l’amour, le travail et
les connaissances des autres : tu es incapable de tout effort créateur
personnel. Tu voles le bonheur comme un cambrioleur, la nuit ; tu ne
peux voir sans jalousie le bonheur des autres. “Arrêtez
le voleur ! C’est un étranger, un immigré. Moi, je suis
Allemand, Américain, Danois, Norvégien !” Halte-là,
petit homme ! Tu es, tu demeureras éternellement un immigré et
un émigré. Tu es venu en ce monde par accident, et tu le quitteras
sans crier gare. Tu hurles parce que tu as peur. Tu sens ton corps qui se
raidit, qui se dessèche. Voilà pourquoi tu as peur et appelles la
police. Mais ta police n’a aucune prise sur ma vérité. Même
ton policier vient à moi se plaindre de sa femme et de ses enfants
malades. Quand il endosse son uniforme, c’est pour cacher l’homme qui est en
lui ; mais de moi, il ne peut se cacher ; je l’ai vu nu, lui aussi. “Est-ce
qu’il s’est présenté à la Police ? Est-ce que ses
papiers sont en règle ? Est-ce qu’il a payé ses
impôts ? Faites une enquête. Il faut protéger l’État et
l’honneur national !” Oui, petit
homme. J’ai fait ma déclaration à la police, mes papiers sont en
règle, j’ai toujours payé mes impôts ! Ce qui te
chagrine, ce n’est pas le souci de l’État ou de l’honneur de la nation. Tu
trembles de peur que je ne puisse révéler ta vraie nature, telle
que je l’ai vue dans mon cabinet médical. C’est pourquoi tu essaies de
m’imputer à tort quelque crime politique pour me faire mettre en prison
pour des années. Je te connais, petit homme. Si tu es par hasard un
représentant du Ministère public, c’est ton dernier souci de
protéger la loi ou le citoyen ; ce que tu cherches c’est un “cas” te permettant de prendre de l’avancement. Voilà à
quoi rêve un petit procureur de la République ! Avec Socrate,
ils ont fait la même chose. Mais toi, tu ne sais pas profiter des
leçons de l’Histoire : tu as assassiné Socrate ; et c’est
pourquoi tu n’es jamais sorti du bourbier. Oui, tu as assassiné Socrate
et tu ne le sais même pas. Tu l’as accusé de saper la
moralité publique. Il continue de la saper, petit homme. Tu as tué
son corps, mais tu ne peux tuer son esprit. Tu continues d’assassiner pour
maintenir l’“ordre”, mais ta manière d’assassiner est
lâche et perfide. Tu n’oses me regarder dans les yeux quand tu m’accuses
en public d’immoralité. Car tu sais fort bien qui de nous deux est
immoral, pervers, obscène. Quelqu’un a dit un jour que parmi ses
nombreuses connaissances un seul homme n’a jamais fait une plaisanterie
scabreuse, et cet homme c’était moi. Tu as beau être un
représentant du Ministère public, un juge ou un chef de la police,
petit homme, je connais tes petites gauloiseries et je sais d’où tu les
tires. Aussi ferais-tu mieux de te taire ! Tu réussiras
peut-être à prouver que je dois cent dollars à mon
percepteur, que j’ai traversé la frontière d’un État des U.S.A. en
compagnie d’une femme, que j’ai parlé gentiment à un enfant dans la
rue. Dans ta bouche, chacune de ces accusations prend un accent particulier,
l’accent de la bassesse la plus obscène et la plus équivoque. Et
comme c’est tout ce que tu sais, tu t’imagines que je suis comme toi : or,
je ne te ressemble pas et je ne t’ai jamais ressemblé en cette
matière, petit homme ! Peu importe que tu le croies ou non ;
toi, tu as un revolver, moi j’ai la science ! À chacun son
rôle ! En réalité,
tu ruines ta propre vie, petit homme : En 1924, j’ai
proposé l’étude scientifique du caractère humain. Ta
première réaction a été l’enthousiasme. En 1928, j’ai
enregistré les premiers succès tangibles. Tu étais ravi et
m’as gratifié du titre de “spiritus rector”. En 1933, j’ai
publié les résultats de mes recherches dans ta maison
d’édition. Hitler venait de prendre le pouvoir. J’avais apporté la
preuve qu’Hitler a pu s’emparer du pouvoir à cause de ta cuirasse
caractérielle. Alors tu as refusé de publier dans ta maison
d’édition le livre qui montrait comment tu produisais un Hitler. Le livre parut
néanmoins et tu étais toujours enthousiaste. Mais tu as
essayé de faire le silence autour de mon ouvrage, parce que ton “président” a déclaré qu’il le désapprouvait.
C’est le même qui a recommandé aux mères de réprimer
les excitations génitales des enfants en leur apprenant à retenir
leur souffle. Pendant douze
ans, tu as fait le silence autour d’un livre qui naguère t’avait
enthousiasmé. En 1946, il fut réédité. Tu l’as accueilli comme un “classique”. Encore aujourd’hui, tu es ravi de ce livre. Ainsi,
vingt-deux années mouvementées se sont écoulées depuis
que j’enseignais que le traitement individuel des maladies mentales est bien
moins important que leur prévention. Pendant vingt-deux ans, je
n’ai cessé de répéter que les gens tombent dans telle ou
telle folie, qu’ils se plaignent de ceci ou de cela, parce que leurs corps sont
raides, qu’ils sont incapables de donner l’amour ou d’en jouir. Car, à la
différence des autres animaux, ils sont incapables de se donner
entièrement et de frémir dans l’acte d’amour. Vingt-deux ans
après l’énoncé de mes thèses, tu racontes à tes
amis qu’il importe moins de traiter l’individu que de prévenir les
troubles mentaux. Et une fois de plus, tu agis comme tu as agi depuis
des millénaires : tu indiques l’objectif qu’il faut atteindre, mais
tu ne dis pas comment on peut y parvenir. Tu ne fais pas mention de la vie
sexuelle des masses. Tu prétends “prévenir les troubles
mentaux”. Cela, n’importe qui peut le dire ; c’est une affirmation
inoffensive et respectable. Mais tu veux y parvenir sans remédier
à la misère sexuelle. Tu évites même d’en
parler ; tu n’en as pas le droit. Ainsi, comme médecin, tu ne sors
pas du bourbier. Que dirais-tu
d’un technicien qui parlerait de la technique du vol sans mentionner le moteur
et l’hélice ? C’est pourtant ce que tu fais, ingénieur de
l’âme humaine. Tu es un lâche. Tu veux retirer les raisins de mon
gâteau, mais tu ne veux pas prendre les épines de mes rosiers.
Pendant ce temps, tu te moques de moi et me qualifies de “promoteur de
meilleurs orgasmes”. Voilà ce que tu fais, petit psychiatre !
N’as-tu jamais entendu les cris des jeunes mariées violées par
leurs maris impuissants ? Ignores-tu l’angoisse des adolescents crevant
d’amour insatisfait ? Préfères-tu ta tranquillité
à la guérison de tes malades ? Combien de temps continueras-tu
à placer ta dignité avant ton devoir de médecin ?
Combien de temps continueras-tu d’ignorer que tes précautions tactiques
coûtent la vie à des millions d’êtres humains ? Tu
préfères ta sécurité à la vérité. Quand tu entends parler de l’orgone que j’ai découvert, tu ne
demandes pas : “Quel effet peut-il bien avoir ? Comment peut-il
rendre la santé aux malades ?” Non, tu demandes : “Est-ce qu’il est qualifié pour exercer la médecine dans
l’état du Maine ?” Tu ignores que tes petites patentes peuvent tout
au plus me gêner un peu, mais qu’elles sont incapables d’arrêter
mon oeuvre. Tu ignores que je suis célèbre dans le monde entier
pour avoir découvert ta peste émotionnelle et ton énergie
vitale ; que pour prétendre me contrôler il faut d’abord en
savoir plus long que moi. Parlons de ton
vertige de la liberté. Personne ne t’a jamais demandé, petit
homme, pourquoi tu étais incapable de conquérir la liberté et
pourquoi tu l’as aussitôt vendue à quelque nouveau maître si
d’aventure tu as pu y accéder. “Écoutez-moi
ça ! Il ose douter de la révolution des prolétaires de
tous les pays et de la démocratie ! À bas le révolutionnaire
et le contre-révolutionnaire !” Ne perds pas
tes nerfs, petit Führer de tous les démocrates et prolétaires
du monde ! J’estime que ta liberté future réelle dépend
bien plus de la réponse à donner à cette seule question
que de centaines de “résolutions” votées par tes
Congrès du Parti. “À
bas ! Il salit l’honneur de la nation et de l’avant-garde du
prolétariat révolutionnaire ! À bas ! Au
poteau !” Tes hurlements
ne feront pas avancer les choses, petit homme. Tu as toujours cru que ta
liberté était assurée si tu envoyais des hommes au poteau. Tu
ferais bien mieux de te regarder une fois dans la glace. “À bas,
à bas !” Minute, papillon ! Je n’ai pas l’intention de te traiter en quantité négligeable, petit homme, je voudrais simplement t’expliquer pourquoi tu es incapable de conquérir et de préserver ta liberté. Cela devrait t’intéresser, je pense !
“À
bas !” Bien, je vais
être bref. Je vais te montrer comment se comporte le petit homme quand il
a réussi à accéder à la liberté. Supposons que tu
sois étudiant dans une institution qui défend la liberté
sexuelle des enfants et des adolescents. Tu es enthousiasmé par cette “merveilleuse idée” et tu désires participer à la
lutte. Voici comment les choses se sont passées dans ma maison : les
étudiants étaient penchés sur leur microscope en train
d’observer des bions terrestres. Tu te tenais nu dans l’accumulateur d’orgone.
Je t’ai appelé pour que tu prennes part à nos travaux. Tu es sorti
de ton accumulateur et tu t’es montré dans le plus simple appareil aux
jeunes filles et aux femmes. Je t’ai aussitôt réprimandé, mais tu n’as
pas compris. Je n’ai pas compris pourquoi tu n’as pas compris. Plus tard, au
cours d’une discussion prolongée, tu m’as dit que c’était là
ta manière de concevoir la liberté dans une institution
préconisant la santé sexuelle des petits enfants et de chacun. Tu
as bientôt compris que tu nourrissais un profond mépris à
l’endroit de l’institution et de son idée de base et que c’était
là la raison de ton attitude indécente. Un autre
exemple te fera comprendre comment tu compromets sans cesse ta liberté. Tu
sais, je sais, nous savons tous que tu vis dans un état d’excitation
sexuelle permanente ; tu regardes toute personne de l’autre sexe avec convoitise,
parler avec tes amis de l’amour, c’est pour toi faire des plaisanteries
scabreuses ; autrement dit, ton imagination se complaît aux choses
sales et pornographiques. Un soir, je t’ai entendu hurler, avec tes
amis : “Nous voulons des femmes !” Pour t’assurer
un meilleur avenir, j’ai créé des organisations au sein desquelles
tu pouvais t’informer de la misère de ta vie et des remèdes à
apporter. Toi et tes amis veniez en foule aux réunions. Pourquoi, petit
homme ? J’avais d’abord pensé que tu désirais
sérieusement et honnêtement améliorer tes conditions de vie.
Plus tard, j’ai percé à jour tes mobiles véritables. Tu
espérais trouver un nouveau genre de bordel où tu pourrais trouver
des filles sans dépenser un sou. Ayant compris cela, j’ai dissous ces
organisations qui devaient pourtant t’aider à vivre. Ce n’est pas parce
que je crois qu’il y ait du mal à trouver une fille dans une telle
organisation, mais parce que tu y apportais un esprit ordurier. Ainsi, ce fut
la fin de ces organisations et, une fois de plus, tu t’enfonçais dans ton
bourbier... Tu voulais dire quelque chose ? “C’est la
bourgeoisie qui a perverti le prolétariat. Mais les leaders ouvriers y
mettront le holà. Ils balaieront tout avec un balai de fer. Et de toute
manière, le problème sexuel du prolétariat se résoudra tout
seul !” Je sais ce que
tu veux dire, petit homme. C’est exactement ce qu’ils ont fait dans la patrie
de tous les prolétaires : ils ont laissé le problème
sexuel se résoudre “tout seul”. Le résultat se voyait
à Berlin, quand les “prolétaires en armes” violaient les
femmes à longueur de nuit. Cela, tu le sais. Tes “champions de
l’honneur révolutionnaire”, tes “soldats du prolétariat
mondial” t’ont déshonoré à tout jamais. Tu dis que de
telles choses arrivent “seulement en temps de guerre” ? Alors, je
vais te raconter une autre histoire véridique : Un Führer en
herbe, gonflé d’enthousiasme prolétaire et dictatorial,
s’était passionné aussi pour l’économie sexuelle. Il vint me
voir et dit : “Vous êtes merveilleux ! Karl Marx a
montré aux masses comment se libérer au plan économique. Vous
avez appris aux gens à se libérer sexuellement”. Vous
leur avez dit : “Allez et baisez à coeur joie !” Dans
ta bouche, tout cet art devient pervers, mon étreinte amoureuse se
transforme en acte obscène. Tu ne sais même pas de quoi je parle,
petit homme. Voilà
pourquoi tu t’enlises dans ton bourbier. Et toi, petite
femme, tu es devenue une éducatrice par pur hasard, sans la moindre
qualification, comme tu n’avais pas d’enfants et qu’un pédagogue avait
besoin d’une aide, tu as pu faire beaucoup de mal. Ta tâche consiste
à former et à éduquer des enfants. Prendre au sérieux
sa tâche d’éducateur, c’est former correctement la sexualité
infantile. Or, si l’on veut former la sexualité infantile, il faut
avoir soi-même connu l’amour. Mais si tu es grassouillette, gauche et
physiquement répugnante ! Pour cette seule raison déjà
tu détestes profondément tout corps vivant et bien fait. Je ne te
reproche pas, bien entendu, d’être grasse et peu attrayante, de n’avoir
aucune expérience de l’amour (aucun homme bien portant ne te la
donnerait), de ne pas comprendre les besoins amoureux des enfants. Je te
reproche de faire une vertu de ta laideur et de ton inaptitude à l’amour,
d’étouffer, poussé par ton amertume et par ta haine, tout amour dans les
enfants, si par hasard tu travailles dans une “école
moderne” ; c’est là ton crime, vilaine petite femme ! Ton
existence est nuisible, parce que tu aliènes des enfants bien portants
à leurs pères bien portants, parce que tu considères comme un
symptôme pathologique l’amour enfantin. Elle est nuisible, parce que tu
ressembles à un tonneau, tu te promènes comme un tonneau, tu penses
comme un tonneau, tu éduques comme un tonneau. Au lieu de te retirer
modestement dans un coin tranquille, tu t’efforces d’imposer à cette vie
ta laideur, ton hypocrisie, ta haine farouche que tu dissimules sous un sourire
papelard. Et toi, petit
homme, tu es ce que tu es, tu vis comme tu vis, tu penses comme tu penses, tu
habites un monde comme le tien, parce que tu permets à une telle femme de
s’occuper de tes enfants bien portants, de baver son amertume et son poison sur
leurs âmes bien portantes. Et voici un
autre exemple, petit homme : tu es venu à moi pour prendre connaissance
des fruits de mon labeur infatigable, que j’ai défendus dans
d’âpres combats. Sans moi, tu serais aujourd’hui un petit docteur en
médecine générale, dans une petite ville ou dans un village.
J’ai fait de toi un grand homme, grâce à mon savoir et à ma
technique thérapeutique. Je t’ai montré comment la liberté
est étranglée chaque jour, comment l’esprit servile se
perpétue. Puis, on t’a confié une position importante dans quelque
pays étranger pour que tu y exposes mes théories. Tu es libre au
sens plein du terme. Je fais confiance à ton honnêteté. Mais
dans ton for intérieur, tu te sens tributaire de moi, car tu es incapable
de tirer grand-chose de toi. Tu as besoin de moi, de ma science, pour ne pas
désespérer de toi-même, de l’avenir, et surtout de ton développement
personnel.
Tout cela, je te le dis généreusement, petit homme.
Je ne demande rien en retour. Puis, un jour, tu déclares que je t’ai
fait “violence”. Tu emploies un langage insolent en t’imaginant que
c’est
une preuve de liberté. Mais confondre liberté et insolence a
toujours été la marque d’un esprit servile. En t’autorisant ta
"liberté" tu refuses de m’envoyer des rapports sur ton
activité. Tu te sens enfin libre... libre de l’obligation de coopérer
et d’assumer des responsabilités. Voilà pourquoi tu es ce que tu
es, petit homme, voilà pourquoi le monde est ce qu’il est. Sais-tu, petit homme, ce que ressent un aigle qui a couvé des oeufs de poule ? Tout d’abord, il pense qu’il va faire éclore de petits aigles qu’il élèvera et dont il fera de grands aigles. Mais les petits aigles se révèlent bientôt de petits poussins. L’aigle, désespéré, veut néanmoins en faire des aigles. Mais il ne voit autour de lui que des poules qui caquettent. Alors, l’aigle a beaucoup de peine à réprimer son désir de dévorer tous ces poussins, toutes ces poules. Ce qui te retient, c’est le faible espoir que parmi tous ces poussins se trouvera peut-être un petit aigle qui, en grandissant, deviendra un grand aigle comme lui-même, explorant à partir de son aire de Nouveaux Mondes, de nouvelles idées, de nouvelles formes de vie. C’est ce faible espoir qui empêche l’aigle triste et solitaire de dévorer les poussins et les poules. Mais ces derniers ne se rendent même pas compte que c’est un aigle qui les élève. Ils ne remarquent même pas qu’il vit sur une aiguille de rocher, au-dessus des vallées brumeuses et sombres. Ils se contentent de manger ce que l’aigle leur apporte au nid. Ils se réchauffent et se mettent à l’abri sous ses ailes chaudes quand sévissent l’orage et la tempête qu’il brave sans la moindre protection. Quand l’ouragan souffle trop fort, ils se sauvent et lui lancent de loin de petits cailloux aigus pour le blesser. Quand l’aigle voit cette méchanceté, son premier réflexe est de les anéantir. Mais en réfléchissant, il finit par les prendre en pitié. Il ne perd pas l’espoir que parmi les poussins caquetants, picorants et myopes, il se trouvera un petit aigle capable de devenir un jour un grand aigle comme lui.
L’aigle solitaire
n’a jamais abandonné cet espoir. Et il continue de couver de petits
poussins. Tu refuses
d’être un aigle, petit homme, c’est pourquoi tu es la proie des vautours.
Tu as peur des aigles, tu préfères le grand troupeau ; c’est
pourquoi tu te fais manger avec le grand troupeau. Car quelques-unes de tes
poules ont couvé des oeufs de vautour. Les vautours deviennent tes
Führers s’acharnant contre les aigles qui voulaient te conduire vers un avenir
meilleur. Les vautours t’apprennent à te contenter de charognes et de
quelques rares grains de blé. Ils t’apprennent en outre à crier “Heil, grand Vautour !” Et voilà que toi et ceux qui te
ressemblent mourez, et tu as toujours peur des aigles qui couvent tes poussins. Toi, petit
homme, tu as tout construit sur le sable : ta maison, ta vie, ta culture,
ta civilisation, ta science, ta technique, ton amour et l’éducation de
tes enfants. Tu ne le sais pas, tu ne veux pas le savoir, tu tues le grand
homme qui te dit la vérité. Puis, accablé et miséreux,
tu poses sans arrêt les mêmes questions : “Mon enfant est
entêté, il casse tout, il a des cauchemars, il manque de concentration
à l’école, il souffre de constipation, il est pâle, il est
cruel. Que faire ? Aide-moi !” Ou bien : “Ma femme est frigide, elle ne me donne pas d’amour. Elle me tourmente,
elle est prise d’accès d’hystérie, elle se promène avec une
douzaine d’étrangers. Dis-moi ce que je dois faire !” Ou bien : “Une nouvelle et terrible guerre a éclaté, et cela peu de
temps après la “der’ des der’”. Que pouvons-nous
faire ?” Ou bien : “Cette civilisation dont je suis si fier s’écroule à cause de
l’inflation. Des millions de personnes n’ont rien à manger, meurent de
faim, assassinent, volent, détruisent, mènent une vie dissolue et
abandonnent tout espoir. Que faire ?” C’est toujours
la même question qui traverse les siècles : “Que
faire ? Que faire ?” C’est le sort
des grandes réalisations nées d’une mentalité qui place la
vérité avant la sécurité, d’être mangées par
toi et de te quitter ensuite sous forme d’excréments. Beaucoup de
grands hommes solitaires n’ont cessé de te répéter ce que tu
dois faire ! Tu as sans cesse déformé leurs doctrines, tu les
as réduites en miettes et anéanties. Tu les as prises par le mauvais
bout, tu t’es accroché à de minces erreurs et tu les as
adoptées comme règles de vie. C’est ainsi que tu as malmené
le christianisme, le socialisme, la théorie de la souveraineté du
peuple, et tout et tout, petit homme. Tu me demandes pourquoi tu fais
cela ? Je ne pense pas que tu poses cette question sérieusement. Si
je te disais la vérité, tu tirerais ton revolver. Tu as
construit ta maison sur le sable et tu agis ainsi parce que tu es incapable de
sentir la vie en toi, parce que tu tues l’amour dans chaque enfant avant
même qu’il naisse, parce que tu ne supportes aucune manifestation de la
vie, aucun mouvement libre et naturel. Tu t’effraies et tu demandes : “Que
dira Madame Jones, que dira Monsieur Meier ?” Tu n’as pas le
courage de penser, petit homme, parce que toute pensée réelle
s’accompagne de sensations somatiques et que tu as peur de ton corps. Beaucoup
de grands hommes t’ont dit : Retourne à tes origines, écoute
la voix qui parle au fond de toi-même, suis tes sensations authentiques,
aime l’amour ! Mais tu fais la sourde oreille, parce que tu ne peux plus
percevoir de tels appels : ils se perdent dans le désert et ceux qui
les lancent dans le désert périssent dans les étendues
arides, petit homme. Tu avais le choix
entre la montée aux cimes pour devenir le “surhomme” de
Nietzsche et la descente pour devenir le “sous-homme” d’Hitler. Tu as
crié “Heil” et tu as choisi l’“Untermensch”. Tu avais le
choix entre les institutions vraiment démocratiques de Lénine et la
dictature de Staline. Tu as choisi la dictature de Staline. Tu avais le
choix entre l’explication sexuelle de ton mal émotionnel donnée par
Freud, ou la théorie de l’adaptation culturelle. Tu as choisi la
philosophie culturaliste qui ne t’a pas fourni le moindre appui et tu as
oublié la théorie sexuelle. Tu avais le
choix entre la simplicité grandiose de Jésus et le célibat de
Paul pour ses prêtres et le mariage obligatoire pour toi. Tu as choisi le
célibat et le mariage obligatoire alors que la mère de Jésus
a mis au monde un fils qui devait sa vie seulement à l’amour. Tu avais le
choix entre la théorie de Marx sur la productivité de la force
vivante de ton travail qui seul crée la valeur des biens, et l’idée
de l’État. Tu as oublié l’énergie vivante de ton travail et tu as
choisi l’idée de l’État. Pendant la
Révolution française, tu avais le choix entre le cruel Robespierre
et le grand Danton. Tu as choisi la cruauté en envoyant la grandeur et la
bonté au gibet. En Allemagne,
tu avais le choix entre Goering et Himmler d’un côté, Liebknecht,
Landau et Mühsam de l’autre. Tu as fait de Himmler ton chef de la Police
et tu as assassiné tes vrais amis. Tu avais le choix entre Julius
Streicher et Rathenau. Tu as tué Rathenau. Tu avais le
choix entre Lodge et Wilson. Tu as assassiné Wilson. Tu avais le
choix entre la meurtrière Inquisition et la vérité de
Galilée. Tu as torturé à mort le grand Galilée ;
tu as tiré profit de ses inventions après l’avoir humilié et
offensé. En ce XXème siècle, tu as remis en honneur les
méthodes de l’Inquisition. Tu avais le
choix entre le traitement humain des malades mentaux et l’électrochoc. Tu
as choisi la thérapeutique de choc, pour ne pas voir l’étendue de
ta propre misère, continuant à fermer les yeux là où
seule une vision claire et lumineuse peut apporter le salut. Tu avais le
choix entre l’énergie destructive de l’atome et l’énergie
constructive de l’orgone. Tu es resté borné et tu as choisi
l’énergie de l’atome. Tu as le choix
entre ton ignorance de la cellule cancéreuse et la lumière que j’ai
projetée sur ses secrets, une lumière qui pourrait sauver la vie de
millions d’humains ! Tu continues à débiter les mêmes âneries
sur le cancer dans les revues et les journaux et tu fais le silence sur des
connaissances qui sauveraient ton enfant, ta femme et ta mère. Tu meurs de
faim par millions, petit Indien, mais tu continues à te disputer avec les
Musulmans à propos de la sainteté des vaches. Tu te promènes
en loques, petit Italien, petit Yougoslave de Trieste, mais ton seul souci est
de savoir si Trieste est “italienne” ou “yougoslave”. Je
croyais que Trieste était un port accueillant les bateaux du monde
entier. Tu pends les
hitlériens parce qu’ils ont assassiné des millions de gens. Mais
qu’as-tu fait avant que ces assassinats ne s’accomplissent ? La vue de
quelques douzaines de cadavres ne t’émeut pas. En faut-il des millions
pour que tes sentiments humanitaires s’éveillent ? Chacune de ces
défaillances révèle la grande misère de l’animal
humain. Tu dis : “Pourquoi prendre tout ça au tragique ? Est-ce
que tu te sens responsable de tous ces maux ?” En parlant
ainsi, tu te condamnes toi-même. Si tu assumais seulement une fraction de
la responsabilité qui t’incombe, le monde ne serait pas ce qu’il est, et
tu ne tuerais pas tes grands amis par tes petites bassesses. C’est parce
que tu rejettes ta responsabilité que ta maison est construite sur du
sable. Le plafond s’écroule, mais tu as ton “honneur de
prolétaire” ou ton “honneur national”. Le plancher
cède sous tes pieds, mais tu ne cesses de hurler: “Heil, vive le
Führer, vive l’honneur allemand, russe, juif !” La tuyauterie
éclate, ton enfant est sur le point de se noyer, mais tu continues
à préconiser la manière forte en matière
d’éducation. Ta femme est alitée, atteinte de pneumonie, mais toi,
petit homme, tu rejettes comme une “invention juive” l’idée de
construire ta maison sur du roc. Tu arrives au
galop et tu me demandes : “Cher grand docteur ! Que dois-je
faire ? Ma maison s’écroule, le vent la traverse, mon enfant et ma
femme sont malades, je suis malade. Que dois-je faire ?” La
réponse, la voici : il faut construire ta maison sur du rocher. Ce
rocher c’est ta propre nature que tu as tuée en toi, l’amour physique de
ton enfant, le rêve d’amour de ta femme, le rêve de ta propre vie
quand tu avais seize ans. Troque donc tes illusions contre quelques grains de
vérité. Envoie au diable tes politiciens et tes diplomates. Ne te
soucie pas de ton voisin, mais écoute la voix qui est au fond de
toi-même. Au lieu d’assister à l’exécution de tes bourreaux
et de tes pendus, fais promulguer une loi pour la sauvegarde de la vie
humaine et des biens des hommes. Une telle loi serait une partie du rocher
sur lequel tu pourrais construire ta maison. Protège l’amour de tes
petits- enfants contre les attaques d’hommes et de femmes insatisfaits et
lascifs. Poursuis en justice la vieille fille médisante, mets-la au pilori
ou envoie-la, à la place des jeunes garçons et des jeunes filles
coupables d’aimer, dans un établissement d’éducation
surveillée. Renonce à dépasser ton exploiteur dans l’art
d’exploiter les gens si tu as la chance d’occuper une position de cadre. Jette
ton habit de cérémonie et ton huit-reflets aux orties et
étreins ta femme sans demander un certificat t’y autorisant. Va voir
d’autres gens dans d’autres pays, car ils vivent comme toi, ils ont comme toi
des qualités et des défauts. Laisse pousser ton enfant tel que la
nature (ou “Dieu”) l’a fait ! N’essaie pas de faire mieux que la
nature. Efforce-toi plutôt de la comprendre et de la protéger. Va
à la bibliothèque plutôt qu’à un combat de boxe, visite
des pays étrangers plutôt que Coney Islande. Et surtout, RAISONNE
D’UNE MANIÈRE CORRECTE, écoute ta voix intérieure qui te guide en
douceur. Tu es le maître de ta vie. Ne fais confiance à personne,
et moins encore aux leaders que tu as élus. SOIS TOI-MÊME ! Beaucoup
de grands hommes t’ont donné ce conseil. “Écoutez-moi
ce petit-bourgeois réactionnaire et individualiste ! Il ignore la
marche inexorable de l’histoire. Il dit : “Connais-toi
toi-même !” Quelle sottise petite-bourgeoise ! Le
prolétariat révolutionnaire du monde conduit par son Führer
bien aimé, le père des peuples, le maître de toutes les
Russies, de tous les Slaves, libérera le peuple ! À bas les
individualistes et les anarchistes !” Vive les
Pères des peuples et des Slaves, petit homme ! Écoute un peu, j’ai
quelques pronostics sérieux à formuler. Tu vas assumer
le gouvernement du monde et cette idée te fait trembler de peur. Pendant
des siècles, tu assassineras tes amis et tu porteras aux nues les Führers
de tous les peuples, de tous les prolétaires et de tous les Russes. Des
jours durant, des semaines durant, des années durant, tu salueras un
maître après l’autre ; tu n’entendras pas le vagissement de
tes bébés, tu ne te soucieras pas de la misère de tes
adolescents, de la nostalgie de tes hommes et femmes, et si jamais
tu
entends leurs plaintes, tu les traiteras de bourgeois individualistes.
Pendant
des siècles, tu verseras du sang là où il faudrait
protéger la vie, et tu t’imagineras que tu instaures la liberté en
te faisant aider par tes bourreaux ; par conséquent, tu ne
sortiras
jamais du bourbier. Pendant des siècles, tu suivras le rodomont, tu
seras
sourd et aveugle quand LA VIE, quand TA VIE fera appel à toi. Car tu
as
peur de la vie, petit homme, très peur. Tu l’assassineras au nom du
“socialisme”, de l’État, de “l’honneur national”, de la “gloire de
Dieu”. Mais il y a une chose que tu ne sauras pas, que tu
ne voudras pas savoir : que tu es le propre artisan de ton malheur, que tu le
produis tous les jours, que tu ne comprends pas tes enfants, que tu leur brises
les reins avant même qu’ils aient la force de se tenir debout ; que
tu voles l’amour ; que tu prends un chien pour être toi aussi le “maître” de quelqu’un. Ainsi, tu feras fausse route pendant
des siècles, en attendant de mourir de misère sociale avec les
masses, et cela jusqu’à ce que la première lueur de
compréhension se fasse jour en toi-même. Et en tâtonnant, tu
te mettras enfin en quête de ton ami, de l’homme vivant d’amour, de
travail et de connaissance, et tu commenceras à le comprendre et à
le respecter. Tu finiras par te rendre compte que pour ta vie, une
bibliothèque a plus d’importance qu’un combat de boxe, qu’il vaut mieux
se promener dans les bois pour réfléchir que parader, qu’il vaut
mieux guérir que tuer ; qu’il est préférable d’afficher
une saine confiance en soi que des “sentiments nationaux”, que la
modestie l’emporte sur les hurlements patriotiques et autres. Tu es d’avis
que la fin justifie les moyens, même des moyens les plus infâmes.
Tu as tort : la fin est contenue dans la route qui y mène. Chacun
de tes pas d’aujourd’hui est ta vie de demain. Aucun grand objectif ne
saurait être atteint par des moyens immoraux. La preuve en a
été administrée dans toutes les révolutions sociales.
Si la route qui doit te conduire vers un but est vile et inhumaine, tu deviens
toi-même vil et inhumain, et tu n’atteindras jamais ton but. Tu
objectes : “Mais comment faire alors pour atteindre le but de la
charité chrétienne, du socialisme, de la constitution
américaine ?” Ta charité chrétienne, ton
socialisme, ta constitution américaine s’expriment dans ce que tu fais et
pensent tous les jours, dans ta manière d’étreindre ton partenaire,
de sentir ton enfant, de considérer ton travail COMME TA RESPONSABILITÉ
SOCIALE, dans les soins que tu prends à ne pas réprimer ta vie. Mais toi,
petit homme, tu abuses des libertés que t’accorde la constitution pour la
supprimer, au lieu d’en faire le principe de ton existence quotidienne. En
Suède, j’ai vu des réfugiés allemands abuser de l’hospitalité
suédoise. À cette époque tu étais le Führer en herbe de
tous les peuples opprimés de la terre. Tu as sans doute gardé le
souvenir de la coutume du “smörgasbord” suédois ? Tu
sais ce que je veux dire. Je vais te l’expliquer. On présente aux invités
un buffet couvert de toutes sortes de friandises : pour toi, cette coutume
était nouvelle ; tu ne comprenais pas comment on pouvait faire ainsi
confiance à ses invités. Et tu m’as raconté sur un ton
malicieux comment tu as jeûné pendant toute la journée afin
de pouvoir te bourrer, le soir venu, de victuailles. “Enfant,
j’ai eu faim !”, me disais-tu. Je le sais, petit homme, car je t’ai
vu affamé et je connais la faim. Mais tu ne sais pas que tu multiplies
par mille la faim de tous les enfants du monde quand tu voles du “smörgasbord”, toi qui te dis le sauveur futur de
l’humanité. Il y a un certain nombre de choses que l’on ne fait
pas : on ne porte pas la main sur les cuillers d’argent, sur la
maîtresse de céans, sur le smörgasbord quand on est accueilli
dans une maison hospitalière. Après la débâcle
allemande, je t’ai trouvé à moitié mort de faim dans un parc.
Tu me disais que le “Secours Rouge” de ton parti avait refusé
de t’aider, parce que tu avais perdu ta carte de membre. Vos Führers de tous
les gens affamés distinguent donc entre des affamés rouges, blancs
et noirs. Or, l’organisme affamé est toujours le même. Voilà
comment tu agis dans les petites choses. Et dans les grandes ? Tu pars en
campagne pour mettre un terme à l’exploitation capitaliste, au
mépris de la vie humaine, et pour assurer ton droit à l’existence.
Car il y a cent ans, on exploitait et on méprisait la vie humaine, on
ignorait la gratitude. Mais on respectait aussi les grandes réalisations,
on témoignait de la loyauté à ceux qui accomplissaient de
grandes choses, on reconnaissait le talent. Qu’est-ce que tu as fait, petit
homme ? Partout
où tu as installé tes petits Führers, on exploite mieux qu’il
y a cent ans tes forces vives, on pousse plus loin le mépris brutal de ta
vie, on fait fi de tous tes droits ! Et là
où tu continues à mettre en place tes propres Führers, on ne
respecte plus aucun travail, on se contente de voler les fruits du travail de
tes grands amis. Tu ne rends plus honneur au talent, car tu crois cesser
d’être Américain, Russe ou Chinois libre si tu fais preuve de
respect ou de reconnaissance. Ce que tu comptais détruire
prospère plus que jamais, ce que tu comptais préserver et
protéger comme ta propre vie, tu l’as détruit. Tu
considères la loyauté comme une manifestation de “sentimentalisme” ou comme une habitude “bourgeoise”, le
respect du travail de l’autre comme de la “flagornerie”. Tu ne sais
pas que tu es obséquieux quand tu devrais faire preuve d’indépendance
d’esprit, que tu es ingrat quand tu devrais être loyal. Tu te tiens
sur la tête et tu t’imagines que tu avances en dansant vers le royaume de
la liberté. Tu te réveilleras de ce rêve trop haut, petit
homme, et tu te retrouveras impuissant, étendu à même le sol.
Tu voles là où l’on donne, tu donnes là où l’on
vole. Tu as confondu la liberté d’opinion et de critique avec le
droit de tenir des propos irresponsables, de faire de mauvaises plaisanteries.
Tu veux critiquer, mais tu n’admets pas qu’on te critique : c’est pourquoi
on te houspille et on te canarde. Tu veux toujours attaquer sans t’exposer
toi-même aux attaques des autres. C’est pourquoi tu te tiens toujours en
embuscade. “Police !
Police !” Est-ce que son passeport est en règle ? Est-il
vraiment docteur en médecine ? Son nom ne figure pas dans le “Who’s Who” et l’Ordre des Médecins lui fait la guerre”. La
police ne
saurait te tirer d’affaire petit homme. Elle peut appréhender des
voleurs
ou régler la circulation, mais elle ne peut conquérir la
liberté pour toi. Tu as détruit toi-même ta liberté et
tu continues à le faire, avec une logique implacable. Avant la
“Première Guerre Mondiale” on n’avait pas besoin de passeport pour
aller d’un pays à l’autre. Après la guerre “pour la liberté et
la paix”, on a créé des passeports et ils te suivent comme des
poux. Si tu veux faire quelque trois cents kilomètres en Europe, tu
dois
demander des visas auprès des consulats d’une dizaine de pays. Il en
est
toujours ainsi, plusieurs années après la deuxième et “dernière”
guerre mondiale. Il en sera ainsi après la
troisième, la quatrième et la nième. “Écoutez !
Le voilà qui salit mon patriotisme et la gloire de la nation !” Ne
t’énerve pas, petit homme ! Il existe deux sortes de bruits :
celui de la tempête sur les hautes cimes et celui de tes pets. Tu n’es
qu’un pet et tu t’imagines sentir la violette. Je guéris la plaie de ton
âme et tu demandes si je figure au “Who’s Who”. Je perce le
secret de ton cancer et ton Service de la Santé m’interdit de poursuivre
mes expériences sur les souris. J’ai appris à tes médecins
à pratiquer la médecine et ton Ordre des Médecins me
dénonce à la police. Tu souffres de troubles mentaux et ils
t’administrent des électrochocs comme ils administraient au moyen
âge les fers et le fouet. Tais-toi,
petit homme. Ta vie est trop misérable. Je n’ai pas l’intention de te
sauver, mais je terminerai mon discours, même si tu approches,
revêtu de la chemise et du masque du bourreau, une corde dans ta main
sanglante, pour me pendre. Tu ne peux me pendre, petit homme, sans te pendre
toi-même haut et court. Car je suis ta vie, ta sensation du monde, ton
humanité, ton amour, ta joie créatrice. Non, tu ne peux m’assassiner,
petit homme ! Autrefois, j’avais peur de toi, de même que
j’étais à ton égard trop confiant. Mais je me suis
élevé au-dessus de toi, et je te vois dans la perspective des
millénaires, en avançant et en reculant dans l’ordre du temps. Je
veux que tu perdes la peur de toi-même. Je veux que tu mènes une
vie plus décente et plus heureuse. Je veux que ton corps soit vivant et
non rigide, je veux que tu aimes tes enfants au lieu de les détester, je
veux que tu aies une femme heureuse au lieu d’une victime torturée du
mariage. Je suis ton médecin, et comme tu habites ce globe, je suis un
médecin planétaire. Je ne suis ni Allemand, ni Juif, ni
Chrétien, ni Italien, je suis un citoyen du monde. Mais pour toi, il n’y
a que des anges américains et des diables japonais. “Arrêtez-le !
Examinez-le ! A-t-il le droit d’exercer la médecine ? Publiez
un décret royal aux termes duquel il ne peut ouvrir un cabinet sans
l’accord du roi de notre pays libre ! Il fait des recherches sur nos
fonctions de plaisir. Jetez-le en prison ! Expulsez-le de notre
pays !” Le droit
d’exercer mes activités, je l’ai conquis de haute lutte. Personne d’autre
ne saurait me le conférer. J’ai fondé une science nouvelle qui a
abouti à la compréhension de la vie. Tu y recourras dans dix, cent
ou mille ans, quand, après avoir gobé toutes sortes de doctrines,
tu seras au bout de ton rouleau. Ton Ministre de la Santé n’a aucun
pouvoir sur moi, petit homme. Il serait aujourd’hui un homme influent s’il
avait eu le courage de reconnaître ma vérité. Mais il n’en a
pas eu le courage ! Ainsi, il retourne dans son pays et y répand le
bruit que je suis en traitement, aux États-Unis, dans un hôpital
psychiatrique. Et il a nommé inspecteur général des
Hôpitaux un petit homme de rien qui falsifie mes expériences pour
tenter de réfuter la fonction de plaisir. Pendant ce temps, j’écris
ces lignes à ton intention, petit homme. Veux-tu d’autres preuves de
l’impuissance de tes puissants ? Tes cancérologues, tes conseillers
de santé, tes professeurs n’ont pu faire respecter leur interdiction de
percer le secret du cancer. J’ai poursuivi mes recherches en dépit de
leur interdiction formelle. Leurs voyages en France et en Grande-Bretagne pour
saper mon oeuvre ont été en pure perte. Partout, ils se sont
embourbés dans la pathologie. Mais moi, petit homme, je t’ai
souvent sauvé la vie ! “Lorsque
j’aurai porté au pouvoir en Allemagne le Führer de tous les
prolétaires, je le ferai passer par les armes ! Il pervertit notre
jeunesse prolétarienne ! Il affirme que le prolétariat souffre
autant que la bourgeoisie d’inaptitude à l’amour. Il transforme nos
organisations de jeunesse en bordels. Il prétend que je suis un animal.
Il détruit notre conscience d’appartenir à la classe
ouvrière !” Oui, je
détruis tes idéaux qui te font perdre la vie et la raison aussi,
petit homme. Tu veux voir ton “grand espoir éternel” dans la
glace, où tu ne peux t’en emparer. Mais il faut prendre la
vérité à bras-le-corps si tu veux devenir le maître de
ce monde. “Chassez-le
hors du pays ! Il trouble l’ordre public. Il espionne pour le compte de
mon ennemi de toujours. Il a acheté une maison avec l’argent de Moscou
(à moins que ce ne soit celui de Berlin) !” Tu n’as pas
l’air de comprendre, petit homme. Une vieille femme avait peur des souris. Elle
habitait une maison à côté de la mienne et savait que
j’élevais des souris blanches dans ma cave. Elle craignait que les souris
ne puissent s’introduire dans sa chemise et entre ses jambes. Si elle avait
connu l’amour, elle n’aurait pas eu peur des souris. Or, c’est grâce
à ces souris que j’ai compris le mécanisme de ta
dégénérescence cancéreuse, petit homme. Tu étais,
par hasard, le propriétaire de ma maison et la bonne femme te demanda de
me donner congé. Et toi, homme courageux, bourré d’idéaux et
de morale, tu m’as jeté dehors. Il m’a fallu acheter une maison pour
continuer mes recherches, loin de toi et de ta couardise. Qu’as-tu fait
ensuite, petit homme ? En ta qualité de petit représentant du
Ministère public, tu voulais faire carrière en affrontant cette
célébrité dangereuse. Tu as donc affirmé que
j’étais un espion allemand ou russe, et tu m’as fait jeter en prison.
Mais ça valait la peine de te voir là, misérable petit procureur
de l’état. Tes agents secrets ne parlaient pas très bien de toi,
quand ils ont perquisitionné chez moi, à la recherche de “matériel d’espionnage”. Un peu plus tard, je t’ai
rencontré encore sous les traits d’un petit juge du Bronx ; tu n’avais
jamais pu réaliser ton rêve d’être nommé à un
poste plus intéressant. Tu m’as reproché d’avoir des livres de
Lénine et de Trotsky dans ma bibliothèque. Tu ne savais pas, petit
homme, à quoi ça sert, une bibliothèque. Je t’ai
expliqué que j’avais aussi Hitler, Bouddha, Jésus, Goethe,
Napoléon et Casanova dans ma bibliothèque. Je t’ai dit que pour
bien connaître la peste émotionnelle il faut l’étudier sous
tous ses aspects. C’était là du nouveau pour toi, petit juge ! “En
prison ! C’est un fasciste. Il méprise le peuple !” Tu n’es pas le
peuple petit juge ; c’est toi qui méprises le peuple, car tu
ne songes même pas à défendre les droits du peuple ; ce
qui seul t’intéresse, c’est ta carrière. Cela,
beaucoup de
grands hommes l’ont dit ; mais évidemment tu ne les as jamais
lus.
Je respecte le peuple, car je prends d’énormes risques en lui disant
la
vérité. Je pourrais jouer au bridge avec toi ou raconter des
plaisanteries “populaires“. Mais je ne m’assieds pas avec toi à la
même
table. Car tu es un mauvais défenseur de la “Déclaration des
Droits du Citoyen”. “C’est un
trotskyste ! Jetez-le en prison ! Il excite le peuple, ce chien
rouge !” Non, je
n’excite pas le peuple. Je tâche de t’inspirer un peu de respect de
toi-même, un peu d’humanité. Car tu veux faire carrière,
gagner des voix, te faire nommer juge à la Cour Suprême ou
Führer de tous les prolétaires. Ta justice et ta mentalité de
Führer sont la corde au cou de l’humanité. Qu’as-tu fait de Wilson,
personnage grand et chaleureux ? Pour toi, juge du Bronx, il était
un “rêveur“, pour toi, futur “Führer” de tous
les prolétaires, il était un “exploiteur du peuple”. Tu
l’as assassiné, petit homme, par ton indifférence, ton bavardage,
ta peur de ton propre espoir. Tu as failli
m’assassiner aussi, petit homme. Est-ce que tu
te souviens de mon laboratoire, voici dix ans ? Tu étais un assistant
technique, tu étais en chômage, tu m’avais été
recommandé comme un socialiste de marque, membre d’un parti gouvernemental.
Tu recevais un bon traitement, tu jouissais de la liberté au sens absolu
du terme. Je t’ai permis de prendre part à toutes nos discussions, car je
croyais en toi et en ta “mission”. Tu te rappelles sans doute la
suite. La liberté t’a rendu fou. Pendant des journées
entières, je te voyais te promener, la pipe au coin de la bouche, à
bayer aux corneilles. Je ne comprenais pas pourquoi tu refusais de travailler.
Quand j’entrais le matin au laboratoire, tu attendais d’un air provocateur que
je te salue le premier. J’aime saluer les gens le premier, petit homme. Mais si
quelqu’un attend que je le salue, je me fâche, car je suis, dans ton
sens, ton patron, ton “boss”. Pendant quelques jours, je te
laissai ainsi abuser de ta liberté, puis j’eus une conversation avec toi.
Les larmes aux yeux, tu m’expliquas que tu ne savais que faire de ce nouveau “régime” ; que tu n’étais pas habitué à
la liberté. Qu’aux postes que tu avais occupés auparavant, tu
n’avais même pas le droit de fumer en présence de ton patron, que
tu ne pouvais lui parler que s’il t’adressait la parole, toi, le futur
führer de tous les prolétaires. Or, dès que tu jouissais de
la vraie liberté, tu adoptais une attitude de provocation
insolente. Je t’ai compris et je ne t’ai pas mis à la porte. Plus tard,
tu es parti et tu as mis au courant de mes expériences un psychiatre antialcoolique,
expert auprès des tribunaux. C’était toi, le mouchard,
l’hypocrite, qui lança contre moi une campagne de presse. Voilà ce
que tu fais, petit homme, quand on t’accorde la liberté. Contrairement
à ce que tu pensais, ta campagne de presse a fait avancer mon oeuvre de
dix années. Ainsi, petit
homme, je prends congé de toi. Je n’ai pas l’intention de te servir
à l’avenir, de me laisser tuer à petit feu par ma sollicitude pour
toi. Tu es incapable de me suivre dans les régions lointaines où je
me rends. Tu mourrais de peur si tu avais seulement une vague idée de ce
qui t’attend. Car tu assumeras le gouvernement du monde. Mes étendues
solitaires font partie de ton avenir. Mais pour le moment, je ne te veux pas
comme compagnon de voyage. Comme compagnon de voyage, tu serais inoffensif
seulement à l’auberge, mais non là où je me rends. “Assommez-le !
Il médit de la civilisation que nous avons élaborée, moi,
petit homme, avec l’aide de l’homme de la rue. Je suis un homme libre dans une
démocratie libre ! Hourra !” Tu n’es rien,
petit homme, rien du tout ! Ce n’est pas toi qui as
créé cette civilisation, mais quelques- un de tes honnêtes
maîtres. Tu ne sais pas ce que tu construis quand tu travailles sur un
chantier. Et si quelqu’un t’invite à prendre tes responsabilités
dans l’oeuvre d’édification, tu conspues le “traître à
la classe ouvrière” et tu vas rejoindre le “Père de tous
les prolétaires” qui se garde bien de te dire cela. Tu n’es pas libre, petit homme, et tu ne sais pas ce que c’est que la liberté. Tu ne saurais pas vivre sous un régime de liberté. Qui, en Europe, a porté la peste au pouvoir ? Toi, petit homme ! Et aux États-Unis ? … Songe à Wilson…
“Écoutez !
Il m’accuse, moi, petit homme. Qui suis-je, quel pouvoir ai-je pour
empêcher le président des États-Unis de faire ce qu’il veut ?
Je fais mon devoir, j’obéis à mes chefs, je ne m’occupe pas de
politique…” … Même
quand il s’agit de jeter des milliers d’hommes et de femmes dans les chambres
à gaz, tu ne fais qu’obéir aux ordres de tes chefs, petit
homme ! Tu es si naïf que tu ne sais même pas que de telles
choses se font. N’est-il pas vrai ? Tu n’es qu’un pauvre diable qui n’a
rien à dire, qui n’a pas d’opinion. Qui es-tu pour te mêler de
politique ? Je me le demande. J’ai entendu souvent cette chanson !
Mais je te pose néanmoins une question : Pourquoi ne fais-tu pas en
silence ton devoir quand un homme vraiment compétent te dit de surveiller
ton entreprise et de ne pas frapper tes enfants ? Quand il te
répète sans arrêt de ne pas suivre le dictateur ? Que
fais-tu dans ce cas de ton devoir, de ta sage obéissance ? Non,
petit homme, tu ne prêtes jamais l’oreille à la vérité,
tu n’écoutes que le tapage. Alors tu hurles “heil !” Tu es
lâche et cruel, petit homme, tu n’as pas le sens du vrai devoir, du
devoir d’être humain et de sauvegarder ton humanité. Tu
imites mal le sage et bien le brigand. Tes films, tes programmes de radio, tes
bandes dessinées ne racontent que des histoires de crimes. Tu
traîneras ta personne et ta mesquinerie à travers les siècles
avant de devenir ton propre maître. Je me sépare de toi pour mieux
te servir à l’avenir. Car si je suis loin de toi, je ne risque pas que tu
me tues, et une oeuvre lointaine t’inspire plus de respect qu’une oeuvre
proche. Tu méprises ce qui est trop près de toi. Tu places
ton général ou ton feld-maréchal sur un socle pour mieux le
respecter, même s’il est méprisable. C’est pourquoi les grands
hommes ont toujours gardé leurs distances par rapport à toi, depuis
qu’on écrit l’histoire. “Le
voilà qui sombre dans la folie des grandeurs ! Il est fou, fou
à lier !” Je sais, petit
homme, que ton premier diagnostic est toujours la folie quand tu entends une
vérité que tu n’aimes pas. En ce qui te concerne, tu te
considères comme l’“Homo
normalis”,
l’homme normal. Tu as enfermé les fous, et ce sont
les normaux qui gouvernent le monde. Qui est donc responsable de tout
le
mal ? Pas toi, évidemment, tu ne fais que ton devoir, et qui
es-tu
pour avoir une opinion personnelle ? Je le sais, tu n’as pas
besoin de me
le ressasser. D’ailleurs, ton sort n’intéresse personne, petit homme.
Mais quand je pense aux nouveau-nés que tu tortures pour en faire des
“hommes normaux” à ton image, j’ai envie de revenir vers toi
pour empêcher ce crime. Mais tu as pris tes précautions en
instituant un “Ministère de l’éducation”. J’aimerais te
promener à travers le monde, petit homme, pour te montrer un peu ce que
tu es, ce que tu as été, aujourd’hui et hier, à Vienne,
à Londres, à Berlin, comme “représentant de la
volonté du peuple”, comme adepte d’une croyance. Tu te retrouveras
partout, tu te reconnaîtras partout, que tu sois Français, Allemand
ou Hottentot : il te suffira d’avoir le courage de te regarder. “Maintenant,
il salit mon honneur ! Il souille ma mission !” Je ne fais ni
l’un ni l’autre, petit homme. Je serais au contraire fort aise si tu pouvais me
prouver le contraire, si tu pouvais me prouver que tu as le courage de
te regarder en face. Tu dois fournir des preuves tout comme le maçon qui
construit une maison. Une maison, cela doit exister et être habitable. Le
maçon n’a pas le droit de me reprocher d’“offenser son
honneur” si je lui prouve qu’au lieu de construire des maisons il se
contente de me parler de sa “mission de constructeur”. De la
même manière, tu dois me prouver que tu es
l’édificateur de l’avenir de l’humanité. Il ne sert à rien de
te cacher lâchement derrière les slogans de l’“honneur de la
nation” ou du “prolétariat”. Tu as jeté le masque,
petit homme ! Ainsi, j’ai
dit que j’allais prendre congé de toi. Cette décision, je l’ai
prise après des années de réflexion et d’innombrables nuits
blanches. Bien sûr, les futurs Führers de tous les prolétaires ne
font pas tant d’embarras. Aujourd’hui, ils sont tes chefs, demain ils seront
des scribouillards apathiques dans la rédaction d’une quelconque feuille
de chou. Ils changent d’opinion comme de chemise. Ce n’est pas là mon
genre. Je continue de me faire du souci pour toi et ton avenir. Mais comme tu
es incapable de respecter quelqu’un vivant auprès de toi, je dois prendre
mes distances. Tes petits enfants seront les héritiers de mes peines. Je
le sais. J’attends qu’ils profitent des fruits de mon labeur, comme j’ai
attendu trente ans que tu en profites toi-même. Mais tu
préfères hurler : “à
bas le capitalisme ! À bas la constitution américaine !” Suis-moi,
petit homme. Je vais te montrer quelques instantanés de
toi-même ! Ne te sauve pas ! Ce n’est pas très édifiant,
mais salutaire, et puis tu ne courras aucun risque. Il y a cent
ans environ, tu appris, à la manière des perroquets, à
répéter ce que radotaient les physiciens qui construisaient des
machines et affirmaient que l’âme n’existe pas. Puis, un grand homme
s’est levé et t’as montré ton âme : il est vrai qu’il
n’avait pas d’idée très précise sur les rapporte entre ton
âme et ton corps. Tu as dit : “Ridicule, cette psychanalyse, du
charlatanisme ! On peut analyser l’urine, mais pas la psyché.”
Tu disais cela parce que tout ce que tu savais en matière de médecine
c’était qu’on pouvait analyser l’urine. Pendant quarante ans, on s’est
battu pour ton âme. Je sais combien la lutte était dure, parce que
j’y ai pris part. Un jour tu as découvert qu’on pouvait gagner beaucoup
d’argent avec les maladies de l’âme. Il suffit de faire venir le malade
une heure tous les jours, pendant des années, et de lui facturer ces
heures. C’est à
partir de ce moment-là, mais pas avant, que tu as cru en l’existence de
l’âme. Entre-temps la science du corps a fait des progrès
silencieux. J’ai découvert que ton esprit est une fonction de ton
énergie vitale, en d’autres termes qu’il y a unité entre le corps
et l’âme. Je me suis rué dans cette brèche, et j’ai pu
montrer que tu projettes ton énergie vitale quand tu te sens bien et quand
tu aimes, que tu la rétractes vers le centre de ton corps quand tu as
peur. Pendant quinze ans tu as jeté le voile du silence sur ces
découvertes. Mais j’ai poursuivi mon travail dans la même direction
et j’ai découvert que l’énergie vitale, à laquelle j’ai
donné le nom d’“orgone”, existe aussi dans l’atmosphère.
J’ai réussi à la voir et j’ai inventé des appareils pour
l’agrandir et la rendre visible. Pendant que tu jouais aux cartes, que tu
parlais politique, que tu tourmentais ta femme ou ruinais ton enfant, je
passais des heures dans ma chambre obscure, deux années durant, plusieurs
heures chaque jour, afin de m’assurer que j’avais réellement
découvert l’énergie vitale. J’ai appris peu à peu à
montrer ma découverte à d’autres personnes, et j’ai pu
vérifier qu’elles voyaient la même chose que moi. Si tu es un
médecin qui prend l’âme pour une sécrétion des glandes
endocrines, tu raconteras à un de mes malades guéris que le
succès de la cure est dû à la “suggestion”. Si tu
souffres de doutes obsessionnels et que tu as peur de l’obscurité, tu
diras que la démonstration est due à la “suggestion” et
que tu avais l’impression d’assister à une séance de spiritisme.
Voilà comment tu réagis, petit homme : Tu papotes sur
l’âme en 1946 avec la même sotte assurance avec laquelle tu as
nié son existence en 1920. Tu es resté le même petit homme.
En 1984, tu gagneras des fortunes avec l’orgone et tu mettras en doute, tu
insulteras, tu calomnieras, tu ruineras une autre vérité, comme tu
as calomnié et ruiné l’âme après la découverte de
l’esprit et l’orgone après la découverte de l’énergie
cosmique. Et tu resteras toujours le petit homme “sceptique”, qui
hurle “heil” par-ci et par-là. Est-ce que tu te souviens de ce
que tu as dit après la découverte de la rotation de la terre et de
son mouvement dans l’espace ? Ta réponse a été la
plaisanterie stupide que maintenant les verres tomberont du plateau du
sommelier. Cela s’est passé il y a quelques siècles et tout a
été oublié, évidemment. Tout ce que tu as retenu de
Newton c’est qu’il a vu “tomber une pomme” ; quant à
Rousseau, il voulait “revenir à la nature”. De Darwin tu as
retenu “la survie du plus fort”, mais non “ta descendance du
singe”. Tu aimes citer le “Faust” de Goethe, mais tu n’y comprends
pas plus qu’un chat aux math’élémentaire. Tu es stupide et
vaniteux, ignorant et simiesque, petit homme ! Mais tu es passé
maître dans l’art d’esquiver l’essentiel et de retenir l’erreur. Je te
l’ai déjà dit. Tu exposes ton Napoléon, petit bonhomme
galonné d’or, qui ne nous a rien laissé sauf le service militaire
obligatoire, dans toutes les librairies, en grands caractères
dorés, mais mon Kepler, qui a pressenti ton origine cosmique, ne figure
dans aucune bibliothèque. Voilà pourquoi tu n’arrives pas à
te dépêtrer du bourbier, petit homme ! C’est pourquoi je te
réprimande sévèrement quand tu t’imagines que j’ai
sacrifié vingt années de ma vie et une fortune pour te
"suggérer" l’existence de l’énergie cosmique. Non, petit
homme, en consentant ce sacrifice, j’ai réellement appris à
guérir la peste dans ton corps. Cela, tu ne veux pas le croire. N’as tu
pas dit un jour en Norvège que “quelqu’un qui dépense tant
d’argent pour des expériences doit être
détraqué” ? Tu ne peux t’imaginer que quelqu’un puisse
côtoyer un représentant de l’autre sexe sans aussitôt
envisager un “tour de lit”. Je t’ai compris : tu juges
d’après toi-même. Tu sais seulement prendre sans donner. Je te
respecterais si tu étais un voleur de bonheur d’envergure ;
mais tu es un chipoteur lâche et misérable. Tu es malin, mais
souffrant de constipation psychique, tu es incapable de créer. Ainsi, tu
vas voler un os pour le ronger dans un coin, selon une formule de Freud. Tu te
précipites sur l’homme généreux, sur celui qui distribue
joyeusement ses biens, pour le spolier, mais c’est toi le pervers et le
corniaud et tu infliges à l’homme généreux ces noms. Tu te
gorges de son savoir, de son bonheur, de sa grandeur, mais tu ne peux
digérer ce que tu as englouti. Tu le rechies aussitôt et la
puanteur est épouvantable. Or, pour préserver ta dignité
après l’avoir volé, tu salis l’homme généreux, tu le
traites de fou, de charlatan, de “corrupteur de l’âme enfantine”. Parlons-en,
petit homme. Tu te rappelles (tu étais le président d’une
société de savants) avoir répandu le bruit que je faisais
assister des enfants à l’acte sexuel ? C’était après la
publication de mon premier article sur les droits sexuels des enfants. Une
autre fois (tu étais à cette époque le président
intérimaire d’une “Association culturelle” berlinoise), tu
répandis le bruit que je conduisais des fillettes en voiture dans les
bois pour les séduire. Je n’ai jamais séduit des adolescentes,
petit homme ! Ces accusations sont le fruit de ton imagination obscène ;
j’aime ma bien-aimée, j’aime ma femme. À la différence de toi, je
suis capable d’aimer ma femme et je n’ai pas besoin, comme toi, de
séduire de petites filles dans les bois. Et toi, petite
adolescente, ne rêves-tu pas de ton héros de cinéma ? Ne
dors-tu pas avec sa photo sous l’oreiller ? Ne fais-tu pas tout pour
l’approcher, pour le séduire en prétendant que tu as dix-huit
ans ? Puis, tu portes plainte, tu l’accuses de viol, ton héros de cinéma.
Il sera acquitté ou condamné, et tes grand-mères embrassent
les mains de ton héros de cinéma. Comprends-tu petite fille ? Tu voulais
coucher avec ton héros de cinéma, mais tu n’avais pas le courage
d’en assumer la responsabilité. Tu as préféré l’accuser
de viol et jouer le rôle de la pauvre fille violée. C’est aussi ton
cas, pauvre femme violée, qui a éprouvé plus de plaisir avec
ton chauffeur qu’avec ton mari. Petite femme blanche, n’est-ce pas toi qui as
séduit le chauffeur noir, l’homme qui a su préserver sa
sexualité saine et naturelle ? Puis, tu l’as dénoncé
pour viol ; pauvre petite créature, victime d’un homme d’une
"race inférieure". Toi, tu es pure, blanche, tes ancêtres
ont traversé l’océan à bord du “Mayflower” ;
tu es la “Fille de telle ou de telle Révolution”, d’un homme du
Nord ou du Sud, dont le grand-père s’est enrichi en pratiquant la traite
des Noirs, kidnappée dans la jungle libre ! Comme tu es innocente,
pure, blanche, sans le moindre désir de posséder un Noir, pauvre
petite femme ! Tu n’es qu’une lâche, misérable descendante
d’une race dégénérée de chasseurs d’esclaves, de
quelque cruel Cortez qui attira dans ses filets des milliers d’Aztèques
confiants pour les canarder lâchement. Pauvres filles
de telle ou telle révolution. Que savez-vous de
l’émancipation ? Que savez-vous des aspirations de
révolutionnaires américains, de Lincoln qui a libéré
vos esclaves que vous avez livrés “à la libre concurrence de
l’économie de marché”. Regardez-vous dans une glace. Vous y
reconnaîtrez, aussi anodines et innocentes, les “filles de la
Révolution Russe” ! Si vous aviez
été capables de donner une seule fois votre amour à un homme,
vous auriez sauvé la vie à plus d’un nègre, à plus d’un
Juif, à plus d’un travailleur. Comme vous tuez dans les enfants votre
propre vie, ainsi vous tuez dans les Noirs votre rêve d’amour, votre
désir du plaisir devenu obscénité et pornographie. Je vous
connais, filles et femmes de la haute finance. Vos organes génitaux
dégénérés sont le berceau de vilénies sans
nom ! Non, fille de telle ou de telle révolution, je ne brigue pas
un poste de LL. D. ou de commissaire. Je laisse ce soin à vos animaux
raidis en robes et en uniformes. J’aime mes oiseaux, mes chevreuils, mes
belettes, qui sont proches du Nègre. Je songe aux Nègres de la
brousse et non à ceux de Harlem en faux col et redingote ! Je ne
songe pas aux grasses Négresses parées de boucles d’oreilles dont
le plaisir frustré s’est transformé en graisse superflue. Je songe
aux filles sveltes et souples des mers du Sud dont un débauché de
telle ou telle armée abuse ; filles qui ignorent que tu prends leur
pur amour comme tu prendrais une putain dans un bordel. Non, fillette,
tu aspires à la vie qui n’a pas encore compris qu’elle est
exploitée et méprisée. Mais ton heure approche ! Tu ne
remplis plus la fonction d’une vierge au service de la race allemande. Tu
continues à vivre comme vierge russe au service de ta classe, ou comme
fille de la Révolution américaine. Dans 500 ou 1000 ans, quand des
filles et des garçons bien portants jouiront de l’amour et le
protégeront, il ne restera de toi qu’un souvenir ridicule. N’as-tu pas
fermé tes salles de concert à Marian Anderson, à la voix de
la vie, toi, petite femme rongée par le cancer ? Son nom chantera
pendant des siècles lorsque le tien se sera évanoui. Je me demande
si Marian Anderson pense aussi en fonction des siècles ou si elle
interdit aussi l’amour à son enfant ? Je l’ignore. La vie avance par
grands et par petits bonds ! Elle se contente de la vie. Elle s’est
retirée de toi, petite femme rongée par le cancer. Tu as
répandu le conte de fées, petite femme, que tu représentes “LA
SOCIÉTÉ”, et ton petit mari l’a gobé. Or il n’en est rien. Il est
vrai que tu annonces tous les jours dans les journaux chrétiens et juifs
quand ta fille compte étreindre tel homme ; mais cela
n’intéresse aucune personne tant soit peu sérieuse. La “société”
c’est moi, le charpentier, le jardinier, le maître
d’école, le médecin, l’ouvrier d’usine. La
société ce n’est pas toi, petite femme rongée par le cancer,
raide, au masque rigide. Tu n’es pas la vie, tu es sa caricature ! Mais je
comprends fort bien pourquoi tu te retires dans ta forteresse luxueuse. Tu ne
pouvais rien faire d’autre face à la mesquinerie des charpentiers, des
jardiniers, des médecins, des maîtres d’école, des ouvriers
d’usine. Étant donné cette peste, c’était la chose la plus sage à
faire. Mais ta bassesse, ta mesquinerie s’est glissée dans tes os, avec
ta constipation, tes rhumatismes, ta rigidité de masque, ton refus de la
vie. Tu es malheureuse, pauvre petite femme, parce que tes fils vont au-devant
du désastre, tes filles se débauchent, tes maris se dessèchent,
ta vie pourrit avec tes tissus. Tu ne peux pas me raconter d’histoires, petite
fille de la Révolution : je t’ai vue nue. Tu es
lâche, tu as toujours été lâche. Tu tenais le bonheur
de l’humanité entre tes mains, tu as tout gaspillé. Tu as mis au
monde des Présidents, tu leur as donné ta mentalité mesquine.
Ils se font photographier et reproduire sur des médailles, ils sourient
en permanence, mais ils n’osent appeler la vie par son nom, petite fille de la
Révolution ! Tu portais le monde dans tes mains, et tu as
lâché des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki ; à
vrai dire, c’est ton fils qui les a lâchées. Tu as
lâché ta pierre tombale, petite femme rongée par le cancer.
Avec une seule bombe, tu as expédié dans le silence du tombeau ta
classe et ta race tout entière. Car tu n’as pas eu assez de sentiments humains
pour lancer un avertissement aux hommes, aux femmes, aux enfants d’Hiroshima et
de Nagasaki. Tu n’as pas eu la grandeur d’âme d’être humaine !
C’est pourquoi tu disparaîtras silencieusement, comme une pierre
s’enfonçant dans l’océan. Peu importe ce que tu penses ou dis
maintenant, petite femme qui a mis au monde des généraux idiots.
D’ici cinq cents ans, on se moquera de toi, on s’étonnera. Qu’on ne le fasse
pas déjà aujourd’hui est une des preuves de la misère de ce
monde ! Je sais ce que
tu vas me répondre, petite femme. Les apparences militent en ta
faveur ; il fallait “défendre le pays”. J’ai entendu la
même chanson déjà dans la vieille Autriche. As-tu jamais
entendu un cocher de fiacre viennois crier : “Hourra, mein
Kaiser !” ? Non ? Tu n’as qu’à écouter ta
propre voix ; c’est la même chose. Non, petite femme, je n’ai pas
peur de toi. Tu ne peux rien contre moi. Il est vrai que ton gendre est
l’adjoint du représentant du Ministère public, que ton neveu est
l’adjoint du percepteur. Tu les invites à prendre une tasse de thé
et tu leur glisses un mot. Il veut devenir District Attorney ou percepteur
principal et cherche une victime "de la légalité et de
l’ordre". Je sais fort bien comment ces choses se manigancent. Mais tout
cela ne te sauvera pas de la culbute finale, petite femme. Ma
vérité est plus forte que toi ! “C’est un
fanatique monomaniaque ! Est-ce que je n’ai aucune fonction dans la
société ?” Je vous ai
simplement montré en quoi vous êtes petits et vils, petits
hommes et petites femmes ! Je n’ai même pas mentionné votre
utilité et votre importance. Est-ce que vous croyez que je vous aurais
parlé au risque de ma vie, si vous étiez négligeables ?
Votre petitesse et votre bassesse sont d’autant plus effrayantes que vous
assumez de terribles responsabilités. On dit que vous êtes
stupides ; moi, je prétends que vous êtes intelligents, mais lâches.
On dit que vous êtes le fumier de la société
humaine ; moi, je dis que vous êtes sa semence. On dit que la
culture a besoin d’esclaves. Moi, je dis qu’aucune culture n’a été
édifiée sur l’esclavage. Cet affreux XXème siècle a
ridiculisé toutes les théories culturelles depuis Platon. La
culture humaine n’a pas encore vu le jour, petit homme ! Nous
commençons seulement à comprendre les horribles déviations et
la dégénérescence pathologique de l’animal humain. Ces “propos adressés au petit homme”, ou d’autres textes,
décents, sont à la culture des millénaires à venir ce
que l’invention de la roue était, il y a mille ans, à la locomotive
Diesel moderne ! Tes
perspectives sont infiniment trop petites, petit homme, tu ne vois pas plus
loin que du petit déjeuner au déjeuner. Tu devras apprendre à
embrasser par ta pensée de vastes espaces, les siècles passés
comme les millénaires à venir. Tu devras apprendre à penser
en fonction de la vie, à considérer ton évolution
depuis la première molécule de protoplasme jusqu’à l’animal
humain qui sait marcher en position verticale, mais qui ne sait pas encore
penser correctement. Tu n’as même pas gardé le souvenir
d’événements qui se sont passés il y a dix ou vingt ans, et
tu répètes les mêmes âneries que les hommes ont
débitées il y a 2000 ans et davantage. Pis, tu t’accroches à
des insanités telles que “race”, “classe”, “nation”, “contrainte religieuse”, “interdiction
d’aimer”, comme un pou s’accroche à une fourrure. Tu n’oses pas
mesurer du regard la profondeur de ta misère. De temps en temps, ta
tête émerge du bourbier et tu cries “heil !” Le
coassement d’une grenouille dans une mare est plus près de la vie ! “Pourquoi
ne me tires-tu pas du bourbier ? Pourquoi ne prends-tu pas part à mes
réunions de parti, à mes parlements, à mes conférences
diplomatiques ? Tu es un traître ! Tu as lutté et
souffert pour moi, tu as consenti de grands sacrifices. Maintenant, tu
m’insultes !” Je suis
incapable de te tirer du bourbier. Tu es le seul qui puisse le faire. Je n’ai
jamais participé à des meetings et réunions, parce que tu n’y
fais que crier : “à bas
l’essentiel ! Discutons de l’accessoire !” Il est vrai que j’ai
lutté pour toi pendant vingt-cinq ans, que j’ai sacrifié ma
sécurité professionnelle et la chaleur du nid familial ; j’ai
donné pas mal d’argent à tes organisations, j’ai même pris
part à tes “marches de la faim”, et à tes parades. Je
t’ai donné des milliers de consultations médicales, sans la moindre
contrepartie. Je suis allé d’un pays à l’autre pour toi et souvent
à ta place, pendant que tu criais à tue-tête I-ah, I-ah,
lalala ! J’étais prêt à mourir pour toi quand je te
promenais en voiture en luttant contre la peste politique, alors qu’on me
menaçait de mort ; quand tes enfants ont manifesté, je les ai
protégés des attaques de la Police ; j’ai dépensé
tout mon argent pour installer des dispensaires psychiatriques destinés
à te prodiguer aide et conseils. Tu m’as tout pris et tu ne m’as jamais
rien rendu ! Tu voulais être sauvé, mais au cours de ces
trente années affreuses, tu n’as jamais formulé une seule
pensée féconde. À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, tu
n’avais pas avancé d’un pouce par rapport à la période
d’avant-guerre. Tu te trouvais peut-être un peu plus à “gauche” ou à “droite”, mais tu n’as pas AVANCE
d’un millimètre ! Tu as gaspillé tout le profit de la
Révolution française ; de la Révolution russe, plus
importante encore, tu as fait un cauchemar pour le monde entier ! Ton
horrible défaillance, que seuls des coeurs généreux peuvent
comprendre sans te haïr et te mépriser, a plongé dans un
désespoir immense tous ceux qui étaient disposés à tout
sacrifier pour toi. Pendant ces années atroces, pendant un demi-siècle
d’horreur, tu n’as prononcé que des platitudes, tu n’as pas dit un seul
mot intelligent. Je n’ai pas
perdu courage, car pendant ce temps, j’ai appris à mieux connaître
ta maladie. J’ai compris que tu ne pouvais agir et penser autrement. J’ai vu ta
peur mortelle de la vie en toi, une peur qui te remet sans cesse sur la bonne
voie et t’égare ensuite. Tu ne comprends pas que la connaissance
mène à l’espoir. Tu aspires à l’espoir, mais tu ne donnes pas
l’espoir aux autres. C’est pourquoi tu m’as appelé, face à la
décadence complète de ton monde, un “optimiste”, petit
homme. Oui, je suis un optimiste, je mise sur l’avenir. Pourquoi ? me
demandes-tu. Je vais, te le dire. Tant que je m’attachais à toi, tel que tu étais, j’ai toujours
ressenti comme un choc ton étroitesse d’esprit. Des milliers de fois,
j’ai oublié le mal que tu m’as fait quand j’ai essayé de t’aider,
et des milliers de fois tu m’as rappelé ta maladie. Puis, j’ai enfin
ouvert les yeux et je t’ai regardé en face. Ma première
réaction a été le mépris et la haine. Mais peu à
peu j’ai appris à comprendre ta maladie, et cette
compréhension a fini par effacer mon mépris et ma haine. Je ne t’en
voulais plus d’avoir ruiné le monde par ta première tentative d’en
assumer le gouvernement. J’avais compris qu’il ne pouvait en être
autrement, puisque, pendant des millénaires, tu as été
empêché de vivre la vie telle qu’elle est. J’ai découvert
la loi du fonctionnement de la vie, petit homme, pendant que tu criais “il est fou”. Tu étais à cette époque un petit
psychiatre, tu avais travaillé dans un mouvement de jeunesse, mais la
maladie cardiaque te menaçait, puisque tu étais impuissant. Plus
tard, tu es mort de chagrin, car pour peu qu’on ait un grain
d’honnêteté en soi, on ne peut voler et calomnier impunément.
Or, tu as gardé un reste d’honnêteté dans quelque recoin de
ton âme, petit homme ! Quand tu croyais me donner le coup de pied de
l’âne, tu t’imaginais que j’étais au bout de mon rouleau, car tu
savais que j’avais raison et que tu étais incapable de me suivre. En me
voyant me redresser comme un poussah, plus fort, plus lumineux, plus
déterminé que jamais, la terreur te terrassa. En mourant, tu
compris que j’avais sauté par-dessus les abîmes et les fossés
que tu avais creusés pour me faire trébucher. N’as-tu pas
présenté ma doctrine comme la tienne dans tes
organisations craintives ? Eh bien, les personnes honnêtes de ton
organisation étaient informées ; je le sais parce qu’elles me
l’ont dit. Non, petit homme, en cherchant des biais, on creuse sa propre tombe. Comme tu
menaces toute vie, comme il est impossible de s’en tenir en ta présence
à la vérité sans recevoir un couteau dans le dos ou de la
merde dans la figure, j’ai pris mes distances. Je le répète :
je me suis éloigné de toi, mais non de ton avenir. Je n’ai pas
abandonné l’humanité, mais ton inhumanité et ta bassesse. Je suis
toujours disposé à consentir des sacrifices pour la vie agissante,
mais plus pour toi, petit homme ! Il y a peu, je me suis rendu compte que
j’ai commis pendant vingt-cinq ans une erreur immense : je me suis
dépensé pour toi et ta vie parce que je croyais que tu étais
la vie, le progrès, l’avenir, l’espoir. D’autres personnes animées
de la même droiture et de la même véracité pensaient
également trouver la vie en toi. Toutes ont péri. L’ayant compris,
j’ai décidé de ne pas me laisser tuer par ton étroitesse
d’esprit et ta bassesse. Car il me reste des affaires importantes à
régler. J’ai découvert la vie, petit homme. Je ne peux plus
longtemps te confondre avec la vie que j’ai sentie en toi et cherchée en
toi. Ce n’est qu’en
établissant une ligne de partage claire et nette entre la vie, ses
fonctions et ses caractéristiques, et ton genre d’existence, que je
contribuerai efficacement à la sauvegarde de la vie et de ton avenir.
Je sais qu’il faut du courage pour te désavouer. Mais je pourrai
travailler pour l’avenir, parce que je ne ressens aucune compassion pour toi,
et parce que je ne tiens pas à être porté sur le pavois par
toi, comme tes misérables Führers. Depuis quelque
temps, la vie commence à se révolter quand on en abuse. C’est
là le commencement de ton brillant avenir et la fin atroce de la
petitesse de tous les petits hommes. Car nous avons fini par démasquer
les méthodes de la peste émotionnelle. Elle accuse la Pologne de
faire des préparatifs de guerre quand elle est sur le point de
l’attaquer. Elle attribue au rival des intentions meurtrières quand elle
s’apprête à l’assassiner. Elle reproche à la vie saine des
perversions sexuelles quand elle à l’intention de se livrer à
quelque projet pornographique. On t’a
démasqué, petit homme, et on a jeté un regard derrière
la façade de ta bassesse et de ton minabilisme.
On veut que tu détermines le cours du monde par ton travail et
tes réalisations ; mais on ne veut pas que tu remplaces un tyran
par un autre pire que le premier. On commence à exiger que tu te soumettes
plus strictement, petit homme, aux règles de la vie, comme tu l’exiges
des autres, que tu t’amendes toi-même avant de critiquer. On
connaît mieux ta manie de cancaner, ta cupidité, ton refus de toute
responsabilité, bref de ta maladie qui empeste le monde. Je sais que tu
n’aimes pas entendre ces vérités et que tu préfères
crier “heil”, toi qui prétends assurer l’avenir du
prolétariat et du “Quatrième Reich”. Mais je suis certain
que tu réussiras moins bien que par le passé. Nous avons
découvert la clef de ton comportement pendant des millénaires. Tu
es brutal, petit homme, derrière ton masque de sociabilité et de
gentillesse. Tu ne peux passer une demi-journée avec moi sans montrer le
bout de l’oreille. Tu ne me crois pas ? Je vais rafraîchir ta mémoire. Tu te souviens
sans doute de cet après-midi lumineux où tu vins me voir, cette
fois-là sous les traits d’un bûcheron en quête de travail.
Mon petit chien te renifla amicalement et sauta autour de toi. Tu reconnus en
lui le fils d’un splendide chien de chasse. Tu me dis : “Pourquoi ne
l’attaches-tu pas pour qu’il devienne méchant ? Ce chien est beaucoup
trop accueillant !” Je répondis : “Je n’aime pas les
chiens méchants qu’on attache. Je n’aime pas les chiens méchants !”
Mon cher petit bûcheron, j’ai plus d’ennemis que toi, mais je
préfère que mon chien soit aimable avec tout le monde ! Tu
te souviens
sans doute de ce dimanche pluvieux, quand, accablé en pensant à ta
rigidité biologique, j’avais cherché refuge dans un bar. J’avais
pris place à une table et commandé un whisky (non, petit homme, je
ne suis pas un pochard, même si je bois de temps en temps un verre).
Bien, J’avais donc commandé un “higball”. Tu venais de rentrer
au pays, tu avais un peu trop bu, tu parlais des Japonais comme de
“vilains singes”. Puis, tu disais avec cette expression du visage que
tu prenais parfois pendant les consultations dans mon cabinet :
“Tu
sais ce qu’on devrait faire de tous ces “Japs” de la Côte
occidentale ? On devrait les pendre, pas d’un coup, mais lentement, en
resserrant
le noeud toutes les cinq minutes…” Et tu illustrais ton propos d’un
geste de la main, petit homme. Le garçon approuvait de la tête et
admirait ton mâle héroïsme. Est-ce que tu as déjà
tenu un bébé japonais entre tes bras, petit patriote ?
Non ! Pendant des siècles tu pendras des espions japonais, des
pilotes américains, des paysannes russes, des officiers allemands, des
anarchistes anglais, des communistes grecs ; tu les passeras par
les
armes, tu les électrocuteras, tu les feras périr dans tes chambres
à gaz ; mais cela ne changera rien à la constipation de tes
boyaux et de ton esprit, à ton inaptitude à l’amour, à tes
rhumatismes, à tes maladies mentales. Tu ne te sortiras pas du
bourbier en
pendant et en assassinant. Plonge ton regard dans ton âme, petit
homme.
C’est là ton seul espoir. Tu te souviens
sans doute du jour, petite femme, où tu te tenais dans mon cabinet de
consultation, pleine de haine pour l’homme qui t’avait quittée. Pendant
des années, tu l’avais écrasé sous ton talon, avec ta
mère, tes tantes, tes petits-neveux, tes cousins, mais il avait
commencé à se rétrécir, car il t’entretenait, toi et
toute ta parentaille. Finalement, il déchira ses liens dans un dernier
effort pour sauver son sentiment de la vie ; et comme il n’avait pas la
force de se détacher intérieurement de toi, il était venu me
consulter. Il payait sans broncher ta pension alimentaire, les trois quarts de
ses revenus, comme l’exige une loi qui punit ceux qui aiment leur
liberté. Car cet homme était un grand artiste, et l’art ne supporte
pas plus que la science les chaînes. Tout ce que tu voulais,
c’était d’être entretenue par l’homme que tu détestais, bien
que tu aies un métier et un emploi. Tu savais que j’allais l’aider
à se défaire d’obligations injustifiées. Alors tu as
piqué une de ces rages ! Tu m’as menacé de la police. Tu
disais que je voulais, moi, lui soutirer de l’argent, parce que je faisais tout
ce que je pouvais pour l’aider dans sa détresse. Ainsi, tu m’as attribué
les intentions infâmes que tu nourrissais toi-même, pauvre petite
femme. Tu n’as jamais songé à améliorer ta situation
professionnelle, car cela t’aurait rendue indépendante de l’homme que
pendant des années tu n’as fait que détester. T’imagines-tu que
c’est par de telles méthodes qu’on édifie un monde nouveau ?
Tu entretiens de bonnes relations avec les socialistes, m’a-t-on dit, qui
savent sur moi un “tas de choses”. Tu ne sais pas que tu
représentes un certain type, qu’il existe des millions de femmes
de ton espèce qui ruinent le monde. Oui, oui, je sais : tu es “faible”, “esseulée”, trop liée à ta
mère, “désarmée devant la vie”, tu détestes
même ta haine, tu vis en conflit avec toi-même, tu es
désespérée. C’est pourquoi tu ruines la vie de ton mari
petite femme ! Tu te laisses emporter par le courant de la vie, telle
qu’elle est aujourd’hui. Je sais aussi que tu trouveras l’appui de plus d’un
juge, de plus d’un procureur de l’État, car ils ne savent comment te tirer de ta
détresse. Je te vois et
je t’entends, petite fonctionnaire dans une quelconque administration de
l’État : tu étais chargée de dresser le procès-verbal de
mes occupations passées, présentes et futures, de mes opinions sur
la propriété privée, sur la Russie, sur la démocratie.
Je te dis que je suis membre d’honneur de trois sociétés
scientifiques et littéraires, y compris l’“International Society
for Plasmogeny”. L’employé de service n’en revient pas. À la
prochaine occasion, il me lance : “Il y a là quelque chose de
bizarre. Il est marqué dans le procès verbal que vous êtes
membre d’honneur de la Société Internationale de Polygamie. Est-ce
exact ?” Et nous rions tous les deux de la petite femme à
l’imagination trop vive. Est-ce que tu comprends pourquoi les gens me
calomnient ? À cause de ton imagination et non à cause de mon
genre de vie. Tout ce que tu as retenu de Rousseau, c’est qu’il prêchait
le “retour à la nature” et qu’il négligeait ses enfants
au point de les confier à un orphelinat ? Tu es perverti dans
l’âme, car tu ne vois jamais que ce qui est bas et vil, tu ignores ce qui
est beau. “Écoutez-moi. Je l’ai vu baisser ses stores à 1 heure du
matin. C’était pour faire quoi ? Pendant la journée, ses
stores sont toujours levés. Il y a là anguille sous
roche !” Ces
méthodes-là ne te protégeront pas de la
vérité ! Nous les connaissons. Ce ne sont pas mes stores qui
t’intriguent, mais tu veux empêcher la vérité de se faire
connaître. Tu veux continuer de jouer ton rôle de délateur et
de dénonciateur, de faire jeter en prison ton voisin innocent parce qu’il
ne vit pas comme toi, parce qu’il ne te salue pas assez bas. Tu es très
curieux, petit homme, tu aimes espionner et dénoncer. Tu te sens à
l’abri du fait que la police ne divulgue jamais les noms de ses mouchards. “Écoutez-moi,
vous autres contribuables ! Voilà un professeur de philosophie.
L’université de notre ville veut lui confier une chaire pour qu’il puisse
enseigner aux jeunes. Envoyez-le au diable !” Et la brave
ménagère qui paie aussi ses impôts lance une pétition
contre le maître de la vérité et le maître n’obtient
pas son poste. Tu es plus puissante que quatre mille années de
philosophie de la nature, petite ménagère honnête,
génitrice de patriotes ! Mais on commence à percer tes
agissements, et ton règne prendra bientôt fin. “Écoutez,
vous tous que la moralité publique ne laisse pas
indifférents ! Dans la maison un peu plus loin, habite une
mère avec sa fille. La fille reçoit tous les soirs son ami. Faites
arrêter la mère pour proxénétisme. La morale doit
être protégée !” Cette
mère est traduite en justice parce que toi, petit homme, tu fais le
mouchard dans le lit des autres ! Tu as jeté le masque. Nous
connaissons ton souci “de la morale et de l’ordre public”. En
réalité, tu essaies de pincer les fesses de chaque servante
d’auberge ! Oui, NOUS VOUDRIONS QUE NOS FILS ET NOS FILLES PUISSENT JOUIR
EN PLEIN JOUR DES JOIES D’UN AMOUR HEUREUX AU LIEU D’ÊTRE OBLIGES DE SE CACHER,
DE S’AIMER DANS QUELQUE CHEMIN PEU ÉCLAIRE OU DANS QUELQUE SOMBRE RUELLE !
Nous voudrions qu’on respecte les pères et mères honnêtes et
courageux qui comprennent et protègent l’amour de leurs jeunes fils et
filles. Car ces pères et mères sont les protecteurs de la
génération future, saine de corps et de sens, sans trace
d’imagination malsaine, à la différence de toi, petit homme
impuissant du XXème siècle. “Voulez-vous
que je vous raconte la dernière ? Je connais un homme qui a été
le consulter ; il a été attaqué homosexuellement et a
dû se sauver, sans pantalon !” Une salive
obscène coule de ta bouche quand tu racontes cette “histoire
vraie”. Est-ce que tu sais qu’elle a fleuri sur ton fumier, qu’elle
est le fruit de ta constipation et de ta luxure ? Je n’ai jamais eu de
désirs homosexuels comme toi ; je n’ai jamais songé comme toi
à séduire de petites filles, je n’ai jamais violé de femmes
comme toi, je n’ai jamais souffert de constipation comme toi ; je n’ai
jamais volé l’amour comme toi, je n’ai jamais étreint que des
femmes dont je voulais et qui voulaient de moi, je ne me suis jamais
exhibé en public comme toi ; je n’ai pas une imagination morbide
comme toi, petit homme ! “Écoutez !
Il a molesté sa secrétaire si bien qu’elle a dû s’enfuir. Il
a vécu avec elle dans une maison aux stores baissés ; il a
laissé la lumière allumée jusqu’à trois heures du
matin !” Selon toi, De Mettrie était un sybarite qui est mort étouffé en mangeant un pâté ; le prince héritier Rudolf a fait un mariage morganatique ; Madame Eleanor Roosevelt était dérangée ; le recteur de l’université de X a surpris sa femme avec un homme ; l’instituteur de tel ou tel village a une maîtresse. Voilà des choses que tu racontes, toi, petit homme, toi, citoyen misérable, qui as gâché ta vie depuis deux mille ans et n’es jamais sorti du bourbier !
“Arrêtez-le,
c’est un espion allemand, peut-être même un espion russe ou
islandais ! Je l’ai vu à 3 heures de l’après-midi à New York
dans la 86ème rue, au bras d’une femme !” Est-ce que tu
as déjà vu une punaise, petit homme, à la lumière d’une
aurore boréale ? Non ? C’est bien ce que je pensais. Un jour,
il y aura des lois sévères contre les punaises humaines, des
lois protégeant la vérité et l’amour. Tout comme tu
envoies aujourd’hui les jeunes gens amoureux dans une maison de redressement,
on t’enverra dans une maison spécialisée si tu salis la
réputation d’un honnête homme. Il y aura des juges et un
ministère public qui ne se contenteront pas d’un simulacre de justice,
mais qui administreront une justice authentique et humaine. Il y aura des
lois sévères pour la protection de la vie auxquelles tu devras
te conformer même si tu les détestes. Je sais que pendant les
trois, cinq ou dix siècles à venir, tu continueras à
répandre la peste émotionnelle, la calomnie, l’intrigue, la
diplomatie, l’inquisition. Mais un jour, tu seras vaincu par ton propre sens de
l’honnêteté qui, actuellement, est si profondément enfoui
dans ton être que tu ne peux y accéder. Je te le
dis : aucun empereur, aucun tsar, aucun Père de tous les
prolétaires n’a pu te vaincre. Tout ce qu’ils ont pu faire, c’est te
réduire en esclavage ; ils n’ont pu te libérer de ta
mesquinerie. Mais c’est ton sens de la propreté, ta nostalgie de la
vie, qui auront raison de toi. Je n’en doute pas, petit homme.
Débarrassé de ta petitesse et de ta mesquinerie, tu te mettras
à penser. Il va sans dire que cette pensée sera d’abord
misérable, fausse, sans but ; mais tu finiras par penser
sérieusement. Tu apprendras à supporter la douleur que toute
pensée comporte, comme j’ai dû supporter, moi et d’autres, pendant
des années en silence, les dents serrées, la peine
qu’entraîne toute pensée dont tu es l’objet. C’est
grâce à notre douleur que tu apprendras à penser. Dès
que tu auras commencé à penser, tu seras pris d’étonnement en
survolant du regard les derniers quatre mille ans de “civilisation”.
Tu ne comprendras pas comment tes journaux ont pu être pleins de parades,
de remises de décorations, de fusillades, d’exécutions capitales,
de diplomatie, de chicanes, de mobilisations, de démobilisations, de
remobilisations, de pactes, de manoeuvres, de bombardements, sans te faire
perdre patience. Tu aurais découvert le pot aux roses si tu avais au
moins avalé toute cette littérature. Mais tu ne comprendras pas de
sitôt comment tu as pu pendant des siècles répéter ces
choses, pensant que tes idées justes étaient fausses et tes idées
fausses patriotiques. Tu auras honte de ton histoire, et c’est là la
seule garantie sérieuse que tes petits-enfants ne seront pas
obligés de lire ton histoire militaire. En ce temps-là, il ne sera
plus possible pour toi de faire une grande révolution faisant
naître un “Pierre le Grand”. REGARD VERS L’AVENIR Je suis
incapable de te dire de quoi sera fait l’avenir. Je ne sais si tu pourras
atteindre la Lune ou Mars à l’aide de l’orgone cosmique que j’ai
découvert. Je ne sais pas non plus comment volera ou atterrira ton engin
spatial, ni si tu recourras à l’énergie solaire pour éclairer
la nuit tes maisons, ou si tu seras à même d’avoir un
récepteur encastré dans les murs de ta maison, te permettant de
parler d’Australie à Bagdad. Mais je peux te dire avec certitude ce que
tu NE FERAS PLUS d’ici 500, 1000 ou 5000 ans. “Écoutez-moi
ce visionnaire ! Il sait ce que je ne ferai pas ! Est-ce un dictateur ?”
Je ne suis pas un dictateur, petit homme, bien que ta petitesse m’eut permis
d’accéder facilement à ce poste. Tes dictateurs peuvent seulement
te dire ce que tu ne peux pas faire dans le présent sans
être envoyé dans une chambre à gaz. Mais ils ne peuvent pas
te dire ce que tu feras dans un avenir lointain, de même qu’ils ne peuvent
accélérer la croissance d’un arbre.” “D’où
tires-tu ta sagesse, serviteur intellectuel du prolétariat
révolutionnaire ? De ta propre profondeur, prolétaire
éternel de la raison humaine !” “Écoutez-moi ça ! Il puise sa sagesse de ma propre profondeur. Or, je n’ai pas de profondeur... ! D’ailleurs, le mot “profondeur” est d’essence individualiste…”
Si, petit
homme, tu as de la profondeur en toi, mais tu l’ignores. Tu as une peur
mortelle de ta profondeur, c’est pourquoi tu ne la sens ni ne la vois. C’est
pourquoi tu es pris de vertige et tu chancelles comme au bord d’un abîme,
quand tu aperçois ta propre profondeur. Tu as peur de tomber et de perdre
ainsi ton “individualité” si jamais tu obéis aux pulsions
de ta nature. Quand, avec la meilleure bonne foi, tu tentes de parvenir à
toi même, tu ne trouves jamais que le petit homme cruel, envieux, goulu,
voleur. Si tu n’étais pas profond dans ta profondeur, je n’aurais pas
rédigé ce texte. Je connais ta profondeur, je l’ai découverte
quand tu venais me voir pour confier au médecin tes misères. C’est
cette profondeur en toi qui est ton avenir. C’est pourquoi je suis capable de
te dire ce que tu ne feras plus à l’avenir, parce que tu ne comprendras
plus comment tu as pu faire ces choses pendant 4000 ans d’anticulture. Veux-tu
m’écouter ? “D’accord.
Pourquoi n’écouterais-je pas le récit d’une gentille petite
utopie ? Il n’y a rien à faire cher Docteur ! Je suis et je
resterai toujours le petit gars du peuple, l’homme de la rue, qui n’a pas
d’opinion personnelle. Qui suis-je pour avoir…” Une fois de
plus, tu cherches un alibi dans la légende du “petit homme”,
parce que tu as peur d’être entraîné par le courant de la vie
et d’être obligé de nager, ne fût-ce que pour tes
enfants et tes petits-enfants. La
première chose que tu ne feras plus sera de dire que tu es le petit homme
sans opinion ; tu ne diras plus : “Qui suis-je pour avoir…”
Tu as une opinion personnelle et tu auras honte à l’avenir de l’ignorer,
de ne pas la défendre, de ne pas l’exprimer. “Mais que
dira l’opinion publique de mon opinion ? Je serai écrasé comme
un ver si j’énonce mon opinion.” Ce que tu
appelles “l’opinion publique” est la somme de toutes les opinions de
tous les hommes mesquins et de toutes les femmes mesquines. Chaque petit homme
et chaque petite femme portent en soi une opinion juste et une opinion fausse.
L’opinion fausse est due à la peur qu’ils ont de l’opinion fausse des
autres petits hommes et des autres petites femmes. C’est pourquoi l’opinion
juste ne parvient pas à percer. Ainsi, par exemple, tu ne seras plus d’avis
que tu “ne comptes pas”. Tu sauras à l’avenir que tu es le
pilier de la société humaine, et tu proclameras cette conviction.
Ne te sauve pas ! N’aie pas peur ! Ce n’est pas si terrible
d’être le pilier de la société humaine. “Que
dois-je faire pour être le pilier de la société
humaine ?” Tu n’as rien
à faire, rien de nouveau à entreprendre. Tu n’as qu’à faire
à l’avenir ce que tu as fait jusqu’ici : labourer ton champ, manier
ton marteau, examiner tes malades, accompagner tes enfants à
l’école ou au terrain de jeux, rapporter les événements de la
journée, approfondir les secrets de la nature. Toutes ces choses, tu les
accomplis déjà. Mais tu crois que tout cela a peu d’importance, que
seul importe ce que font le maréchal Decoratus, le Prince Inflatus, le
noble chevalier dans son armure étincelante. “Tu es un
utopiste, Docteur ! Ne vois-tu donc pas que le maréchal Decoratus,
le Prince Inflatus ont des soldats et des armes pour faire la guerre, pour me
forcer au service militaire, pour détruire mes champs, mon laboratoire,
mon cabinet de travail ?” On te force
à faire du service militaire, on détruit tes champs et tes usines,
parce que tu cries “heil” quand on t’enrôle et quand on tire
sur tes biens ! Le Prince Inflatus, le noble Chevalier sans son armure
n’auraient ni soldats ni armes si tu savais que le champ doit porter du
blé, que l’usine doit fabriquer des souliers et non des armes, que les
champs et les usines ne sont pas là pour être détruits, et si
tu proclamais à haute voix ce savoir. Car ton maréchal Decoratus et
ton Prince Inflatus ignorent tout cela, parce qu’ils n’ont jamais
travaillé dans un champ ni dans une usine, ni dans un laboratoire ;
parce qu’ils croient que tu t’éreintes pour la gloire de l’Allemagne ou
de la Patrie de tous les Prolétaires et non pour vêtir et nourrir
tes enfants. “Que
faire alors ? Je déteste la guerre, ma femme se lamente quand je
suis appelé sous les drapeaux, mes enfants meurent de faim quand les
armées prolétariennes occupent mon pays, les cadavres s’entassent
par milliers. Tout ce que je veux, c’est labourer mon champ, jouer après
le travail avec mes enfants, aller le dimanche danser ou écouter de la
musique. Mais que pourrais-je faire ?” Tu
n’as
qu’à faire ce que tu as fait jusqu’ici, travailler, donner une enfance
heureuse à tes enfants, aimer ta femme. SI TU FAISAIS CELA AVEC
DÉTERMINATION
ET PERSÉVÉRANCE, IL N’Y AURAIT PLUS DE GUERRE ; on ne verrait plus
tes
femmes livrées à la soldatesque sexuellement affamée de la “Patrie
de tous les Prolétaires”, on ne verrait plus tes
enfants, orphelins, mourir de faim dans la rue, tu ne fixerais plus sur
quelque “champ d’honneur” lointain le ciel bleu de tes yeux éteints. “Supposons
donc que je travaille tranquillement, que je vive tranquillement pour mes
enfants et ma femme et que soudain les Huns, les Allemands, les Japonais, les
Russes ou que sais-je attaquent mon pays. Je suis alors bien obligé de
défendre mon foyer ?” Tu as
parfaitement raison, petit homme. Si des Huns de quelque nation que ce soit te
tombent dessus, force t’est de prendre ton fusil pour te défendre. Mais
ne comprends-tu donc pas que les “Huns” de toutes les nations et de
tous les pays ne sont que des millions de petits hommes criant “heil”
quand le maréchal Decoratus et le Prince Inflatus, qui eux ne travaillent
pas, les appellent sous les drapeaux ; qu’ils croient comme toi être
des quantités négligeables, qu’ils demandent comme toi : “Qui suis-je pour avoir une opinion personnelle ?” Lorsque tu
sauras, petit homme, que tu es quelqu’un, que tu as une opinion
personnelle, judicieuse, que ton champ et ton usine sont au service de la vie
et non de la mort, tu sauras répondre aussi à la question que
tu viens de me poser. Tu n’as pas besoin pour cela de diplomates. Au lieu de
crier “heil”, au lieu de décorer la tombe du “Soldat
inconnu”, au lieu de laisser fouler aux pieds ta “conscience
nationale” par le Prince Inflatus et le Maréchal de tous les Prolétaires,
tu devrais leur opposer ta confiance en toi et ta conscience
d’accomplir un travail utile. (Je connais fort bien le “Soldat
inconnu”, petit homme, j’ai eu l’occasion de faire sa connaissance quand
j’ai combattu dans les montagnes d’Italie. C’était un petit homme comme
toi qui s’imaginait ne pas avoir d’opinion personnelle et qui disait : “Qui
suis-je pour avoir, etc.”) Tu pourrais même aller voir ton
frère, le petit homme au Japon, en Chine, dans n’importe quel pays de
Huns, et lui faire connaître ton opinion judicieuse sur ton travail comme
ouvrier, médecin, paysan, père et époux, et tu pourrais lui
faire comprendre qu’il rendrait toute guerre impossible s’il s’en tenait
à son travail et à son amour. “Parfait.
Mais ils viennent de mettre au point ces bombes
atomiques dont une seule suffit pour tuer des milliers de gens !” Tu n’as pas
encore appris à bien penser, petit homme ! Est-ce que tu t’imagines
que c’est ton Prince Inflatus, ton noble Chevalier qui fabrique les bombes
atomiques ? Une fois de plus ce sont de petits hommes comme toi qui font
les bombes atomiques en criant “heil !” Tu vois, petit homme,
tout se ramène toujours à toi, à la justesse de ta
pensée. Si tu n’étais pas un tout petit homme, un homme minuscule,
toi, génial chercheur du XXème siècle, tu aurais développé
une conscience mondiale à la place de ta conscience nationale et tu
aurais empêché l’irruption de la bombe atomique dans ce
monde ; or, si cela s’est révélé impossible, tu aurais
toujours pu élever ta voix pour qu’elle fût mise hors la loi. Tu
tournes en rond dans le dédale que tu as toi-même inventé, et
tu n’en trouves plus l’issue, parce que tu regardes et tu penses dans la mauvaise
direction. Tu as promis à tous ces petits hommes que ton “énergie atomique” guérira leurs cancers et leurs
rhumatismes, alors que tu savais fort bien que cela est impossible, que tu
avais créé une arme meurtrière et rien d’autre. Agissant de
la sorte, tu t’es enfoncé dans le même cul-de-sac que ta physique. C’en
est fait de toi et pour toujours ! Tu sais fort bien, petit homme, que
je t’ai fait cadeau de mon énergie
cosmique et de ses vertus
thérapeutiques, mais tu n’en souffles mot et tu continues à mourir
de cancer ou de chagrin, et même en mourant tu hurles encore :
“Heil ! Vive la culture et la technique !” Moi, je te dis,
petit homme : c’est les yeux ouverts que tu as creusé ta propre
tombe ! Tu t’imagines qu’une ère nouvelle s’est levée,
l’ère de l’énergie atomique. Elle s’est levée, mais autrement
que tu ne le pensais. Non pas dans ton enfer, mais dans mon tranquille
laboratoire, dans un coin retiré des États-Unis. Il ne
dépend que de toi d’aller ou de ne pas aller à la guerre. Il s’agit
simplement de savoir que tu travailles pour la vie et non pour la mort, que
tous les petits hommes sur terre te ressemblent en bien et en mal. Un jour,
tôt ou tard (cela encore dépend uniquement de toi), tu cesseras de
crier “heil”, de labourer ton champ pour qu’on détruise ton
blé, de travailler dans ton usine pour qu’on en fasse la cible des canons.
Tôt ou tard, tu refuseras de travailler pour la mort, tu ne travailleras
plus que pour la vie. “Dois-je
lancer une grève générale ?” J’ignore si tu
dois faire ceci ou cela. La grève générale est un mauvais
moyen, car tu t’exposerais au reproche justifié de faire mourir de faim
tes propres enfants et ta propre femme. Ce n’est pas en faisant la grève
que tu prouves ton sens de la responsabilité des destinées de la
société. Si tu fais la grève, petit homme, tu ne travailles
pas. Or, j’ai dit qu’un jour, tu TRAVAILLERAS pour ta vie, je n’ai pas dit
que tu feras la grève. Fais donc la “grève du travail”,
si tu t’en tiens à ta “grève” ; fais la grève
en travaillant pour toi, pour tes enfants, pour ta femme, pour ta
bien-aimée, pour ta société, pour ton produit, pour ta ferme.
Dis-leur que tu n’as pas le temps de faire la guerre, que tu as mieux à
faire ! Réserve, près de chaque ville de la terre, une
enceinte entourée de murs, derrière lesquels les diplomates et les
maréchaux n’ont qu’à s’entre-tuer à coups de revolver !
Voilà ce que tu devrais faire, petit homme, si tu étais
disposé à ne plus crier “heil”, si tu cessais de penser
que tu n’as pas d’opinion personnelle. Tu tiens tout
entre tes mains, ta vie, celle de tes enfants, ton marteau, et ton
stéthoscope. Tu hausses les épaules, tu me prends pour un utopiste,
peut-être pour un “rouge”. Tu me demandes quand ta vie sera
agréable et sûre, petit homme. Voici ma réponse : Ta vie sera
agréable et sûre lorsque la vie comptera plus à tes yeux que
la sécurité, l’amour plus que l’argent, ta liberté plus que
la “ligne du parti” ou l’opinion publique ; lorsque
l’atmosphère de la musique de Beethoven ou de Bach sera l’atmosphère
de ta vie (pour le moment elle s’est réfugiée dans un recoin
caché de ton être, petit homme) ; lorsque ta pensée ne
sera plus opposée, mais accordée à tes sentiments ; lorsque tu
prendras conscience à temps de tes dons, lorsque tu apercevras à
temps les progrès de l’âge ; lorsque tu vivras les pensées de
tes grands hommes et non plus les méfaits de tes grands chefs de
guerre ; lorsque les professeurs de tes enfants seront mieux payés
que les politiciens ; lorsque tu respecteras plus l’amour entre l’homme et
la femme que le certificat de mariage, lorsque tu reconnaîtras tes
erreurs de raisonnement tant qu’il sera temps et non après coup comme
maintenant ; lorsque tu ressentiras la plénitude en écoutant
la vérité et que tu ressentiras du dégoût pour toute
formalité ; quand tu comprendras tes compagnons de travail
étrangers sans l’intermédiaire de diplomates ; quand ton coeur
sera rempli de joie en voyant le bonheur de ta fille, et non de
colère ; lorsque tu ne comprendras plus comment tu as pu punir un
jour les petits enfants pour avoir touché leurs organes
génitaux ; lorsque les physionomies des hommes dans la rue exprimeront
la liberté, l’animation et non plus la tristesse et la misère,
lorsque les humains ne se promèneront plus sur terre avec des bassins
rétractés et rigides, des organes sexuels refroidis. Tu veux des
guides, des conseillers, petit homme ? On t’a prodigué pendant des
millénaires des conseils, bons ou mauvais. Si tu croupis toujours dans la
misère, ce n’est pas faute de conseillers, mais c’est à cause de ta
mesquinerie. Je pourrais te donner de bons conseils, mais connaissant ta
mentalité et ta manière d’être, je sais que tu serais
incapable de les mettre en pratique pour le profit de tous. Supposons que
je te conseille de mettre un terme à toute diplomatie et de la remplacer
par des contacts fraternels, professionnels et personnels, entre les
cordonniers, charpentiers, forgerons, mécaniciens, techniciens,
médecins, éducateurs, écrivains, journalistes, administrateurs,
mineurs et fermiers de l’Angleterre, de l’Allemagne, de la Russie, de
l’Amérique, de l’Argentine, du Brésil, de la Palestine, de
l’Arabie, de la Turquie, de la Scandinavie, du Tibet, de l’Indonésie,
etc., de laisser aux cordonniers du monde entier le soin de procurer des souliers
aux petits Chinois ; aux mineurs celui de donner à tous de quoi se
chauffer ; aux éducateurs celui de découvrir les moyens de
protéger les nouveau-nés contre l’impuissance et les maladies
mentales, etc. Que ferais-tu, petit homme, si tu étais confronté
à ces problèmes quotidiens de la vie humaine ? Tu me ferais
les objections suivantes, ou tu me les transmettrais par le truchement d’un
représentant de ton parti, de ton Église, de ton gouvernement ou de ton
syndicat (à moins que tu ne me fasses jeter en prison sous l’inculpation
d’être un “rouge”) : “Qui
suis-je pour substituer à la diplomatie internationale des contacts
relevant du travail et de l’activité sociale ?” Ou bien : “Nous ne pouvons éliminer les différences nationales dans
l’évolution économique et culturelle.” Ou bien : “Devons-nous nous aboucher avec les fascistes allemands ou japonais, avec
les communistes russes, avec les capitalistes américains ?” Ou bien : “Je suis concerné en premier lieu par ma patrie russe, allemande,
américaine, anglaise, israélienne, arabe.” Ou bien : “J’ai déjà assez de peine à organiser ma propre vie,
à m’entendre avec le syndicat des tailleurs. Qu’un autre s’occupe des
tailleurs des autres nations !” Ou bien : “N’écoutez pas ce capitaliste, bolchevik, fasciste, trotskyste,
internationaliste, sexualiste, juif, étranger, intellectuel,
rêveur, utopiste, démagogue, fou, individualiste, anarchiste !
Est-ce que vous n’êtes pas fier d’être Américain, Russe,
Allemand, Anglais, Juif ?” Tu te serviras
sans l’ombre d’un doute d’un de ces slogans ou de quelques autres pour te
débarrasser de ta responsabilité en matière de contacts
humains. “Ne
suis-je rien du tout ? Tu m’as déchiré à belles
dents ! Après tout, je travaille comme un nègre, je nourris ma
femme et mes enfants. Je mène une vie décente et je sers ma patrie.
Je ne suis peut-être pas si mauvais que ça !” Je sais
parfaitement que tu es un être honnête, travailleur, sérieux,
que tu ressembles à une abeille ou à une fourmi. J’ai simplement
démasqué le côté “petit homme” en toi, qui
ruine et a ruiné pendant des millénaires ta vie ; tu es grand,
petit homme, quand tu n’es pas petit et misérable. Ta grandeur est le
seul espoir qui nous reste. Tu es grand, petit homme, quand tu exerces
amoureusement ton métier, quand tu t’adonnes avec joie à la
sculpture, à l’architecture, à la peinture, à la
décoration, à ton activité de semeur ; tu es grand quand
tu trouves ton plaisir dans le ciel bleu, dans le chevreuil, dans la
rosée, dans la musique, dans la danse, quand tu admires tes enfants qui
grandissent, la beauté du corps de ta femme ou de ton mari ; quand
tu te rends au planétarium pour étudier les astres, quand tu lis
à la bibliothèque ce que d’autres hommes et femmes ont écrit
sur la vie. Tu es grand lorsque, grand-père, tu berces ton petit enfant
sur tes genoux et lui parles des temps passés, quand tu regardes l’avenir
incertain avec une confiance et une curiosité enfantines. Tu es grande,
petite femme, quand, jeune mère, tu chantes une berceuse à ton
nouveau-né, quand, les larmes aux yeux, tu formules au fond de ton coeur
des voeux pour son avenir, quand tu édifies cet avenir, jour après
jour, année après année, dans ton enfant. Tu es grand,
petit homme, quand tu chantes les bonnes vieilles chansons folkloriques, quand
tu danses aux flonflons d’un accordéon, car les chansons populaires sont
apaisantes et chaleureuses, et elles ont les mêmes accents partout dans
le monde. Tu es grand quand tu dis à ton ami : “Je
remercie ma bonne étoile qui m’a permis de vivre sans souillure et sans cupidité,
de voir mes enfants grandir, d’assister à leurs premiers balbutiements,
gestes, promenades, jeux, questions, rires, amours ; je la remercie
d’avoir préservé ma sensibilité grâce à laquelle
je jouis encore du printemps et du zéphyr, du murmure de la petite
rivière derrière ma maison, du chant des oiseaux dans les
bois ; je la remercie de ne pas avoir participé au commérage
des méchants voisins, d’avoir pu étreindre mon partenaire et
d’avoir senti dans son corps le flux de la vie ; de ne pas avoir perdu, en
ces temps troublés, l’orientation et le sens profond de mon
existence”. Car j’ai sans cesse écouté la voix au fond de
moi-même qui me disait : “Ce qui compte, c’est de vivre une vie
bonne et heureuse”. Suis l’appel de ton coeur, même si tu dois
t’écarter de la route des âmes timides. Fuis la brutalité et
l’amertume, même si la vie te fait parfois souffrir ! Et quand, dans
le calme du soir, je m’installe après une journée de travail sur le
gazon devant ma demeure, avec ma femme et mon enfant, quand je sens le souffle
de la nature, j’entends la mélodie de l’avenir : “Soyez
enlacés, millions, j’embrasse le monde tout entier !” Et je
formule l’ardent désir que cette vie puisse faire valoir ses droits,
qu’elle puisse convertir les durs et les timides qui font tonner le canon.
S’ils le font, c’est que la vie est passée à côté
d’eux. Et je serre dans mes bras mon fils qui me demande : “Père, le soleil s’est couché. Où est-il donc
allé ? Reviendra-t-il bientôt ?” Et je lui réponds : “Oui, mon fils, bientôt il se lèvera de nouveau pour nous
réchauffer !” Ainsi, j’en
arrive à la conclusion de mon discours, petit homme. J’aurais pu continuer,
indéfiniment. Mais si tu as lu mes propos avec attention et
loyauté, tu as compris aussi dans quel domaine tu n’es qu’un petit homme,
même si je ne l’ai pas précisé. Car tes actions et tes
pensées mesquines révèlent partout la même
mentalité. Quel que soit
le mal que tu m’as fait ou que tu me feras, que tu me glorifies comme un
génie ou que tu m’enfermes dans un asile d’aliénés, que tu
m’adores comme ton sauveur ou que tu me pendes comme espion, tôt ou tard
la nécessité t’apprendra que j’ai découvert les lois de la
vie, mettant ainsi entre tes mains un instrument grâce auquel tu pourras
diriger ta vie d’une manière consciente, comme tu as su diriger jusqu’ici
seulement tes machines. J’ai été l’ingénieur fidèle de
ton organisme. Tes petits-enfants m’emboîteront le pas et seront de bons
ingénieurs de la nature humaine. J’ai révélé
l’immensité du domaine vivant en toi-même, j’ai
révélé ta nature cosmique. C’est là ma grande
récompense. Les dictateurs
et les tyrans, les petits malins et les clabaudeurs, les géotrupes et les
coyotes subiront le sort qu’un Sage leur a prédit : J’ai
semé des paroles sacrées dans le monde. Lorsque le
palmier se sera fané, le rocher décomposé ; Que les
monarques glorieux auront été balayés comme feuilles mortes, Mille arches
porteront ma parole à travers les déluges : |